lundi 8 novembre 2010 - par Vincent Delaury

« Vénus noire » : au temps du zoo humain

Bon film que la Vénus noire, par Abdellatif Kechiche, mais film difficile parce que se donnant à voir sans concession, sans fioriture, sans compromis. D’une part, son sujet, tiré d’une histoire vraie – la vie et le procès de la Vénus hottentote -, est poignant et, d’autre part, le traitement du récit ne nous épargne rien de ce qu’elle a subi de 1810 à 1815, de Londres à Paris. Kechiche prend le parti de tout montrer. Il ne pratique pas l’art de l’ellipse qui pourtant, au cinéma, est gage en général, au moins depuis Tourneur et sa Féline (1942), de bon goût ; selon le principe bien souvent opérant que « suggestion vaut mieux que monstration ». Dans Vénus noire, le cinéaste, qui livre ici son film le plus sombre, ne cache rien du chemin de croix de Saartjie Baartman : cette jeune Sud-Africaine (1789-1815) qui fut exhibée en Europe tel un animal de foire parce qu’elle avait, en tant que femme callipyge, des fesses exagérément développées et… des parties génitales hypertrophiées. On suit donc, pas à pas, son destin tragique : de la foire aux monstres à la monstration de sa dépouille disséquée par l’Académie des sciences, en vue d’être exposée au Musée de l’Homme à Paris (jusqu’en 1976), via les salons libertins, le bordel puis le trottoir. Cette volonté de TOUT montrer est dérangeante. On va jusqu’à voir le scalpel entrant dans la chair pour prélever des parties du corps humain (cerveau, organes génitaux) qui seront exposées ensuite dans des bocaux de formol. Vénus noire, interdit aux moins de 12 ans, est un film qui n’est pas commode. Il interpelle le spectateur : qui es-tu toi qui viens au cinéma, un voyeur ?

Film incommode (du 4 sur 5 pour moi), Vénus noire ne triomphe d’ailleurs pas en salle, comme s’il était difficile de se pencher sur certains films - Hors-la-loi non plus n’a pas rencontré son public - présentant une page sombre de l’Histoire de France, relevant de son passé colonial et de son regard condescendant, voire humiliant, sur autrui. Ceux qui voient Vénus noire, ce qui relève déjà d’un réel effort car le film est lourd, sont partagés. Entre ceux qui quittent la salle avant la fin, ceux qui durant la projection sont pris de ricanements nerveux (c’est aussi un mécanisme d’auto-défense pour se protéger d’un trop-plein d’images crues) ou encore ceux qui n’aiment pas le film, voire le refusent, Vénus noire ne laisse pas insensible. Il questionne, agace ou au contraire impressionne. Mathieu Macheret de Critikat.com écrit à propos de la vénus traitée par Kechiche : « Un corps qui se montre. Un monstre. Vous avez compris ? Le coupable, c’est vous. » ; et Marie-Noëlle Tranchant, du Figaroscope, de réagir : « (…) un ressentiment punitif, en longues scènes monocordes, insistantes, répétitives, méprisantes, comme s’il voulait faire payer au spectateur les insultes subies jadis par la pauvre Saartje. » Personnellement, je comprends leur ressenti mais je ne le partage pas car le film ne parle pas seulement du racisme colonial. Vénus noire nous renvoie également à la société du spectacle, celle d’hier (les foires aux monstres, les fêtes foraines) comme celle d’aujourd’hui (la télévision, le cinéma, le tout-numérique). Baartman est aussi morte de ça : moins d’une pneumonie, comme ce qui a été dit officiellement à sa mort en 1815, que des mauvais traitements et des heures de représentation sous les sunlights de baraquements foireux ; bref, du tout-spectacle fait au détriment de sa santé. Tout sacrifier au spectacle, voilà ce qu’a enduré, en plus du racisme colonial, la Vénus hottentote. Scène révélatrice d’ailleurs dans le film : un journaliste parisien, pour faire vendre son papier sur la Black Venus, demande avec insistance à celle-ci si elle est une princesse dans son pays. Sarah Baartman demeure muette, puis finit par lui dire non. Pour autant, Charles Mercailler choisit tout de même pour son article d’en faire une princesse car il sait que ça va séduire ses lectrices. Pour alimenter la société du spectacle, il passe outre la vérité afin de répondre aux sirènes médiatiques et toc. On préfère l’image, l’artifice, à l’être, de chair et d’os.

