Pour Ben, « Tout est art », hommage à l’artiste niçois disparu (1935-2024)
« La mort sans ego : un vide absolu. En êtes-vous sûr ? », dixit Ben, en 2008.
Eh voilà, l’histrion Ben, poil à gratter de l’art contemporain, est mort et ceci, hélas, trois fois hélas même, n’est pas une blague. Tristesse : une fois n’est pas coutume, on n’est pas « Mort de rire », pour reprendre une expression de ses fameuses « écritures » à la graphie ronde, fleurissant un peu partout en ce moment sur les réseaux sociaux, suite à sa disparition-choc. En quelque sorte, le suicide de l'artiste Ben (©Photos V. D.), c’est la touche finale de la chronique d’une mort annoncée, cet humoriste, blagueur au centuple ou, a contrario, des plus ténébreux, était un vrai trompe-la-mort, sachant que, dans ses premières créations, il aimait ouvertement, dans l’idée de simuler un suicide, se mettre en joue, ni plus ni moins, avec un fusil. On a appris, avec stupeur, dans le microcosme du milieu de l’art, et ailleurs (l’artiste était éminemment populaire), sa disparition soudaine, à 88 printemps, c'est un suicide : une balle dans la tête, il a été retrouvé mort par la police, avec une arme retrouvée non loin de sa dépouille, le mercredi 5 juin dernier, à son domicile sis sur les hauteurs de Nice (Alpes-Maritimes), route de Saint-Pancrace. Motif : l’octogénaire n'a pas supporté le décès de sa femme, Annie Vautier, quelques heures auparavant, suite à un AVC ; ils étaient tout bonnement inséparables, Ben préférant être « réuni » dans la mort – il a laissé une note écrite à ce sujet - avec sa chère épouse défunte.
- Portrait du mystificateur Ben (1935-2024) en janvier 2009, au sein de sa présentation solo « Ils se sont tous suicidés », galerie Templon, Paris, ©photo V. D.
Je pense donc je ris
- Ben, en performance, dans son expo personnelle « Ils se sont tous suicidés », du 10 janvier au 21 février 2009, galerie Templon, Paris, ©photo V. D.
Jean Mas (78 ans), artiste lui aussi de l’École de Nice et du courant alternatif Fluxus, avec qui Ben jouait très régulièrement aux échecs, a signalé, dans Aujourd’hui en France #8231 (6 juin 2024, in papier Ben a dit son dernier mot, en page 27, auprès d’Yves Jaeglé, secondé par Matthias Galante, correspondant à Nice), que lui et son comparse de longue date, « C’était une longue amitié artistique. Il déconnait tout le temps. Il y a peu, il m’avait appelé pour me demander combien coûtait un tueur à gage, avec son accent rigolard ! » Pour Robert Roux, adjoint au maire, Délégué à la culture et Conseiller métropolitain Nice Côte d’Azur, « sa femme Annie était sa conscience. Il demandait sans cesse où elle était. Elle était incontournable pour lui. » Le parquet de Nice a communiqué, quant au décès de l’artiste : « Je vous confirme le décès de M. Benjamin Vautier, né en 1935, connu sous son nom d’artiste BEN. L’intéressé a été découvert sans vie à son domicile. Les premiers éléments font état d’une plaie par arme à feu. Une enquête en recherche des causes de la mort est ouverte et confiée à la DIPN 06. Un magistrat du parquet se rend sur les lieux », a ainsi fait savoir le cabinet du procureur de la République, Damien Martinelli. On note, dans toute la ville (Big Ben était une star dans la Baie des Anges !), de nombreuses réactions émues, tant de la part d’anonymes - l’artiste, très bon communicant, était un agitateur d’idées accessible - que de personnalités publiques comme, tout d’abord, le maire de la ville de Nice, Christian Estrosi, écrivant sur Facebook : « Je suis bouleversé. Mon ami Ben, ce formidable artiste qui incarne une grande part de la culture à Nice nous a quittés. Hier, j’apprenais la disparition d’Annie sa femme. Benjamin et Annie sont réunis comme ils l’ont toujours été. L’École de Nice perd un de ses principaux fondateurs », ajoutant : « Il me manque déjà, il nous manque déjà terriblement. La Ville lui rendra hommage à la hauteur de son génie. Comme Henri Matisse, Ben est Nice. Pensées pour sa fille Eva, qui fait face avec un courage admirable, je le sais. »
