« Sunrise : A Song of Two Humans » (Murnau) : une ode à notre bonne étoile
Lumière artificielle et intelligence biologique. (Avertissement : divulgâchages en masses)
Souvent décrit comme le chef d’œuvre de son auteur Friedrich Wilhelm Murnau, « Sunrise : A Song of Two Humans » (traduit en français par « L’Aurore », titre enchanteur qui a l’inconvénient de supprimer une partie importante du propos, voire même le contredit) est aussi réputé pour être le couronnement du cinéma muet. Janet Gaynor et George O’Brien y interprètent à la perfection des archétypes auxquels ils donnent toute la chair et l’âme possibles. Nous avons la chance d’avoir une bande-son synchronisée d’époque qui capture l’esprit du temps (1927), nous avons aussi la chance que les personnages ne parlent pas et que les intertitres, comme souvent chez le Murnau mature, soient rares. Cela nous donne tout le luxe de percevoir tout le mouvement, pur d’interférence, sur toute sa durée. La parole humaine est une inertie dont seuls quelques sourds profitent.
L’intrigue est élémentaire : un homme de la campagne, poussé par une femme de la ville venue en vacances qu’il désire ardemment, fait le projet de tuer son épouse avec qui il vivait un amour limpide, charnel et spirituel à la fois. Le projet n’aboutit pas, la femme s’enfuit, l’homme qui se reproche son intention la retrouve à la ville, ils s’y retrouvent, l’amour les retrouve, ils retrouvent leur village, la nuit faillit les perdre, la connaissance les sauve. Le Soleil vient briller sur le village.
Le Soleil, c’est le premier des éléments manquants de la traduction française du titre du film. Un élément essentiel, dont la présence en fin de narration constitue l’évènement le plus important, un fait décisif, qui vient s’opposer à tout ce qui a été narré et dépeint avant son arrivée.
Reprenons : le meurtre qui n’aboutira pas est conçu en pleine nuit sous les auspices de la Lune, les retrouvailles se feront dans l’enceinte d’une église, se prolongeront dans la ville éclairée, seront mises en péril pendant un orage nocturne. Les oppositions sont simples : la Lune est naturelle, les lumières de la ville sont des artifices. Les pulsions générées par l’apparition de la Lune, le sommeil de l’épouse, le désir et l’agressivité de l’homme, vont de soi. La femme de la ville, qui fait miroiter à l’homme les prouesses des éclairages artificiels de son habitat (lesquels à l’image viennent se superposer à celles de la Lune), est vêtue pour être la plus spectrale possible et n’incarne qu’une promesse vague que l’illusion du jeune homme se représente dans le plan le plus célèbre du film, où cette femme, dans diverses positions sensuelles, s’incruste comme une image à l’intérieur du réel diégétique pour tenter l’homme de commettre l’irréparable. Elle est une force troublante qui ne vient de nulle part, qui trouve sa place seulement en insistant, qui n’a pas été invitée, qui ne devrait pas être là. Elle perturbe et divise. Elle trouble la poursuite de l’harmonie, s’oppose à l’intelligence biologique en décrétant qu’il en existe une autre, d’essence qui nous serait propre. Ce n’est pas la connaissance qui est en faute, c’est autre chose, une faille sans nom que le film ne désigne jamais comme la marque d’un hybris.
Lorsque le couple se retrouve à la ville, leur amour est bien entendu représenté à l’écran, mais il est représenté comme un amour qui refuse toute représentation, en tout cas l'écarte sans y prêter attention : au salon de coiffure mixte, l’homme se fait juste raser parce qu’il pique et la femme préfère garder sa coupe de cheveux ; la séance chez le photographe les amène à poser comme s’il n’était pas là ; la fête foraine est une occasion de flâner à deux ; la danse paysanne concédée au public du dernier endroit à la mode ne les amène aucunement à en tirer gloire. L’univers de services et de sourires promis par la ville est une fantaisie sympathique, mais qui n’a aucunement vocation à remplacer l’élevage et l’agriculture, à se soustraire aux joies d’une vie sacrifiée comme toute autre à la reproduction de ce qui est voué à être consommé ou à disparaître. Pour rester au sommet de la chaîne alimentaire, il faut nourrir ce qui nous nourrit.
Ici, le refus de la lumière artificielle coïncide avec le refus de la représentation. Tout l’artifice créé pour le film est au service de leur dénonciation (de la même façon dont la réclame pousse le piéton à acheter une voiture pour se rendre en touriste là où le béton n’a pas encore poussé). Le Soleil vient s’imposer sur le village comme il ne peut pas s’imposer dans les villes ; plus hauts les immeubles, plus nécessaires les ampoules. L’ampoule étant le symbole du savoir humain le plus élevé : celui d’illuminer à la place de l’étoile en chef. Nous n’acceptons simplement pas que certaines parties du monde soient exactement placées pour rester dans l’ombre.
La ville est comme une fête. Que les lumières restent allumées parfois pendant la nuit, c’est formidable. Mais elles n’ont pas vocation à se prolonger au-delà du raisonnable, car la tempête peut survenir et on se verra bientôt impuissants quand elle déferlera. Nous devons nous contenter de la lumière du jour, de l’intermittence du spectacle, laquelle est belle en soi et donne vie aux plus belles relations, loin du caractère forcé de celles qu’on entretient en ville. Le film semble dire que ce nous vivons actuellement, le développement des villes, l’électricité, le service et l’information comme seules issues, est une simple parenthèse, une minuscule brèche dans le temps.
La fête finira. La lumière électrique de la ville introduit une dissonance dans les rythmes humains qui pousse à accélérer la rapidité du mouvement ; l’éclairage continu nie la nécessité du repos et démystifie la pulsion de mort. Le meurtre devient une commodité comme une autre, l’amour est désacralisé. Mais le Soleil reviendra. Il faut être optimistes, même si ce n’est pas pour nous-mêmes.
Le second élément manquant du titre français est la chanson. Une chanson sans paroles mais comme déjà mentionné sonore. Les klaxons et les moteurs cesseront. On réentendra la pluie, le souffle du vent et la musique (la musique, c’est le chant de ce Soleil muet).
Le troisième élément manquant du titre français est l’humain. Il y en aurait deux. Un homme et une femme. Évidemment, si on en reste au cadre du film, il ne saurait être question de PMA. Quoique.
Ce sera certainement long pour retrouver le Soleil, la chanson et l’humain. Il faudrait oublier comment faire du feu. C’est tout un art de faire du feu, c’est tout un art d’oublier. Depuis 1927, de nombreux artistes ont réitéré ce type d’avertissement à la communauté, sans jamais être aussi directs, archaïques ou nuancés que Murnau. Mais le miroir nous distrait.