André Breton avait donc vu juste : « Il viendra un jour où les images remplaceront l’homme et celui-ci n’aura plus besoin d’être, mais de regarder. Nous ne serons plus des vivants, mais des voyants. » Voire des voyeurs. Et Kechiche, avec intelligence et sincérité quant à son positionnement d’homme de spectacle (réalisateur de films donc créateur d’images), nous interroge là-dessus. Sur les rapports étroits entre le regardé et les regardeurs. Entre le spectacle, qui se donne à voir, et les spectateurs, ceux du film (spectacles de Piccadilly Circus, soirées privées, maisons closes) mais aussi nous-mêmes. Certes, ce n’est pas nouveau, on connaît les vertus cathartiques des arts du spectacle (en tant que tremplins pour servir d’exutoires ou pour vivre des existences par procuration), mais Vénus Noire, tel un miroir servant de révélateur, questionne sans chichi la portée morale de notre regard. Jusqu’où est-on prêt à regarder ? « Je veux vous voir », déclare le zoologue Georges Cuvier à une Saartjie qui s’accroche à son pagne comme ultime refuge pour garder un semblant de dignité humaine. Cette femme africaine, « stéatopyge jusqu’à la faute » dixit un contemporain, est un animal exotique, un objet de curiosité, une attraction sexuelle. Si le film décide de TOUT montrer, c’est parce qu’étymologiquement, comme le rappelle Gilbert Lascault dans Le monstre dans l’art occidental (1973), le mot monstre a des liens avec montrer. Le monstre, c’est celui qu’on montre, qu’on exhibe, c’est la bête de foire qu’on donne en pâture à un public friand de voir en ce qui est étranger quelque chose qui ne serait pas humain. La Vénus hottentote est présentée dans une cage, elle passe pour être d’une nature incontrôlable : c’est le… continent noir, dans tous les sens du terme. Cette part obscure de l’humain, renvoyé à son animalité la plus inquiétante, a tout à voir avec le sexe : « La monstration du monstre avait alors le même caractère sulfureux et interdit que la monstration d’un sexe. » (Sophie Gosselin, Des monstres à la monstration). Vénus noire montre très bien cette attraction-répulsion envers Saartjie Baartman. Réaux, l’un des escrocs qui l’exploite en en faisant une esclave pour le grand spectacle, la désire, l’embrasse avec ardeur. Et Cuvier se sent obligé de rappeler à l’Hottentote qu’il veut la mettre à nu uniquement au nom de la science, comme si quelque part il refoulait quelque chose en lui qui l’anime et qui serait extrascientifique, « Est-ce qu’on peut à présent lui retirer ce satané pagne ? Il s’agit d’une observation à caractère scientifique. (…) Allez, ôtez-moi ça tout de suite.  » A sa mort, et comme s’ils voulaient l’avilir encore plus, ces scientifiques (Cuvier mais également Etienne Geoffroy Saint-Hilaire, professeur de zoologie) se vengeront de son refus, et qui sait de son sexe (odor di femina), en exhibant son moulage sur nature et ses organes dans des bocaux en verre. Jusqu’au bout elle sera une bête de foire.