De son côté, Macha Sosno, la veuve de l’artiste Sacha Sosno (amis tous trois de longue date, dès 1974), contactée par la presse, peu après la disparition de Ben, a affirmé qu’il « était l’être le plus génial qui soit. Il était drôle, il avait de l’humour, il était intelligent. Il était plein de vie, courait partout. Il était quelque fois odieux avec les autres, parce qu’il était jaloux [rires]. J’ai trouvé dans mon tiroir une écriture qu’il a faite à son mari, qui disait "Je suis jaloux de Sacha, mais je l’aime". On s’engueulait et ça allait mieux 5 minutes après, on passait à autre chose. C’est un être que tout le monde aimait. Il y a eu beaucoup, beaucoup d’amour à Nice pour Ben, et je crois bien ailleurs aussi. Pour moi, c’était un grand artiste et je suis extrêmement triste. »
- L’inénarrable Ben Vautier à sa fenêtre, chez lui, sur les hauteurs de Nice, en 2001. Photo Éric Franceschi/Divergence
Bref, le landerneau de l’art est très affecté, forcément, par cette disparition soudaine. Il y a du chagrin et du désarroi bien sûr, avec une pensée toute particulière pour leur fille Eva (c’est un cataclysme de perdre ses parents dans un temps si court), elle était également l’une des galeristes de son père électron libre, mais aussi, à l’œuvre, ici, quelque part, l’esprit « kamikaze », labellisé Fluxus, du jusqu'au-boutisme et de l’amour ouf, ne manquant pas de panache. Je pense, tout à coup, à Pierrot le Fou, chef-d’œuvre libertaire pop (1965) du cinéma français, signé par un autre suicidé : Godard (1930-2022). Son galeriste attitré Daniel Templon, sans oublier sa galerie historique – parisienne également - Lara Vincy, chapeautée par Youri Vincy (directeur de l’enseigne), précise, dans Le Monde n°24705, daté du vendredi 7 juin 2024 (p. 22), auprès d’Emmanuelle Jardonnet, qu’« avec Annie, ils se sont côtoyés pratiquement vingt-quatre heures sur vingt-quatre pendant soixante ans, c’était une relation totale, et ils seront donc enterrés en même temps. Son geste, tragique, ajoute à sa grandeur : jusqu’au bout, il n’aura jamais triché et rendu des comptes qu’à sa seule conscience. » Cité dans le même quotidien, Marcel Fleiss (90 ans), son ami de la galerie marchande parisienne 1900-2000, qui fut l’un des tout premiers à le collectionner (lui consacrant même un solo show à la Fiac sur son stand en 2000), abonde en ce sens : « Je n’en reviens pas, mais d’un autre côté, c’est dans la logique de Ben. »
Ses obsèques se dérouleront la semaine prochaine, à Nice (il y vivait et y travaillait depuis 1949), le jeudi 13 juin 2024, au crématorium de la ville dans l’après-midi ; un événement sera organisé le matin même sur la Coulée verte en centre-ville.
Big Ben, Great Ben, Ben Stiller, Oncle Ben, Ben-Hur, Ben dis donc, Ben Harper, Ben Johnson, Benny Hill et cetera : Ben est partout ! Le rencontrer, c’était toute une aventure. Pour ma part, en chair et en os comme on dit (c’était un performer, un showman, metteur en scène, tel un dandy trash, de sa vie pour l’art), par deux fois, en janvier 2009, galerie Templon à Paris, juste derrière la grosse tuyauterie colorée de Beaubourg, pour son expo solo consacrée au jeu de la mort (comme par hasard, allusion, déjà, à son issue fatale, ou sortie de route définitive), « Ils se sont tous suicidés », s’accompagnant de la sortie de son bouquin illustré Suicide d'artiste, par Ben Vautier, au titre à dire vrai, on l’a vu, étonnamment programmatique, paru aux éditions L'Esprit du Temps (2009) puis, en juillet 2020, dans le cadre de son expo-rétrospective, très joueuse, « Être libre », au Château de Chamarande, dans l’Essonne (91).
