samedi 28 avril 2012 - par Georges Yang

Socrate, ou le plaisir de savoir mourir

Avec l’illusion socratique « Le bonheur, c’est le plaisir sans remords  », nous sommes encore mal partis dans notre quête de la justification de la jouissance physique et du contentement des sens. Pour Socrate, le siège des passions est comme une passoire, donc la remplir serait un effort vain et épuisant. Nous voilà de nouveau devant un apôtre de la modération en ce qui concerne l’expression du corps et de ses pulsions. Or, la recherche de la jouissance ne peut être comparée au remplissage d’un tonneau des Danaïdes à moins d’avoir l’intelligence de se procurer suffisamment de mastic pour colmater les plus gros trous et accepter quelques fuites subalternes. Socrate sait beaucoup de choses, y compris qu’il ne sait rien, mais il a surtout su mourir avec panache.

Socrate, -470 à -399, bien que considéré comme l’un des inventeurs de la philosophie morale et politique, ne nous apporte pas grand-chose dans notre recherche sur le plaisir. Comme il n’a laissé aucune trace écrite, mais un enseignement oral rapporté par entre autres Platon et Xénophon, on ne peut le comprendre que par le prisme de ses intermédiaires. Socrate inspire à la fois les penseurs chrétiens des premiers siècles et des philosophes décourageants comme Hegel et Kierkegaard. Va-nu-pieds de la philosophie, malgré des origines familiales lui ayant permis une solide éducation, Socrate fut un touche-à-tout des connaissances de son temps. Il enseigna ses contemporains dans la rue, ne cessant de les stimuler par son questionnement. Socrate est surtout connu du grand public en raison de sa mort théâtralisée, qui en fait l’un des premiers intellectuels persécuté pour ses idées. Il tient des sophistes l’art de bien s’exprimer et de captiver et de sa mère sage-femme, l’art de faire accoucher les esprits.

Mais qu’en est-il du plaisir ? Les plus grands penseurs ont disséqué, commenté à leur manière l’œuvre de Socrate. De Nietzsche à Hegel en passant par Kierkegaard, chacun y est allé de son interprétation, y trouvant ce qu’il était venu chercher. Même Lacan voit dans Socrate un précurseur de la psychanalyse. Socrate le fin personnage politique, Socrate et les Dieux, Socrate et la connaissance de soi, Socrate et l’amitié plus que virile, nous découvrons au fil des lectures et des analyses, un individu à multiples facettes. Celle de la jouissance est cependant bien discrète. Il devait être pourtant satisfait quand il se faisait tripoter par ses jeunes amants, mais il n’en fit pas un dogme de la chair, loin de là. Le seul moment où Socrate semble heureux, c’est quand il pratique l’ironie. Mais il est plus tragique que drôle, il cultive plus l’esprit que le corps et ne se soucie guère des plaisirs profanes, qu’ils soient naturels ou vains. Socrate est bien frileux quand il conseille de ne pas chercher trop la satisfaction car le plaisir est mauvais quand il met en danger l’équilibre de l’individu.