Jusqu’en… Afrique du Sud même. Car, lorsque le générique final de Vénus noire défile au bout de 2 heures 40 éprouvantes, on voit, à l’aide d’images d’archives télévisuelles, sa dépouille mortelle revenir en Afrique du Sud le 29 avril 2002. Ce retour est fêté en grande pompe par son peuple d’origine et par Mandela. Mais encore une fois, et même si c’est pour la bonne cause (le retour d’une enfant-martyr au pays), Saartjie Baartman est moins vue pour ce qu’elle est – une femme - que pour ce qu’elle représente : une image, un blason, un symbole venant, pour une énième fois, s’inscrire dans une mise en scène spectaculaire. Heureusement, entre ces deux pôles (de son exploitation en 1810 comme bête de foire à Londres jusqu’à son instrumentalisation en 1817 par les scientifiques français), Kechiche a pris le temps de filmer LA femme qui, pendant de courts instants, affirme sa liberté : elle porte les cheveux courts, elle fume et a des exigences d’artiste. En outre, Kechiche, loin d’être impudique avec elle, maintient à son égard une certaine opacité. Elle reste un mystère, pour lui comme pour nous. Bien sûr, on pense sans arrêt à Elephant Man (1980) mais également à Lola Montès (1955), ultime film d’Ophuls qui montrait la dignité d’une femme face au voyeurisme du public ; « Je trouve effrayant ce vice de tout savoir, cet irrespect devant le mystère. » (Max Ophuls). En espérant ne pas me tromper, je pense que Kechiche pourrait dire la même chose. 

 



16 réactions


  • Internaute Internaute 8 novembre 2010 10:16

    Peut-être que le film n’a pas de succès justement parceque les spectateurs ne sont pas des voyeurs. D’aprés ce que vous dites, Abdellatif Kechiche se comporte exactement comme ceux qui montraient la Vénus Hottentote. Il fait de la surenchère sur des images crues pour attirer les foules et remplir son portefeuille.

    Le tout est arrosé de l’inévitable leçon anti-raciste et culpabilisante qu’adorent les masochistes et les bobos. Ce doit être le seul public de ce film. S’il n’a pas de succès, c’est bon signe. La santé mentale du public s’améliore.

    Il faut se replacer dans le contexte de l’époque. Il n’y a pas si longtemps à la foire de Nice il y a avait une roulotte avec Térésina la Canadienne, la femme la plus grosse du monde et cela ne choquait personne. Elle était aryenne, alors ce n’est pas grave et ne mérite sûrement pas un film.


    • Castor 8 novembre 2010 10:24

      Assez d’accord sur le fond.

      Mais fallait-il pour autant s’abstenir de faire le film, je ne crois pas.

  • morice morice 8 novembre 2010 10:19

    Encore une fois vous passez à côté du sujet : c’était le moment où jamais de parler d’autres phénomènes du même genre, comme celui décrit par Daeninckx dans Cannibale avec Gocéné, lors de l’exposition coloniale de 1931..


    on est alors 9 ans avant la guerre et on va montrer des Kanaks comme des animaux...



     1931, l’Exposition Coloniale. Quelques jours avant l’inauguration officielle, empoisonnés ou victimes d’une nourriture inadaptée, tous les crocodiles du marigot meurent d’un coup. Une solution est négociée par les organisateurs afin de remédier à la catastrophe. Le cirque Höffner de Francfort-sur-le-Main, qui souhaite renouveler l’intérêt du public, veut bien prêter les siens, mais en échange d’autant de Canaques. Qu’à cela ne tienne ! Les « cannibales » seront expédiés.
     Inspiré par ce fait authentique, le récit déroule l’intrigue sur fond du Paris des années trente – ses mentalités, l’univers étrange de l’exposition – tout en mettant en perspective les révoltes qui devaient avoir lieu un demi-siècle plus tard en Nouvelle-Calédonie.


    vous aviez un sujet en or, vous gâchez tout avec un blah blah pseudo branché, verbeux, totalement inutile. Un ratage en règle !

  • Francis, agnotologue JL 8 novembre 2010 10:21

    « Vénus noire ne triomphe d’ailleurs pas en salle »

    Il y a de l’espoir : les spectateurs ne sont pas des téléspecateurs.

    A bon entendeur ...


  • Le péripate Le péripate 8 novembre 2010 11:29

    Le regard était moins dressé à cette époque et le mot science avait un sens. Je souhaite à tous ceux qui font profession d’antiracisme le dixième de l’intelligence de Cuvier et de faire autant pour l’humanité.
    D’ailleurs tant qu’à refuser la science, refusez la technique, la médecine, les droits de l’homme, toutes ces choses détestables enfantées par l’Homme Blanc. Ce sera un minimum cohérent.