- « Paris m’angoisse », 2020, Ben (1935-2024), acrylique sur toile, pièce unique montrée sur le stand de la galerie Lara Vincy, rue de Seine à Paris VI, lors de la foire ArtParis au Grand Palais, du 10 au 13 septembre 2020
L’art est partout
Ben, lorsqu'on le rencontrait, parmi toutes ses créations carnavalesques foutraques torpillant joyeusement les codes des snobinards plein de morgue du sacro-saint white cube, ô combien formaté et cousu de fil blanc, c’était clairement tout un roman, il n’était pas pour rien proche du Lettrisme, via notamment ses écritures vagabondes galopant sur les cimaises : cet artiste majeur de l’avant-garde artistique hexagonale est, on le sait, particulièrement connu du grand public pour ses « pensées », prenant la forme d’aphorismes (« L’art est inutile », « Ben doute de tout », « Prends la vie comme elle vient », « Le bonheur c’est maintenant », « Je bande donc je suis », « L’art est partout », « Comment savoir si c’est de l’art ou pas ? », « Nous sommes tous ego », « La mort est éternelle », « Silence, je pense », « Mon envie d’être le seul » et autres « Fallait pas vous déranger pour ça »), écrites blanc sur noir, bousculant, comme une large brassée d’air euphorisante bénéfique, les ronds de jambe et les certitudes installées de l’art contemporain occidental.
Volubile, intarissable, « maître des mots », parano, acceptant volontiers les autographes, exercice d’écriture se prêtant bien à sa graphomanie et à sa gourmandise des mots (maux ?), tour à tour facétieux et chafouin, voire colérique, curieux de tout, y compris de ses intervieweurs – me demandant une fois, suite à mes questions sur la « fabrique Ben », si je n’étais pas en fait un espion ! (sic) -, très drôle, doté d’un sens de la répartie redoutable, pouvant mettre en boîte facilement (surtout si vous étiez Parisien ! Homme méridional à la faconde farcesque, roulant avec appétence comme des flots de vagues les « r », oblige), il est véritablement ce genre de personne, allumée ou carrément fêlée, il y avait assurément du Michel Audiard chez lui (« Heureux soient les fêlés, car ils laisseront passer la lumière »), qu’on n’oublie pas.
Autrement dit, Mister Ben, c’était un personnage à part entière, devenu soi-disant au fil du temps, d'après ses détracteurs lassés, à tort selon moi, « sa propre caricature », ne digérant pas non plus, pour ces derniers (ce qui peut davantage se comprendre), dans les années 1990, son acoquinement commercial, façon businessman aguerri, avec la marque de papeterie Quo Vadis, le géant des fournitures scolaires - en même temps, cela boosta considérablement, il faut bien l’avouer, sa popularité, notamment auprès d’un jeune public (collégiens, lycéens et étudiants réunis), se reconnaissant aisément dans cette écriture arrondie pour tableau noir, au graphisme d’écolier guilleret assombri, de temps en temps, par quelques idées noires, courant sur des stylos, carnets, classeurs, besaces, trousses et autres fournitures de bureau. Ce Ben haut en couleur, et fort attachant, participe pleinement de l’esprit Fluxus, qui n’est autre qu’un mouvement artistique d’avant-garde anti-art, international et transdisciplinaire, dans la lignée du courant iconoclaste Dada, créé à New York dans les sixties par de jeunes artistes américains, tels George Brecht, Name June Paik ou John Cage. Ben décida vite de faire de sa propre vie une œuvre d’art. Pour ce franc-tireur, à l’instar d’un Joseph Beuys (1921-1986), autre figure illustre estampillée Fluxus (« L’élément le plus important, pour celui qui regarde mes objets, disait ce dernier, est ma thèse fondamentale : chaque homme est un artiste. C’est même là ma contribution à l’"histoire de l’art" », « Tout est Art ».
- Ben en sculpture vivante au Château de Chamarande (Essonne, 91) , dans le cadre de son dispositif « Être libre », le 10 juillet 2020, ©photo V. D.
