Sharon la flamboyante
Ceci n’est pas un article, mais une nouvelle inspirée par la ville de Londres d’où je reviens. Puisse-t-elle évoquer quelques souvenirs touristiques, musicaux ou amoureux...

Je fis la connaissance de Sharon lors d’une balade dominicale. Mes pas m’avaient conduit, comme souvent le week-end lorsque je ne peignais pas, dans les rues animées du centre, du côté de Leicester Square et de Soho. La jeune femme tentait alors de vivre de sa musique au sein d’un quatuor à cordes baptisé Rosamunde, en référence à une célèbre partition du grand Schubert. Ce jour-là, les quatre musiciens s’efforçaient avec une méritoire application de faire entendre, dans l’un des patios de Covent Garden, une œuvre de Boccherini au milieu du brouhaha ambiant. Durant un moment je les avais écoutés en dégustant une gaufre achetée à l’un des commerçants de la halle. Pour être franc, j’avais surtout observé l’altiste, une grande fille énergique et démonstrative dont le moindre mouvement de tête faisait danser la crinière rousse au rythme des coups d’archet. Le tumulte étant, hélas !, trop envahissant pour goûter pleinement la musique, j’étais sorti du bâtiment, attiré par des vagues d’éclats de rires venues de l’extérieur. Un groupe de bateleurs écossais, vêtus du traditionnel kilt avec pas grand-chose en dessous, se livrait à des pitreries déjantées pour le plus grand plaisir d’un public bon enfant. Leur numéro terminé, j’avais versé mon obole aux artistes. Puis j’étais allé boire une Guinness dans un pub irlandais de New Row avant de reprendre tranquillement ma flânerie, un œil sur les jambes des filles, un autre sur les affiches des théâtres. J’allais atteindre l’église Saint-Martin-in-the-Field lorsqu’un couple de furieux se dressa soudain en travers de mon chemin : l’altiste rousse et le premier violon du Quatuor Rosamunde, un grand gaillard au crâne partiellement déplumé ; le deuxième violon et la violoncelliste avaient disparu. Une violente dispute opposait la rouquine à son compagnon. Décidément, cette fille était encore plus belle quand la colère l’animait. Vraiment superbe. Trop sans doute : obnubilé par l’éclat meurtrier de ses yeux, je ne vis pas arriver l’étui de l’alto. Le monde se dilua autour de moi dans un halo rougeâtre…
Sharon avait opté pour un Byriani d’agneau. J’avais choisi un poulet Jalfreezi. Le tout arrosé d’un merlot chilien. En attendant nos plats, la belle rouquine s’était épanchée :
─ Terminé pour moi, le Quatuor Rosamunde, Harold est vraiment trop con !…
Harold était probablement le destinataire du coup d’alto qui m’avait jeté au tapis. Pas le temps d’approfondir la question, Sharon continuait de parler avec volubilité :
─ … D’ailleurs, j’ai toujours été opposée à ce nom, Rosamunde, malgré tout le respect que je porte à Schubert. Et je ne suis pas la seule. Sandy et moi, nous aurions préféré Coriolan, en hommage à Beethoven. Rosamunde, ça fait… comment dire ?…
─ Kermesse bavaroise, genre choucroute, bibine et culottes de cuir !
La fille avait souri. J’avais grimacé de douleur, en accentuant la mimique à toutes fins utiles. Le sourire de Sharon s’était figé.
─ Comment vous sentez-vous ?
─ Super ! Á part Big Ben qui carillonne dans ma tête toutes les vingt secondes, tout va très bien.
─ Je suis vraiment désolée.