La mort de Socrate est, comme plus tard celle du Christ, indispensable à son accomplissement. C’est pourquoi il ne fuit pas quand il se sait condamné par ses pairs. Il utilise l’argutie du respect de la loi pour ne pas échapper à ses bourreaux, alors qu’il aurait aisément pu quitter Athènes sans qu’on s’y opposât fermement. Il donne l’impression d’avoir, tout comme le Christ, programmé sa mort pour en faire son chef-d’œuvre, son dernier exploit sportif. Or, si Socrate respecte la loi de la Cité, il pose ouvertement la question de sa légitimité et s’interroge sur son aspect moral se donnant le droit de juger ses juges. La mort de Socrate est donc l’achèvement et la finalisation d’une œuvre, elle doit avoir lieu comme une évidence. Nietzsche l’a d’ailleurs fort bien compris, « Socrate voulait mourir : ce ne fut pas Athènes, ce fut lui-même qui se donna la ciguë, il força Athènes à la lui donner... » (Le Crépuscule des idoles). Socrate a mis délibérément en scène sa mort, entouré de disciples et d’admirateurs. Par contre la « ciguë » qui a tué Marco Pantani, seul dans sa chambre d’hôtel, avait un goût beaucoup plus amer, car le cycliste déchu est mort seul, sans assistance et sans amis. Socrate a eu la mort qu’il désirait, car il avait beaucoup à dire, Pantani qui n’avait pas grand-chose à déclarer sur ses souffrances, est mort seul et comme un chien. Et cependant, dans la fin du cycliste italien, il se retrouve une dimension pathétique que les Grecs n’auraient pas reniée. Marco Pantani n’est bien évidemment pas Socrate malgré sa dimension tragique, nul n’en doute. Il ne suffit pas de mourir d’une manière remarquable pour être philosophe. Car savoir mourir est hélas un art qui ne permet pas de jouir a posteriori de sa composition d’artiste. Tout comme ces encres japonaises, réalisées en quelques secondes d’un seul trait de pinceau après des heures d’observation et de méditation par un maître en calligraphie, la mise en scène de sa mort demande une longue préparation afin de ne pas rater une tentative qui ne peut être qu’unique, au risque du discrédit et de ridicule. Le suicide est souvent spontané, réalisé dans un moment d’excitation intense, rarement préparé de longue date, comme celui de l’écrivain polonais Potocki qui lima le bouchon de sa théière d’argent pendant deux ans avant de se le tirer dans la tête. Le suicide du sage est trop sérieux pour se transformer en pantalonnade bouffonne à répétition comme les énièmes adieux d’un chanteur vieillissant au Zénith ou à l’Olympia. Mishima, esthète, homosexuel et élitiste mourut finalement de manière très socratique, imposant son suicide à ses contemporains comme un désaveu à leur renoncement.

Il peut paraître paradoxal de parler de suicide dans un article dédié au plaisir, mais le jouisseur qui aime la vie est souvent effrayé par la survie qui le menace à terme et préfère quitter un monde qui ne le satisfait plus et ne lui apporte que souffrance et désillusions. Le suicide est quelquefois une forme extrême d’amour de la vie, un jusqu’au-boutisme qui dans certains cas place le plaisir inatteignable au-dessus de l’existence et de la matérialité du corps. La prévention du suicide n’a de sens que si elle apporte une solution efficace et réaliste à celui qui est las de sa vie plus que de la vie. Sinon, elle peut se présenter comme un acharnement abusif et intrusif dans la liberté d’autrui. Maintenir à la vie un infirme, un grand malade, un grand désespéré contre sa volonté est loin d’être une œuvre pie, mais une intrusion intolérable contre le libre-arbitre de l’individu. Car la mort n’est pas ce qu’il puisse arriver de pire à un individu. Seuls les chagrins d’adolescent et les bouffées délirantes des grands psychotiques méritent d’être pris en charge d’une manière un peu plus dirigiste car il s’agit d’immaturité, de folie passagère ou de dérèglement total des fonctions cognitives. Pour les autres qui souffrent et qui en ont conscience, c’est à eux de décider si cela vaut le coup de continuer à vivre. Par contre l’euthanasie ou l’assistance au suicide ne sont concevables que pour des individus ayant perdu la capacité physique de mettre fin à leurs jours car trop faibles ou dans le coma. Dans les autres cas, le suicide doit rester une démarche individuelle responsable. Il s’agit d’un acte bien trop personnel pour le laisser aux mains d’un tiers, fut-il médecin, quand l’individu concerné a encore la possibilité d’agir par lui-même. Le suicide, plus qu’une protestation et de renoncement est aussi un acte de jouisseur déçu.



8 réactions


  • Pierre-Marie Baty 28 avril 2012 11:25

    Bonjour M. Yang

    « philosophes décourageants » —> j’adore l’expression ! smiley Permettez que je m’en resserve...

