lundi 15 novembre 2010 - par Vincent Delaury

« Rubber » : un film beau comme un camion

Alors c’est l’histoire d’un mec, pardon, d’un pneu psychopathe qui, dans un désert californien, dézingue par télépathie tout ce qui ne lui plaît pas : lapin, corbeau, humains… Au même moment, des spectateurs à la jumelle regardent le spectacle et la question qui vient est : qui tire les ficelles de tout ça ? Dit comme ça, on peut s’attendre avec Rubber au pire des nanars, mais c’est oublier qu’il y a aux commandes de ce film conceptuel comique l’inénarrable Quentin Dupieux, alias le musicien electro Mr Oizo et surtout l’auteur d’un des films français les plus originaux de ces dernières années : Steak, 2007. A l’époque de la sortie de cet ovni cinématographique bénéficiant de la présence du duo comique Eric & Ramzy, nous n’étions pas très nombreux à le défendre. Hormis J-P. Tessé des Cahiers, et une poignée d’autres (notamment au sein de forums de discussion ou de plateformes citoyennes*), la perplexité, voire l’incompréhension, était de rigueur. C’était l’époque où l’on écrivait Dupieu sans « x » à la fin, le temps où l’on ne savait pas bien d’où venait cet électron libre. Quentin Dupieux ne venait pas de la Fémis, pépinière semble-t-il instituée pour créer à tire-larigot des chroniques naturalistes héritées de la Nouvelle Vague, son film ne venait pas d’un énième acteur qui passe derrière la caméra pour signer un produit filmique bien cadré, bien éclairé, bien interprété mais qui à l’arrivée n’a rien à dire et ce réalisateur ne venait pas non plus, pour simplifier, de « l’écurie Besson », à savoir celle qui prend ses distances avec l’esprit Nouvelle Vague pour lorgner du côté du rêve américain et signer, comme on dit, des « films à l’américaine ».
 
Dupieux, avec Steak, avait réalisé un film prototype. Ce qui avait eu pour conséquence d’en laisser un certain nombre à la traîne tant le film semblait venir de rien et aller nulle part. Petit florilège de la presse de 2007 à l’égard de Steak : « Le talent comique d’Eric et Ramzy se dissout dans l’univers, mal transposé au cinéma, de l’artiste electro Quentin Dupieu. » (Les Inrocks) ; « Les intentions premières étaient honorables (…) Mais la critique ne s’avère saignante que quelques minutes, avant de se barrer en grand n’importe quoi.  » (Le Journal du dimanche) ; « Steak (…) accable et ne provoque aucune euphorie comique, même au soixantième degré.  » (Première) ; « D’une rare laideur visuelle, sans rythme et quasiment dépourvu de gags, Steak se borne à capter leurs délires en roue libre. » (TéléCinéObs). Maintenant, et dans l’ensemble, cette même presse, au risque de passer à côté d’un jeune cinéaste qui compte, fait marche arrière et se met à encenser, avec pour certains un certain excès même, son nouveau film Rubber. Un peu comme en art contemporain, on a tellement peur de passer à côté du nouveau Van Gogh ou Basquiat que cela entraîne que, si le succès d’un artiste est au rendez-vous, le marché de l’art peut alors faire loi et l’on se met à encenser la production de celui-ci même si cette dernière confine à l’insignifiance plastique ; Houellebecq décrit ça très bien dans La Carte et le territoire. Heureusement, en matière de cinéma, Dupieux, lui aussi un dissident à l’égard du 7e art (répétons-le, il ne vient pas de ce milieu-là mais de la musique electro), a bien plus de talent que Houellebecq. Autant La Possibilité d’une île (2008), le film, était un nanar difficilement défendable, ou alors au soixantième degré !, autant Rubber, tant formellement que narrativement, tient bien la route - du 4 sur 5 pour moi.
 
