vendredi 12 février 2016 - par Orélien Péréol

Scènes de la vie (conjugale)

Scènes de la vie conjugale, d’Ingmar Bergman Mise en scène : Nicolas Liautard Production : La Nouvelle Compagnie Coproduction : La Scène Watteau, scène conventionnée de Nogent-sur-Marne, L’Apostrophe, scène nationale de Cergy-Pontoise et Val‑d’Oise Avec : Anne Cantineau (Marianne), Fabrice Pierre (Johan), Sandy Boizard (Katherine), Nicolas Liautard (Peter), Michèle Foucher (la Mère) et en alternance Magali Léris ou Nanou Garcia (Mme Jacobi), Christophe Battarel ou JeanYves Broustail ou Nicolas Roncerel (Arne) Son : Thomas Watteau Images, montage vidéo : Michaël Dusautoy, Thomas Watteau, Nicolas Liautard Photo : © La Nouvelle Compagnie

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On oublie souvent que la conjugalité, telle que la dit le mot n’est pas la plus belle chose au monde. La conjugalité, c’est porter le même joug. Et le joug, c’est la pièce de bois qui atèle les bœufs à la charrette ou à la charrue. La conjugalité, ce n’est pas la joie des amoureux, leur plaisir de s’aimer, leur fierté de s’être si bien trouvés, le sentiment du caractère infini de leur amour… la conjugalité, c’est le labeur, l’effort, la discipline, la contrainte… Il vaut mieux ne pas penser à cette rebutante conjugalité, ce que chacun fait assez bien le plus souvent. Il faut durer, le dur désir de durer, comme l’écrivait Paul Eluard… parce que la vie est longue et qu’il faut s’occuper des enfants longtemps pour leur apprendre à s’occuper d’eux-mêmes. Conjuguer, c’est comment on travaille ensemble et d’ailleurs, travailler, c’est être entravé, torturé, rien de bien folichon. Conjuguer les verbes et le verbe s’est fait chair et la chair s’est faite corps, et ils ne feront qu’un seul corps. On s’y emploie au mieux, mais ça ne va pas sans mal.

Donc, Bergman avait fait une série de six épisodes sur ce thème navrant, qui ont eu un succès énorme. Il en a tiré un film et une pièce de théâtre.

Nicolas Liautard a repris ces six épisodes, quatre heures, avec principalement un couple, deux comédiens. Un exploit à la démesure de cette aventure humaine ordinaire qu’on ne peut guère refuser quand on y est plongé.

Le public entre dans un système scénique bi-frontal, occupé déjà par les comédiens. Un sol rectangulaire de grands carreaux de bois, formel et efficace pour définir l’aire de jeu, la surface de création et de réparation des conflits. J’ai été étonné qu’un spectateur, après la pause, traverse cet espace en diagonal pour rejoindre sa place ! Un écran sur le côté opposé à l’entrée du public. Des portants de chaque côté. Une table modeste. Nous pensons être dans un repas d’amis. Un coin salon, avec canapé et deux fauteuils, se faisant face. Les comédiens ont des micros, ce qui ne correspond pas à la taille de la salle. En fait, le son de leur voix est repris dans des haut-parleurs perchés au-dessus de la scène, et d’autres en latéral. En effet, les comédiens ne vont jamais jouer dans l’adresse au public. Ils sont entre eux, comme si nous n’étions pas là. Pas de direction privilégiée. Ainsi, parfois, dans leurs échanges, l’un des deux est de face et fatalement, l’autre de dos. On entend mieux celle ou celui qui est de face, les voix nous parviennent de façon très différente. D’où cette reprise de la projection vocale, je pense ; à ceci près que cela fonctionne modérément.

Le spectacle commence invisiblement, il n’y a pas de signe précis du début. Quand tout le monde est installé, peu à peu, les comédiens sont plus présents, parlent plus, plus forts, plus précis, puis un film démarre sur l’écran, la situation devient claire, les amis visionnent un film hagiographique sur leur vie familiale, leurs deux filles parlent de leurs activités extrascolaires… bonheur et richesse culturelle, tout a l’air bel et bon. La vie coule paisible, nantie… du gâteau. La conversation entre les amis tourne autour du caractère excessif de cette présentation de leur couple, puis dérive et fait apparaitre des dissensions énormes dans l’autre couple. La femme crie, sort en hâte, on la voit en larmes aux toilettes sur l’écran. L’extension de l’espace scénique a l’air de faire partie de la mise en scène. Ce n’est pas le cas, Nicolas Liautard et son équipe sont d’un pragmatisme bien plus dur encore. On est dans un regard (et dans une mise en scène et un jeu) quasi-ethnologique, comme s’il n’y avait pas de spectacle. On verra même l’union sexuelle, jouée certes, considérée dans le langage théâtral canonique comme le sommet inentamable de la bienséance. On ne fait pas plus spectaculaire, néanmoins.

En tout cas, ça démarre fort : tout le monde est malheureux, tout est fêlé, ébréché, ce qu’on voit n’est vraiment pas ce qui est, ce qu’on voit est façade ou vitrine et ce qui est : indicible, pleurs et souffrances. Les amis, si peu agréables, sont expédiés et le couple se jette dans les bras l’un de l’autre… sur le thème « Pourquoi on les invite ? », proche cousin du « on n’est pas comme eux, et heureusement ! »

Les réactions du public sont assez pénibles. Tout ce qui est du côté du négatif de l’homme (lâcheté, tyrannie, indécision) est souligné par des grognements, des petits rires narquois. A la femme, il est tout pardonné, elle a mêmes des rires de sympathie quand elle dit qu’elle rêve qu’elle tue son mari, dans le genre « on sait bien que c’est comme ça. ». Les créateurs du spectacle ne sont pas créateurs de ce positionnement stéréotypé des relations entre les hommes et les femmes. Cependant, cela fait partie du spectacle, de ce que l’on reçoit quand on y est présent et c’est beaucoup lié au dispositif qui rend le public spectateur du public.

Quand la mère de l’épouse, dans une des rares scènes sans le couple, dit, en substance : « j’ai laissé ton père prendre son plaisir », cela parait odieux à certaines, qui le font entendre, le contraire, frustrer son mari, serait sans doute mieux pour elles.

La fonction cathartique du théâtre est là aussi, surtout d’un théâtre aussi près de la vie que ces scènes de la vie conjugale.

La fin est une grande scène éclairée seulement pas l’écran vide et blanc, dit à voix basses, après tous ces passages, ces récriminations, cette volonté de savoir, de s’aimer, d’y arriver quand même, s’aiment-ils ? Ils n’ont été ni pires ni meilleurs que deux humains de bonne composition. Le public se tient dans un silence religieux et partageux d’une intensité qui colle à la mémoire et à la peau. Bravo.

C’est un des plus grands spectacles qu’il m’ait été donné de voir. Un grand bravo aux deux comédiens Fabrice Pierre et surtout Anne Cantineau (mais je suis un homme, excuses).

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