    « Il tient des sophistes l’art de bien s’exprimer et de captiver et de sa mère sage-femme, l’art de faire accoucher les esprits. »

    J’aurais ajouté aussi qu’il tenait de sa femme Xanthippe une patience hors du commun... smiley

    A noter aussi que ses dernières paroles à son disciple furent, de manière très incongrue : « Nous devons un coq à Escualpe. Assure-toi de bien t’acquitter de cette dette ». Ce à quoi son disciple éploré répondit « Oui Maître, mais vois encore si tu as autre chose à nous dire ! » Il n’avait pas réalisé qu’Escualpe étant le patron des médecins, cette dette était en fait un ex-voto : et par sa mort Socrate affirmait guérir de la vie comme on aurait guéri d’une pénible maladie.

    Bonne journée smiley


    • Pierre-Marie Baty 28 avril 2012 11:28

      C’est un beau texte que vous avez écrit là, et je suis d’accord avec votre conclusion. Il est dommage que certains lecteurs se soient arrêtés à votre style provocateur pour l’évaluer négativement.


  • Georges Yang 28 avril 2012 12:54

    Il a peu temps, j’avais écrit
    http://www.agoravox.fr/actualites/religions/article/religion-et-plaisir-1-111397
    où je comparais la crucifiction aux 6.15 m de Serguei Bubka à la perche ; pour moi, la mort du Christ et celle de Socrate tiennent de la performance et de l’esxploit sportif
    Mais on peut selon son tempérament y voir :
    - du narcissisme, haute opinion de soi
    - du masochisme, à la recherche de la sensation forte ultime
    - du fanatisme, « j’ai raison d’avoir raison » quitte à en payer le prix fort


  • luluberlu luluberlu 28 avril 2012 13:06

    Absolument ! d’accord avec ce texte, rien de plus banal au vivant que de ne plus l’être.


  • Sandro Ferretti SANDRO 28 avril 2012 15:43

    Bonjour Doc,
    Mourir est assurément un manque de savoir-vivre, et il y a hélas beaucoup de rustres et de mal-polis..
    Bien aimé le parralèle Socrate / Pantani.
    J’y aurais ajouté le suicide de Marcel Evea, dit « le sniper de Varces ». Un caractère celui-là.
    A presque 60 balais, 26 ans après s’étre rengé des voitures et des braquages, il part faire un contrat au fusil à lunettes, juste pour manger.
    Pendant ses 96 heures de garde à vue, il ne dit rien. A la juge d’instruction à qui il est présenté le soir de Noel 2008, il dit juste : « je vous souhaite de bonnes fêtes ».
    Et quatre ans plus tard, la veille de son procès, il se pend en cellule. Dernière phrase connue : à son avocate, la veille « allez m’acheter un journal, je trouve le temps long ».
    Un destin.


    • Georges Yang 28 avril 2012 20:09

      Bonjour Sandro
      Heureux de vous relire
      Au Zaire, en cas de mort inattendue, on disait parfois, il est mort impoliment


  • Abou Antoun Abou Antoun 28 avril 2012 19:51

    Bonjour Georges
    Bon texte et plutôt sage. Avez vous décidé de ranger votre costume de ’bad-boy’ ? La conclusion est parfaite.
    Le problème de la fin de vie assistée ne se pose effectivement que pour les personnes lourdement handicapées. Pour les autres, soucieux d’en finir et qui manqueraient d’imagination, il y a le livre de Claude Guillon et Yves Le Bonniec. Les docteurs doivent nous apprendre à vivre, et à mourir ...


    • Georges Yang 28 avril 2012 20:01

       Abou Je suis peut être un peu trash, mais probablement le seul à faire le rapprochement entre Socrate et Pantani !
      Le suicide est trop sérieux pour le laisser aux mains des médecins, l’euthanasie active se comprend pour les grabataires


Réagir