Néanmoins, j’avoue lui préférer Steak, que je trouve au fond plus retors. Imaginez donc : partir du duo populaire Eric & Ramzy pour le tirer vers un film singulièrement bizarre, à cheval entre le cinéma et l’art contemporain. Comme si Lynch avait couché avec Jean Poiret pour donner naissance à un magnifique bébé bâtard et incasable. Là, avec Rubber, Dupieux, via l’affiche du film et son teaser, annonce tout de suite la couleur : je fais un film sans le sou et je filme la vie d’un pneu pendant une heure vingt. Est-ce que ça marche ? Oui, et peut-être même un peu trop. Car il n’est pas impossible qu’on aurait aimé l’objet encore plus radical : faire un film sauvage, sale, obsessionnel, minimal et méchant - un pneu serial killer qui tue et qui ne demande rien à personne. Dupieux s’en tient à ça mais pas seulement : il a cru bon – et peut-être a-t-il eu raison quant à la bonne réception de son film par le public en salle (rires nombreux) – de rajouter, par-dessus l’histoire de son pneu s’épanouissant sous le ciel sexy de Californie, une mise en abyme du cinéma : nous spectateurs, nous regardons des spectateurs qui, dans le film, sont en train de regarder le même spectacle violent que nous. Bien sûr, la chose est intelligente mais la démarche du film-concept qui se regarde le nombril pour disserter sur le cinéma et le statut moral de l’image au sein de la société du spectacle, ce n’est pas bien nouveau. Sur ces questions-là (la place du spectateur et la question du voyeurisme malsain), à mon avis, le dernier Kechiche (Vénus noire) creuse davantage le sillon réflexif et est bien plus dérangeant, voire courageux. Mais, restons en là pour les quelques réserves (ne nous attardons pas trop non plus sur le nonsense de Rubber qui a été signalé un peu partout car, à ce niveau-là, Dupieux vient assez facilement chasser sur les terres surréalistes préalablement labourées par des pointures comme Luis Buñuel, Mel Brooks et autres Monty Python), et saluons les véritables audaces et partis pris du film.
 
Rubber, c’est un Duel low cost ou un Christine lo-fi : c’est un road movie réalisé avec un budget encore plus réduit que Macadam à deux voies de Monte Hellman. En route à moindre coût pour un trip lent et contemplatif. Rappelons-que le film, d’une grande beauté visuelle, a été réalisé avec un simple appareil photo Canon 5 D, d’une valeur de 2000 €. Rubber, c’est donc l’espoir qu’un autre cinéma est possible, un cinéma hexagonal s’échappant des sentiers battus de la lourdeur académique institutionnelle pour tendre vers des chemins de traverse hautement créatifs. Rien que pour cela, et parce qu’il est pour moult apprentis-cinéastes la preuve par l’image de la possibilité d’un cinéma autre, Rubber vaut la peine d’exister, d’être vu et salué. En plus de ça, formellement, et parce que Dupieux est un cinéaste ludique, Rubber est audacieux. Comme Steak, il semble vicié de l’intérieur. Il avance en répétant non stop ses plans à l’instar des schémas répétitifs de l’electro (boucles électriques) puis, tout à coup, il se casse en deux, via l’art du cut, de la plume qui se casse et du gros pâté faisant tache d’huile. On se souviendra encore longtemps de quelle manière Dupieux introduit un mini-film (d’horreur) dans son ruban filmique. A un moment donné, alors qu’on est en train de suivre la vie romantique d’un pneu, on bascule soudain dans du Romero pur jus façon Zombie : une horde d’humains affamés se jettent sur une dinde ! C’est à mourir de rire et, au passage, on n’est pas si loin de la geste formaliste culottée d’auteurs contemporains cassant leur film en deux pour les amener vers un ailleurs : Tarantino, Apichatpong Weerasethakul.
 
Et puis là où Dupieux est très fort, c’est dans sa façon non pas de faire un simple film à l’américaine, comme tant d’autres, de Kassovitz à Richet via Canet, mais de revisiter avec malice la cinématographie américaine maintsream en portant dessus un regard postmoderne lui permettant de mettre à plat la mécanique narrative hollywoodienne. Par exemple, les trognes d’acteurs qu’il a choisies, on jurerait les avoir déjà croisées dans Trois enterrements ou chez les frères Coen (Fargo, No Country for Old Men). Avec un talent fou, tant en ce qui concerne le casting que la mise en images scopes et les dialogues de seconde main ciselés, Dupieux, en même temps qu’il réfléchit le cinéma étatsunien, vient interroger l’Amérique, ses archétypes et paradigmes. Et l’on dirait alors qu’il met sur le même plan rêve américain et Amérique, comme si celle-ci n’avait d’existence que par l’image. Par exemple, dans Rubber, un policier américain recolle le blason de sa fonction sur sa manche comme pour se rappeler qu’il est flic : l’image fait loi et est gage de vérité ! Au fond, comme pour Jean Baudrillard, l’Amérique est ici une projection fantasmatique, une imitation du cinéma : « Il faut entrer dans l’Amérique comme fiction. C’est d’ailleurs à ce titre qu’elle domine le monde. » (Amérique, 1986). A ce jeu-là, c’est peu dire que Quentin Dupieux, à l’heure actuelle, et toutes cinématographies confondues, est un des meilleurs décrypteurs de l’Amérique fantasmée, pour le meilleur et pour le rire. 
 
* http://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/le-film-de-quentin-dupieux-un-27452
 



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