Sous le Soleil de Satan
Bernanos avait lancé l’expression dans l’ouvrage au titre éponyme, au premier chapitre du « saint de Lumbres » plus précisément : Connaître pour détruire, et renouveler dans la destruction sa connaissance et son désir – Ô Soleil de Satan ! – Désir du néant recherché pour lui-même, abominable effusion du cœur.
L’époque incite à relire Bernanos, Bloy, Maritain, Péguy, Baudelaire, Huysmans.. Ces grands et féroces contempteurs de la "Modernité". Ils n’ont certes pu empêcher l’avènement des catastrophes qui nous serrent de près à présent, qu’ils prévoyaient, et dont ils ont, à leur époque, tenté de disperser les causes. Ont-ils cru au succès prochain de leurs efforts ?.. Il était encore temps. En vain. Mais leurs textes, outre le plaisir de la lecture, nous permettront encore et peut-être de ne pas mourir totalement idiot et consentant.
Les années 30 s’interrogent à l’envi sur la nature, la valeur et le devenir du monde moderne, déjà largement vilipendé pourtant par les illustres prédécesseurs, Bloy, Huysmans, Hello. Se précise alors l’idée que la machine absurde qui s’est emparé des hommes et de la planète, dans la course à la connaissance, se développe et opère désormais sous son propre contrôle, en suivant rigoureusement deux principes très-simples : aller toujours plus vite et plus loin dans l’entreprise de destruction.. Tout en persuadant les aveugles bipèdes qu’ils marchent vers le progrès, les émasculant et lobotomisant méthodiquement, leur ôtant toutes possibilités de distinction et de réaction.
Vu sous cet angle, le mal serait une force bien rudimentaire comparée à celle des dieux, même les plus faibles. La machine à connaissance et à croissance serait un adversaire voué à la défaite face à la puissance de l’esprit. L’espoir se justifiait alors. On attendait beaucoup de Péguy, de Claudel, des hommes qui "glorifiaient une révolution dans laquelle l’esprit ne sombrât point". Péguy pensait pouvoir dénoncer le monde moderne avant qu’il n’ait pu manifester pleinement ses désastres et ses tares, c’est-à-dire "tuer" l’esprit. Il entendait désolidariser le monde spirituel des puissances de l’argent et du désordre naissant. Comme Bloy, Péguy voyait en la machine bourgeoise, en la puissance financière, les futurs maîtres absolus de la terre si personne ne s’y opposait, et il leur attribuait la cause de l’effondrement prévisible des structures sociales, de la civilisation.
A moins que la machine, à un point terriblement autoalimentée, ontologiquement séparée de l’humanité, émancipée, ne fasse qu’apporter le témoignage de la docilité et de l’absence irrémédiable de conscience du troupeau, de la responsabilité des victimes... C’est cette docilité et cette cécité qui serait ainsi le mystère primordial, métamorphoses et aboutissements mystérieux de toutes les prétentions à la connaissance. L’analyse se développe à partir de ces différents points de vue, chez Bloy et Bernanos surtout, qui stigmatisent chacun à leur manière la possible participation et la probable responsabilité de ceux qui subissent. Bloy n’y va pas de main morte, qui vitupère, clame, méprise, invective dans un registre étranger à Péguy ou à Claudel... Toujours est-il qu’il aurait fallu se méfier des machines bien plus tôt, elles sont trop contagieuses dit Bloy. On aurait du vacciner depuis longtemps, avec la détermination qu’on oppose à une vraie pandémie. Car la maladie, entre Bloy et Péguy, est devenue pandémie. Venue d’Amérique, elle s’est partout répandue, plus virulente que jamais, sans désormais rencontrer le moindre obstacle prophylactique, à l’exception peut-être de la résistance islamique dans la dernière décennie.
Bloy le dit, "tout ce qui est moderne est du démon". Dans ce sens, on pourrait affirmer que la postmodernité - si postmodernité il y a - sera de l’esprit. Un siècle après les premiers avertissements, on peut en déduire aussi que mêmes les riches, les bourgeois héritiers du commerce et des affaires, n’ont pas totales ni directes responsabilités dans cette marche inéluctable vers l’enfer : ils ne comptabilisent, par rapport aux desdicados et autres nouveaux fauchmen damnés de la terre, que quelques illusions supplémentaires, qui les feront tomber d’encore plus haut dans la poussière. Ils n’échappent déjà pas aux conséquences de leur inconséquence. Quant au politique, sa seule fonction est désormais d’instituer les derniers sacerdoces contemporains, de psalmodier les trois ou quatre lieux communs qui servent de doctrine "incontournable" (croissance, développement durable.. et autres fables) tout en partageant avec les nantis les dernières miettes du festin, les derniers spasmes de l’orgie.