Aussi, au début des années 1960, comme d’autres artistes (Robert Filliou, auteur du célèbre adage « L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art », Daniel Spoerri, Robert Malaval…), tout en prolongeant la geste iconoclaste de la figure tutélaire de la provocation érigée en art Marcel Duchamp (1887-1968), le créateur de L’Urinoir (1917), ou Fontaine, pièce manufacturée, à savoir ready-made exposé tel quel, signée « R. Mutt », Ben s'approprie, parce qu’il est convaincu que « l’art doit être nouveau et apporter un choc » - il est à cette époque proche d’Yves Klein (1928-1962) et fort séduit par le Nouveau Réalisme, courant, inspiré plus ou moins du pop art, visant « de nouvelles approches perceptives du réel » (Pierre Restany) -, le monde qui se donne à voir, tant dans sa trivialité que dans sa plénitude majestueuse, en tant qu'œuvre d'art. En boulimique invétéré, il va alors signer tout ce qu'il trouve, « les trous, les boîtes mystères, les coups de pied, Dieu, les poules, etc. », peut-on lire sur le site de la galerie Eva Vautier, reliant l'art et la vie (c'est « l’art et la vie confondus », selon l’heureuse formule célèbre d’Allan Kaprow, artiste américain considéré comme un des pères fondateurs du happening), tout en expliquant que tout est art et que tout est donc possible en art. L’aventure ne fait que commencer…
- « Le magasin de Ben », 1958-1973, Ben (1935-2024), matériaux divers, achat 1975, cette œuvre a été restaurée grâce au soutien de la Fondation BNP Paribas, Centre Pompidou-Paris
- « Il faut en rire », 2010, Ben (1935-2024), acrylique exposée galerie Lara Vincy à Paris, au sein d’une manifestation collective « Quo vide », inspirée par le coronavirus, du 28 janvier au 30 avril 2021
Alors, à l’origine, comment tout a commencé ? Né en 1935 à Naples en Italie (il y vivra les cinq premières années de son existence), d’une mère irlandaise et occitane et d’un père suisse francophone, Benjamin Vautier, dit Ben, est un artiste français d’origine suisse ; il est le petit-fils de Marc Louis Benjamin Vautier, un peintre suisse du XIXe siècle formé à la Kunstakademie de Düsseldorf. À 14 ans, après une enfance voyageuse et chaotique (Suisse, Turquie, Egypte...), grandissant pendant les remous de la Seconde Guerre mondiale, Ben arrive, après-guerre, en 1949, à Nice, avec sa maman ; il ne suit pas d’enseignement artistique. C’est sa mère qui lui trouve un travail à la librairie Le Nain bleu, puis il finit par gérer sa propre librairie-papeterie minuscule, grâce aux subsides maternels, avant d’ouvrir, en 1958, son « magasin » d’artiste, véritable caverne d’Ali Baba où il se fait libraire et papetier mais aussi disquaire : il ouvre le « Laboratoire 32 », qui s’appellera par la suite « Ben doute de tout », lieu insolite qui finira par fermer définitivement en 1972 avant d’intégrer, en 1977, en tant qu’installation faite de bric et de broc, les collections du Centre Pompidou-Paris, s’y trouvant toujours d’ailleurs, et non pas – ouf ! – relégué dans les réserves.
- Catalogue de l’expo de groupe « Hors limites » au Centre Pompidou, Paris, 1994
Il s’agit, concernant ce bric-à-brac aux allures de farces et attrapes, d’un « magasin fourre-tout, lieu de rencontres et d’expositions », il y vendait, entre autres, des disques d’occasion, proposés sur les étals à même le trottoir, le tout accompagné, sur la devanture, de cette drôle d’inscription : « Tout est art », phrase-clé pour comprendre au mieux la démarche éprise de liberté de cet artiste néo-dada, cofondateur de Fluxus.