Elle pouvait : cueilli en pleine tête par l’étui de l’alto, je m’étais étalé sur le trottoir, complètement groggy. Rapidement un cercle s’était formé autour de nous. Dans ma semi-inconscience, je percevais une bouillie ouatée de voix et de bruits de circulation. Lorsque je parvins enfin à émerger des limbes après un laborieux réglage de l’image et du son, trois visages étaient penchés sur moi : deux hommes et une femme. Le premier visage appartenait à un vieux médecin porteur d’un nœud papillon fuchsia ; il me conseillait un examen médical approfondi, « on ne sait jamais ! ». Le second était celui d’un bobby sikh enturbanné qui lissait avec application son imposante moustache ; il me recommandait de porter plainte, « au cas où ! ». Le troisième visage, de loin le plus intéressant, était moucheté de taches de rousseur et orné de deux magnifiques perles vertes où pointait une lueur d’inquiétude. Pas rancunier, je lui grimaçai une espèce de sourire.
─ Comment puis-je me faire pardonner ? demanda la rouquine.
─ En allant dîner avec moi. Je connais déjà toutes les facettes de votre jeu d’alto, avec et sans étui. Il me reste à découvrir qui se cache derrière l’instrument.
Sharon avait accepté. Nous avions quitté le cercle sous les applaudissements des badauds.
C’est ainsi que nous nous étions retrouvés au cours de la soirée sur la rive droite de la Tamise, attablés dans un restaurant indien de Battersea. Sharon avait tenu à m’inviter au Rickshaw, l’une des meilleures tables de son quartier.
Deux heures plus tard, nous étions amants.
Malgré Big Ben.
Comment ai-je pu envisager de tuer Sharon ? Je ne le sais plus moi-même. Toujours est-il qu’après six ans d’union, je rêvais de plus en plus souvent de me débarrasser de la belle rousse. Personnellement, je me serais satisfait d’un divorce. Mais pas question pour elle de me rendre ma liberté, j’étais devenu trop précieux. Financièrement parlant, bien entendu ; s’il s’était agi d’une simple affaire de cul, j’aurais été délivré de la rouquine depuis belle lurette. En fait, jamais je n’aurais dû l’épouser. Mais ça, c’est le genre de réflexion stupide que l’on se fait après coup, comme le dernier des idiots, lorsque le piège s’est refermé. D’ailleurs, je m’y suis jeté avec volupté, dans ce mariage. De culture vaguement libertaire, je n’avais pourtant pas la moindre estime pour l’institution, mais Sharon, en bonne irlandaise, y attachait de l’importance, moins pour elle-même que pour sa famille d’intégristes cathos. Comment lutter ? Dès le début de notre liaison, Sharon et moi étions devenus accros l’un de l’autre. Physiquement surtout. Au point que, pris d’une soudaine frénésie de sexe, il nous arrivait de faire l’amour dans les endroits les plus insolites, comme la fois où nous avions failli être surpris par le contrôleur dans une rame du DLR, le métro automatique des Docklands. Le mariage avait été célébré, au son du fiddle et du bodhran, dans un village paumé du Connemara baigné de l’odeur âcre des feux de tourbe.
─ J’ai vu vos toiles dans le bureau de Sir Edward. Celles-ci sont différentes : tout aussi percutantes, mais avec une coloration poétique en plus… J’apprécie beaucoup votre travail. Malgré ses aspects novateurs, il y a du Kandinsky dans votre peinture… Ecoutez, j’irai droit au but : je possède une galerie à Paris, dans l’île Saint-Louis. J’aimerais vous avoir parmi mes peintres. Á toutes fins utiles, je vous ai amené un book sur mes dernières expos. Vous y trouverez pas mal de noms connus… J’ai un créneau disponible dans quatre mois, suite à la défection d’Ishikawa (il a été gravement blessé dans un accident de voiture). Ce créneau est à vous. Si vous êtes d’accord, nous pourrions signer le contrat dès demain pour une vingtaine de toiles, avec à la clé un triplement de la valeur nominale de vos œuvres et un plan média de portée nationale. Qu’en pensez-vous ?
─ Faut voir !
C’était tout vu. La petite brune aux yeux noisette m’offrait une vitrine parisienne de premier ordre, un accès inespéré à la presse, et en prime une charmante silhouette propre à inspirer ma créativité.
Photo : Shibiloo