Comme le mouton égorgé gisant à terre et perdant abondamment son sang songe encore à arracher quelques dernières bouchées d’herbes à sa portée, l’homme déjà immolé continue son rêve, coupe encore avec entrain de grands arbres, tarit les sources, empuantit le ciel, fabrique des ferrailles à plus puis, élève des tours toujours plus monstrueuses, trace des rues et des autoroutes, instaure des boutiques et des urinoirs publiques, sautille et se réjouit encore, avec l’insouciance des touristes du Titanic.
Une responsabilité toute particulière, que ne pouvaient préciser Bloy, Péguy ou Bernanos à l’époque, pourrait être recherchée dans l’industrie publicitaire monstrueusement boursoufflée, nécessaire excroissance d’un système productiviste et hyper-financiarisé, l’Opus Dei tentaculaire de la réclame, dont l’œuvre missionnaire universelle peut compter sur les hypocrites et torrentielles professions de foi des grands prêtres dont Tartuffe Bertrand, entre mille exemples, est un éminent représentant (j’ai lu son indigeste pâté publicitaire expressément confectionné pour la fête de la Nativité, le catalogue Goodplanet, qui sonne drôlatiquement comme godemichet, qui propose pas moins de 1000 façons de "consommer responsable" nous assure-t-on. Vous y trouverez, entre autres âneries coûteuses et criminelles, des couches en fibre de bambous à 276 fifrelins les quinze.. De quoi apprendre aux petits enfançons à ne faire qu’une fois par semaine en leur caleçons).
Les marchés mondialisés du sport et du spectacle complètent ces formes de la nouvelle sauvagerie non seulement admise, mais promue à longueur de spectron, « associant étrangeté, rudesse, grossièreté, inculture et cruauté » comme l’écrit Marc Perelman (Le sport barbare – critique d’un fléau mondial) et s’acharnent littéralement à détruire les derniers vestiges des sociétés traditionnelles, des structures en accord avec la Terre.
Céline avait lui aussi prévenu, en mille discours rageurs et éblouissants, cinquante ans à l’avance. La télé est dangereuse pour les hommes. Personne ne pourra empêcher maintenant la marche en avant de cette infernale machine. Mort à crédit.. Perspicace.
Que faire ? Partir d’un gros rire sombre, sarcastique et salutaire à la Baudelaire, céder à l’effet comique, au rire produit par l’abîme obscène entre l’immense illusion qui est la marque de l’époque, et toutes les misères de la terre, famines, épuisements, violences, guerres, vide spirituel.. En attendant la parousie... Ou un improbable salut tout en douceur et inattendu ?
L’absence de pensée, si radicalement attestée, ne peut plus être affrontée par des moulinets d’idées... Le grand Don Quichotte américain lui-même, porteur un instant des couleurs d’un ultime sursaut idéaliste, encaisse son prix Nobel en tisonnant ses guerres, se fend d’un tour de piste à Copenhague sans pouvoir imposer la moindre mesure concrète, se cogne au mur de l’impossibilité lorsqu’il veut faire passer ses réformes du système de santé... Gandhi, Hitler ou Staline eux-mêmes, derniers révolutionnaires potents de lumineuses ou sinistres mémoires, n’y pourraient rien aujourd’hui. La machine monstrueuse de la modernité s’appartient totalement, sans partage, authentique totalitarisme. La barbarie qu’elle a mis bas s’est multipliée et généralisée, universalisée au sens propre du terme, et a presque envahi la terre entière. Elle n’a donc plus rien à craindre d’un quelconque ennemi qui viendrait de l’extérieur. Aucun être vivant ne peut l’arrêter. Pourtant..
Les bouleversements dont les signes annonciateurs s’amoncellent même aux yeux des plus distraits observateurs, ne seront pas conduits, cette fois-ci, par des voyous à croix torves sur la manche, ni par des arimaspes à deffe de comptable frappées d’étoiles carminées ou surchargées de broderies falquées.. Mais par maman Terre elle-même.. Une autre affaire. Retour à l’ordre immanent et nécessaire.
Mais à quel prix ? Et dans l’enchevêtrement de quels événements ? Qui potest capere capiat.