En 1994, revisitant sa trajectoire bord-cadre, Ben revenait, auprès de Michel Giroud, dans le catalogue accompagnant l’exposition collective « Hors limites, l’art et la vie 1952-1994 » à Beaubourg, en page 127, sur l’arrivée de Fluxus à Nice : « J’habite Nice depuis 1949 et je fais de l’art dit "d’avant-garde" depuis 1958. En 1962 je rencontre Daniel Spoerri, qui aime mon travail d’appropriation et m’invite à participer à Londres à une exposition, "The Misfits", à la galerie One. Là, je fais la connaissance de George Maciunas, avec qui j’ai deux grandes discussions. Il me parle pour la première fois de Fluxus, et surtout d’un artiste nommé George Brecht, qui habite le New Jersey et qui, me dit-il, contrairement à Yves Klein, à moi et aux artistes européens, n'est pas intéressé par la gloire. Ça me semble incroyable. Je lui demande ce que fait cet artiste. Maciunas me dit : "Il cligne de l’œil, il boit un verre d’eau et sort en fermant la porte. Ce sont là ses œuvres. Il expose les détails de sa vie." Parce que cela me semble représenter un extrême en art, je suis très impressionné. Maciunas m’explique alors que George Brecht a été l’élève de John Cage, un maître à penser post-Duchamp. Ce fut pour moi la révélation Cage. Fasciné par ce que m’a dit Maciunas, je lui demande de passer me voir à Nice. En son honneur, j’organiserai un spectacle Fluxus. À Nice, ma vie artistique de l’époque était très impliquée avec le théâtre. (…) nous avons réalisé sur [une] terrasse une dizaine de pièces de rue. Ensuite, toujours dans le cadre de ce festival 1963, j’ai traversé le port de Nice à la nage et j’ai signé le marché aux puces de Nice "œuvre d’art ouverte". »
- « N’importe quoi est la musique », 1989, Ben (1935, Naples, Italie – 2024, Nice, France), piano et objets, collection commune Gino Di Maggio, Les Abattoirs de Toulouse, montré dans le cadre de l’expo « Viva Gino ! Une vie dans l’art » (28 février – 23 août 2020), avec les panneaux acryliques sur toiles (coll. Di Maggio pour les deux), « Je voulais faire du nouveau et j’ai fait comme les autres », 1974, et « Je voulais être important et il n’y a pas d’importance », 1974
En 1953, sa première peinture de mots semble avoir été « Il faut manger. Il faut dormir », simple affirmation de la vie où, au fond, Ben commence à mettre en place entre art et activisme, un art d’attitude, interrogeant la condition humaine et la pratique artistique dans ses rapports à l’ego, au doute, à la vérité, à la mort, au sexe ainsi qu’à l’argent, expression libre hors limites qui prend forme, via une posture tous terrains frôlant l’imposture – qu’il assumait, en artiste « suicidaire », du genre à se tirer manifestement une balle dans le pied, allant même jusqu’à affirmer à Aujourd’hui en France en 2016, pour son expo-rétrospective au musée Maillol à Paname, « Tout est art ? », qu’il est, je cite, « un très mauvais artiste ». Cette attitude faussement désinvolte, mais en fait très étudiée (c’était un bourreau de travail), conduira, au passage, le commissaire suisse Harald Szeemann (1933-2005) à le mettre à l’honneur, en l’exposant à la Kunsthalle de Berne en 1969 parmi des « musées des artistes » de Broodthaers, Duchamp ou Oldenburg, dans une exposition collective « Quand les attitudes deviennent forme » devenue, le temps passant, anthologique.
