lundi 5 novembre 2012 - par Armelle Barguillet Hauteloire

Patrick Modiano ou les tourments de l’identité

Né le 30 juillet 1945 à Boulogne-Billancourt, Modiano souffrira d'une enfance difficile auprès de parents négligents, absents les trois-quart du temps, si bien que lui et son jeune frère seront laissés à la garde de personnes étrangères, famille de substitution qui ne parviendra pas à leur assurer la sécurité d'une jeunesse insouciante et heureuse. D'ailleurs l'écrivain avouera qu'il était "comme en dépôt". Son père, juif italien, est un homme insaisissable qui eut maille à partir avec la collaboration et sera dans l'oeuvre de son fils une figure romanesque de par ses ambiguïtés partagées entre affairisme et malversations. Sa mère, d'origine flamande, est une actrice de second rang qui travaillera un moment aux sous-titrages de films de propagande allemands. Elle ne tiendra guère de place dans les romans de son fils, bien que ceux-ci soient tous plus ou moins autobiographiques. Il se contentera d'écrire d'elle que "c'était une fille au coeur sec". "Vivre, c'est s'obstiner à achever un souvenir". Cette phrase de René Char exprime bien sa propre quête. De cette jeunesse chaotique, le souvenir le plus douloureux sera la mort de son frère Rudy, de deux ans son cadet, à l'âge de 10 ans et que son père lui apprendra brutalement alors qu'il est pensionnaire à Jouy-en-Josas. Aussi ses premiers livres seront-ils dédiés à ce frère avec lequel il a traversé les heures d'une petite enfance si peu gratifiée de tendresse. Par chance, la lecture et l'écriture, qu'il aborde très tôt, le sauvent de la solitude et, dès l'âge de 18 ans, sa décision est prise : il sera écrivain. Décision suivie d'effet, puisqu'il publie son premier ouvrage "La place de l'étoile " a 22 ans et chez Gallimard, ce qui est exceptionnel, d'autant que le sujet abordé de l'occupation et de la collaboration est des plus scabreux. Refusé dans un premier temps par le comité de lecture, il sera imposé par Gallimard lui-même, séduit par la maturité précoce de ce jeune auteur, dont Queneau et Malraux avaient été les témoins de mariage.

 Bien que contemporain du Nouveau Roman, Patrick Modiano n'appartient pas à ce mouvement. Il n'est ni surréaliste, ni minimaliste, ni avant-gardiste, simplement inclassable. Certains critiques l'ont qualifié de "rétro", ce qui ne lui a pas déplu. La plupart de ses romans ( plus d'une vingtaine à ce jour ) sont écrits à la première personne du singulier dans un style inventif et sobre qui se joue des codes littéraires et empruntentdes itinéraires qui ont vocation de déboucher sur des impasses. Pour l'auteur, la mémoire n'est pas liée au goût comme chez Marcel Proust ( la petite madeleine ) mais aux noms et à l'identité. Peut-être, et même sûrement, parce que son père n'a cessé de jouer avec les siens...

Il est vrai que l'on rencontre et croise dans ses pages des personnages fuyants, changeants, qui ont des vies dispersées et malmenées et dont le cadre est presque toujours celui sombre de l'occupation, comme si l'écrivain était hanté par cette époque qu'il n'a pas connue. Est-ce si difficile de naître en 1945 ? Son oeuvre peut se classifier ainsi : 1) Le quatuor de l'occupation 2) les gens apatrides et déracinés 3) la vie en fraude 4) le cycle des inconnus. De cet ensemble d'ouvrages "Un pedigree" et "Livret de famille" sont les plus autobiographiques. Tour à tour l'écrivain se fait défenseur et procureur et se montre vétilleux au sujet du moindre détail, soucieux aussi de la topographie des lieux, alors que ses personnages restent pénétrés de mystère. On peut dire que le romancier nous décrit un univers flou avec précision. Précision maniaque des chiffres, des dates, des lieux généralement urbains, des numéros de téléphone, de ces petites choses qui prennent chez lui une importance incroyable. Dans l'un de ses livres, il établit la liste des jeunes filles qui furent déportées lors de la dernière guerre, cédant à sa manie de l'enquête. Il se plaît également à décrire les rues, les quartiers de Paris qu'il connait bien, les librairies, les cafés et parfois les casinos, s'il se trouve en Suisse, sur la Côte d'azur ou à Deauville. Le monde du jeu, les rencontres improbables, les changements d'identité, la vie d'errance et la solitude constituent l'univers modianesque, bien que son avant dernier-né "L'horizon" se différencie nettement des précédents. On a le sentiment que le passé s'est éloigné enfin, que peut-être Modiano a vaincu ses démons, mais est-ce possible ? Peut-on arrêter le temps, peut-on faire en sorte que le passé ne soit qu'une étape du présent ? Malgré cette bouffée d'air frais qui parcourt les pages, sa littérature reste sans ancrage tant elle est habitée de la crainte obsessionnelle de l'illégitimité.

Son vingt-septième roman sorti en octobre L'herbe des nuits ne déroge pas aux précédents et l'auteur y apparait plus que jamais hanté par la remémoration et par le Paris des années 60. Ici nous allons suivre une femme et ses amis en errance entre hôtels minables et bars de nuit, femme qui a peut-être commis un meurtre et rappelle à l'écrivain une jeune personne connue lors de son adolescence. Nous sommes une fois encore entre réalité et fiction, dans un univers trouble que la magie des mots transcende. D'ailleurs la première phrase n'est-elle pas : " Pourtant je n'ai pas rêvé. " Est-ce si sûr ?

 Modiano a également écrit des scénariis, dont celui de "Lacombe Lucien" en collaboration avec Louis Malle.

 

Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE



2 réactions


  • ZenZoe ZenZoe 5 novembre 2012 16:09

    Grand écrivain - artiste véritable et intègre qui ne cède à aucune mode, à aucune tendance, qui doit être traîné sur les plateaux télé, qui n’y explique rien d’ailleurs et préfère laisser parler ses livres.
    Ses livres, je les ai tous lus, je les confonds tous, tant ils font partie d’une même oeuvre, d’une même démarche. Une atmosphère inimitable, fluide et limpide qui nous emmène loin.
    Merci pour cet article.


  • velosolex velosolex 6 novembre 2012 09:08

    Un bon auteur, à la voix particulière et nostalgique.
    Il n’a pas son pareil pour vous ramener l’incertitude et la confiance aveugle de la jeunesse, propre à se faire cueillir au hasard de rencontres, par des gens « peu recommandables » ou « énigmatiques », dotés de noms si invraisemblables, qu’on tremble un peu pour eux, en se reconnaissant soi-même dans leur destinée embarrassée, pourtant si avide.

    Pour aimer Modiano, il faut surement avoir le gout de la solitude, de la nostalgie, des rencontres improbables, des souvenirs qu’on entretient.
     Aimer rester assis dans un square, à regarder les gens, en se souvenant de choses, en évoquant un nom que l’on croyait avoir oublié...
    Simenon cultivait lui aussi ce regard particulier, qui est celui aussi du peintre, ou du photographe, et peut être du pêcheur à la ligne.
    Sans hameçon au bout du fil.


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