  • LE CHAT LE CHAT 8 novembre 2010 12:51

    on avait eu Man to Man dans le même genre , du temps de la splendeur des explorateurs , c’était la mode d’exhiber les trouvailles ...

    mais aussi les curiosités locales ...

    Je suis d’accord comme beaucoup que cela relève du voyeurisme malsain..


  • voxagora voxagora 8 novembre 2010 14:09

    Que de contorsions pour justifier le voyeurisme du réalisateur !



  • Massaliote 8 novembre 2010 17:16

    Dans la même veine exhibitionniste, à la recherche de la vérité en danger et de l’obligatoire défense des minorités opprimées, joignons nous à notre ineffable Dany qui-aime-tant-les-petits-enfants smiley L’affaire Michel Cureau : Daniel Cohn-Bendit s’insurge ! smiley smiley smiley


  • easy easy 8 novembre 2010 22:14


    Posons que le voyeurisme consiste à jouir du spectacle qu’offre une personne qui, toute à ses affaires ou à ses souffrances soit l’ignore, soit ne dispose pas de temps ou de moyens pour nous en faire procès. Au point qu’elle peut même se faire une raison de cette situation inéquitable et se contenter d’une moindre compensation pécuniaire.


    Et bien depuis la décolonisation, nous avons de plus en plus l’impression que celui dont nous profitions autrefois en tant que voyeur, nous a démasqué et nous le dit parce qu’il nous connaît mieux, parce qu’il peut nous faire procès dans notre langue, parce qu’il dispose de plus de temps, parce qu’il dispose de preuves, parce que notre voyeurisme perdure.


    Le voyeurisme ne figure pas dans la liste des péchés capitaux.
    Mais depuis un siècle c’est probablement celui de nos traits qui nous fait le plus honte et cela essentiellement parce que nous avons l’impression que ce trait n’est pas universel, qu’il est très caractéristique de notre communauté et que nous avons été démasqués par ceux dont nous jouissions en toute impunité. 


    Il s’agissait de jouissances de tous ordres, pas seulement scopiques, même si dans voyeurisme il y a d’abord voir.
    Ils ne sont pas rares les témoignages de touristes actuels qui n’arrivent pas à prendre place dans un cyclo-pousse au Vietnam, par honte de se sentir profiter de quelqu’un qui sait désormais clairement qu’on profite de lui (et cette nouvelle honte pose alors problème aux cyclo-pousseurs). Ils ne sont pas rares non plus ceux qui hésitent à prendre en photo des femmes Hmongs au seins obus. Des gueux d’ici ou d’ailleurs nous proposeraient de nous porter sur leur dos, aucun d’entre nous n’oserait (à moins de pouvoir porter le porteur à son tour)

    Même pour le massage, il y a désormais cette difficulté à en jouir quand le masseur peine à l’ouvrage.

    Cette honte d’avoir été démasqué joue jusque dans la restauration où nous commençons à être gênés de déranger un serveur, jusque dans le spectacle de cascadeurs, de courses automobiles, de combats de boxe, de corridas, de zoos, dans la traction attelée. Ca va si loin, cette culpabilité que nous en arrivons à avoir honte de jouir d’un foie gras, d’un chapon...
    L’oie, le bec maintenu à la verticale, le gosier violé, nous regarde d’un oeil torve « Maintenant, je sais » 


    Vénus noire est un film sur notre voyeurisme à l’époque où il n’était pas encore démasqué.
    Ce que Saartjie Baartman ne pouvait pas nous dire autrefois, alors même qu’on lui offrait un procès sur un plateau d’argent, elle peut nous le dire aujourd’hui et ça nous fait rougir jusqu’aux oreilles.

    Concernant ce que le malheureux subissait, ce n’était pas toujours de notre fait. Si une Blanche était très poilue, ce n’était de la faute à personne. Mais son mauvais sort pouvait satisfaire notre plaisir de la voir souffrir sans qu’elle puisse nous faire procès. Mieux même, contre une piécette, le mendiant, l’infirme, le bossu, le malheureux, la bonne, le groom, la strip teaseuse, peut en venir à nous remercier d’avoir joui du spectacle de sa misère.


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