La scène niçoise portée par le trublion Ben, soutenue également par un autre commissaire d’expos influent, l’historien de l’art suédois Pontus Hulten (1924-2006), devient à n’en pas douter, précise Éric Mangion, qui a organisé une expo consacrée à « L’Histoire de la performance sur la Côte d’Azur » (cité par Claire Moulène dans Libé #13350, du 6 juin 2024, in papier Ben, les mots de la fin, p. 26), « l’épicentre d’un art d’attitude et de comportement qui se propagera comme une traînée de poudre dans les décennies à venir. Pour ceux qui considèrent que Ben n’est qu’un bouffon vendeur de chaussettes et de carnets scolaires pour grandes surfaces, à l’ego surdimensionné, obsédé par sa sexualité vieillissante et fourvoyé dans des discours régionalistes ambigus, il est nécessaire de rappeler à quel point il fut entre 1958 et 1972 cet incroyable inventeur de Gestes aussi singuliers qu’universels, magnifiques que dérisoires, travaillant mieux que personne à cette époque l’étude des comportements, à commencer par le sien toujours entre deux eaux. »
Quant au plasticien Ernest Pignon-Ernest (82 ans), formidable dessinateur et précurseur reconnu, de son côté, du street art, il déclarait tout récemment, non sans émotion, au sujet de l’avant-gardiste généreux Ben, gardant en souvenir le fameux Magasin de Ben (1958-1973) du Centre Pompidou (outre Beaubourg, Ben, qui a sa place dans l’Histoire de l’art en tant que plasticien Fluxus, est collectionné par le MoMa de New York et le Stedelijk Museum d’Amsterdam, excusez du peu), propos rapportés par Pierre Barbancey, dans L’Humanité n°23957 (6 juin 2024, p. 22, in article Le point final de Ben, p. 22) : « Ben a été essentiel pour tous les artistes niçois. Dès les années soixante, sa boutique est devenue le lieu alternatif où on passait tous, tous les soirs. C’est là que j’ai connu Arman, Martial Raysse, Jean-Marie Le Clézio [qui a dit un jour au sujet de Ben Vautier, "C’est le seul grand poète que je connaisse"], Malaval et aussi Daniel Biga, Marcel Alocco, Yvette Ollier… Ben, c’était le catalyseur. C’est lui qui m’a fait découvrir Fluxus, tous les courants qui se développaient un peu partout. C’est lui qui nous parlait des happenings en Tchécoslovaquie. Il avait une curiosité d’esprit permanente. »
Entre 1960 et 1963, ce Franco-Suisse créatif qu’est Ben, davantage expert en maximes que peintre de talent, laisse ce médium exigeant à Martial Raysse (88 ans, actuellement), l’accumulation d’objets à Arman, le génie du concept à Yves le Monochrome ou encore la fente zébrant le support-toile, façon un Zorro radical, à Fontana : il développe alors la notion d'appropriation, en se concentrant sur les mots, ce sera son truc, sa marque de fabrique. Cet érudit en histoire de l’art, considérant que tout a déjà été fait, ne choisit pas de recopier, ou d’être un énième suiveur, mais d’innover coûte que coûte, au risque, mais comme tant d’autres après tout, de fâcheusement se répéter, formellement, par la suite.
Par ailleurs, en virtuose de la formule qui claque, c’est lui qui, en soutenant, dans les années 80, les p'tits jeunes bouillonnants qui montent en puissance, comme feu Rémi Blanchard (1958-1993), François Boisrond, Robert Combas et Hervé Di Rosa, trouvera la meilleure définition au mouvement artistique très BD et rock qu’ils portent, tels quatre mousquetaires de la culture populaire infiltrée dans l’art dit savant (dame Peinture), s’opposant alors à l’art conceptuel tendance devenu, à force d’avoir pignon sur rue dans les officines muséales, académique et téléphoné : « La Figuration libre [française] ? C’est 30% de provocation anticulturelle, 30% de libre figuration, 30% d’art brut et 10% de folie ». Bien dit. Dernièrement, Di Rosa, cité par P Barbancey dans L’Humanité sus-cité auparavant (toujours p. 22), n’a pas manqué de rendre hommage à son aîné, le défricheur Ben, en apprenant son brutal décès : « En 1981, j’avais 21 ans. Il y avait un échange entre Montpellier et Nice. Ben avait organisé la première exposition de Combas et moi-même. Il avait inventé le terme de "figuration libre". C’était très rare d’être soutenu comme ça. Il a toujours été là. C’était un homme vivant, extrême, qui est allé jusqu’au bout de l’amour qu’il portait à sa femme. »
- « La Cambra » ou « Musée de Ben », installation monumentale et évolutive, détail, 1990-1999, que l’artiste pouvait à tout moment compléter ou modifier, Mamac de Nice, Musée d’Art moderne et d’Art contemporain (Alpes-Maritimes)
« Je vous emmerde ! »
De facto, avec Ben (qui s’intéressa de prime abord à la banane, elle le fascina toute l’année 1955 !), question signature, tout y passe, cet artiste voiture-balai, à la collectionnite aigüe, faisant allègrement feu de tout bois. Depuis la fin des années 1950, Ben « signe tout », s’appropriant ainsi, en bon esprit libertaire qui se respecte, de par ses images à l’aspect enfantin, souvent des tableaux-reliefs comme sortis tout droit d’une brocante folledingue, et ses actions loufoques, le monde comme un tout.
À travers sa manière bien particulière de mêler, sans hiérarchie, les arts, la philosophie, la politique, le journalisme établi du publireportage à tire-larigot, servant les puissants, ainsi que la vie au quotidien, l’œuvre de Ben est tout bonnement unique, souvent imitée, rarement égalée. En 1962, Ben signe Dieu et le jette à la mer, il s’approprie, sans vergogne, des « Parties du Tout à Ben », des œuvres d’autres artistes, des machines, des n’importe-quoi, multipliant performances et provocations, signant, dès 1959, des « sculptures vivantes », dont sa propre fille Eva en 1965, alors âgée de trois mois, bien avant les Anglais provocateurs Gilbert & George. Rien ne l’arrête, par exemple, il vit quinze jours dans la vitrine de la galerie One à Londres (1962). L’année suivante, en été, Ben organise à Nice, cité balnéaire qui lui est chère, un festival Fluxus lors duquel il signe même la mort, sa grande affaire (l’obsession de toute une vie), déclarant alors, malicieusement, que toute personne décédée pendant la durée de la manifestation sera automatiquement considérée comme œuvre d’art ! En 1964, voulant pousser le plus loin possible sa résistance physique, il joue Hurler et crie jusqu’à en devenir aphone. En 1969, il se « tape la tête contre les murs », jusqu’à se blesser. En 1971, pour Nez qui coule, Ben fait couler en public « de [son] nez de la morve ». En 1972, l’artiste fait scandale en exposant Urine, un verre contenant un peu de son urine.
Jongleur de mots, Ben les inscrit partout, sur les murs de sa boutique à Nice, aujourd’hui reconstituée au musée d’Art contemporain de Lyon, qui lui offrira en 2010 avec « Ben. Strip-tease intégral », une grande rétrospective méritée au MAC, ce que Paris via le paquebot Beaubourg, soit dit en passant, n’a jamais fait, le musée Maillol (Paris) le fêtant, l’année 2016, étant, lui, une institution privée - trop Niçois et rebelle au système parisianiste, genre poil à gratter, le Ben ?
- « Mon envie d’être le seul », 1976, Ben (1935-2024), acrylique sur toile, Centre Pompidou, Musée d’art moderne, Paris, achat 1996
Ses messages percutants s’épanouissent, façon lanceurs d’alerte, traits d’humour ou haïkus fulgurants, interrogeant notre rapport « religieux » à l’art célébré, et sacralisé, en musée, le plus souvent en blanc sur des panneaux noirs, des toiles et des objets. Ben remet en question l’art et son commerce (L’art c’est du bluff, 1995), se plaisant à désigner des objets qui sont commercialisés dans le monde entier : « Cela donne comme résultat : éditer un T-shirt à 3000 exemplaires sur lequel il y a écrit : À bas la société de consommation ». Très régulièrement, au fil des ans, d’abord en passant par la Poste puis par le biais du Web, il tiendra des chroniques sur le monde de l’art et sur une société qu’il voulait « pluriethnique », s’affirmant en grand défenseur des cultures vernaculaires et des langues régionales, parce que « la vérité est que, depuis Duchamp, l’art n’étonne plus et que la prochaine rupture en art ne peut qu’être ethnique et politique », interrogeant et apostrophant, sans fin, les « peuples inquiets » via son journal, entre l’intime et l’extime, au long cours tenu sur Internet, sans oublier, last but not least, le déploiement, tous azimuts, de sa fameuse théorie de l’ego, pouvant largement faire écho au concept de rivalité mimétique brillamment exposé par l’anthropologue (1923-2015) René Girard (selon ce dernier, la violence dans la nature vient de l’importance de l’imitation entre les êtres pour se réaliser, se surpasser, voire écraser l’autre, « tout désir étant l’imitation du désir d’un autre ») : « Face à ces milliers de cartons d’invitation qu’on reçoit qui ne sont que des véhicules d’ego, note lucidement Ben, l’ego des galeries, l’ego des musées, l’ego des artistes, il n’y a qu’un moyen de gagner : il faut devenir un mythe, Warhol, Klein, Picabia, Keith Haring sont devenus des mythes. Le problème est qu’on ne devient pas un mythe en voulant en être un ou en envoyant des invitations. On devient un mythe quand des gens commencent à raconter des blagues sur vous. Les nappes de restaurant de Picasso, les interviews d’Andy Warhol où il ne répond que "ah ah" voilà ce qui aide à la fabrication d’un mythe, je vais donc envoyer 5 000 cartons sur lesquels j’aurais écrit "Je vous emmerde". » Pas con !
- Ben à Paris en 2016. Photo tirée du « Monde ». Audoin Desforges/Pasco & Co
Ses écritures buissonnières, donnant des airs de terrain vague, de fête foraine, de surprise-partie ou encore de cabinet de curiosités, avec moult pochettes-surprises, à ses expos gargantuesques débordantes agissant comme boîtes de Pandore à l’humour ravageur contagieux (n’hésitant pas d’ailleurs à remettre en question son propre ego), que ce soit en musée ou en galerie (Templon, Paris/Bruxelles, ou Lara Vincy, Paname), alimentent, in fine, un immense vivier, sous forme de centrifugeuse brindezingue à la Lavoisier (« Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme »), de réflexions très souvent passionnantes, et bien des fois pénétrantes, malgré leur faux-air potache ou débonnaire, sur la vérité dans l’art, le statut de l’œuvre d’art, sa puissance ou impuissance à changer le monde, le rôle de l’artiste dans la société ou encore les rapports entre l’art et la vie. Ces multiples questionnements, aventureux au possible, témoignent, par la même occasion, d’un fort esprit critique à l’œuvre, n’hésitant pas à remettre en cause tout et tout le monde, et ce jusqu’à la fin, puisque l’on pouvait s’abonner gratuitement à sa newsletter, billet-fleuve d’humeur, tant informatif que poétique, envoyé par courriel et à considérer comme une œuvre à part entière – il était un praticien, et pionnier, du mail art - qu’il nous envoyait fréquemment pour nous parler, toujours affectueusement - sa dernière en date, intitulée C’EST VOUS QUI DÉCIDEZ, encore toute fraîche, remontant au 4 juin dernier -, de sa femme Annie Vautier ou de leur nouvelle chienne Vanda, mangeuse de sérigraphies !, puis de ses déboires nombreux avec son ordinateur et de sa « vie de vieux », sans jamais se priver, comme toujours, de donner son point de vue sur l’actualité culturelle, politique, anthropologique ou artistique. Toujours dans cette ultime, et certainement testamentaire, newsletter, Ben ne manquait pas, comme un (chant du) signe prémonitoire, de faire, mine de rien, une allusion à l’idée (noire) de mettre fin à ses jours, avec le sous-titre BEN SUR BEN il écrivait ceci : « On m’a demandé d’écrire / comment sera / la fin du monde / elle est déjà là / regardez par la fenêtre / regardez la télé / regardez-vous dans le miroir / et sautez par la fenêtre. »
Enfin, ces dernières années, et notamment pendant la pandémie de Covid-19 (le plasticien avait contracté le virus en 2020), Ben, semblant comme serein face à l’idée de la mort tout en se montrant tout de même un poil préoccupé, non sans cultiver au passage l’humour noir dynamiteur le caractérisant par excellence, par l’insuffisance respiratoire que peut entraîner ce fichu Covid-19, disait : « S’il pouvait tout simplement nous guillotiner, crac tous les petits vieux, ce serait pas mal pour la planète ! » Fondu au noir : mort de chagrin suite au décès de sa chère et, à ses yeux, indispensable dulcinée, le bienheureux Ben, qui avait échappé jusque-là aux griffes froides comme la mort du coronavirus SARS-Cov-2, a hélas, le 5 juin dernier, mis physiquement fin à ses jours, via une définitive fuite en avant. Nonobstant, il ne fait aucun doute, en ce qui concerne ce créateur barré de la Fondation du doute à Blois (centre d’art consacré principalement à Fluxus), que son esprit frondeur et poétique perdurera encore fort longtemps, tel un mythe, entre flux et reflux, dans notre psyché. Allez, bon vent, cher Ben, et salut, à Annie, là-haut !
- Portrait de l’artiste Ben (1935-2024), au Château de Chamarande (Essonne, 91) , pour sa présentation personnelle « Être libre », le 10 juillet 2020, ©photo V. D.