Vroum, « The Bikeriders » au cinoche, un chouette film de mot... art !
- Benny (Austin Butler) sur sa vieille pétoire, « The Bikeriders », 2023, par Jeff Nichols
Dans un bar de la ville (Chicago, 1965, film inspiré de faits réels, qui a en fait été tourné à Cincinnati et ses environs), Kathy (campée avec talent par Jodie Comer, vue précédemment dans Le Dernier Duel, 2021, de Ridley Scott), une jeune femme au tempérament bien trempé, croise Benny (Austin Butler, qui jouait Elvis dans le Baz Luhrmann, 2022), un dur à cuire à gueule d’ange, entre James Dean et Christopher Walken, venant d’intégrer la bande de motards des Vandals, elle tombe aussitôt sous son charme. À l’instar du pays tout entier, ce gang dirigé par l’énigmatique Johnny, une masse mutique, qui n’est autre qu’un ex-chauffeur routier passionné de moto devenu leader charismatique du groupe, magistralement servie par Tom Hardy, évolue peu à peu, et pas forcément dans le bon sens : jusqu’à présent, ces motards gominés des années 1960, des laissés-pour-compte du système sans diplômes, aux blousons de cuir usés floqués d’écussons personnalisés, nous apparaissant comme autant de « rebelles sans cause » avec pour seule horizon d’espérance leur amitié chevillée au corps et les trajectoires rectilignes produites par leurs grosses cylindrées pétaradantes, accueillaient tous ceux qui avaient du mal à trouver leur place dans la société mais, désormais, et ce d’ailleurs sans l’aval de leur chef, cool mais coriace, dont la place est fortement contestée, les Vandals, issus à la base de la classe ouvrière, deviennent une bande de voyous sans vergogne, quittant la bonne vieille camaraderie de comptoir alimentée par du rock vintage à souhait et des bières blondes coulant à flots, pour glisser vers les chemins sinueux obscurs de la drogue, des jeux, de la criminalité et de la prostitution, ces gros durs au cœur tendre, amateurs tout de même de violence intense (ils se battent avec leurs poings ou une lame), seront bientôt – attention spoiler – remplacés par des têtes brûlées de la nouvelle génération, bas du front, porteurs d’armes à feu sans foi ni loi – il n’est pas interdit de penser ici à l’arc narratif du Parrain.
- Ça roule, ma poule, pour le cool Benny, dans « The Bikeriders »
Aussi, le feu follet fêlé Benny devra alors choisir entre sa loyauté envers le gang et Kathy, qui veut de prime abord le changer – « Toutes les filles pensent pouvoir changer un mec », dit Johnny à Kathy, lorsqu’elle tente de convaincre son protégé, le « motorcycle boy » blessé Benny, sauvagement beau comme Matt Dillon dans Rusty James (1983), d’arrêter la moto - pour finir par vouloir, par amour, surtout le protéger de lui-même ; c’est un électron libre casse-cou, autrement dit un trompe-la-mort capable de griller sept feux rouges d’affilée !
Vieux motards que jamais
« J’ai toujours cherché à aborder des thèmes universels dans mes films, précise le réalisateur américain Jeff Nichols, 45 ans au compteur (il est né en 1978), qui n’avait pas fait de films depuis 2016 (Midnight Special, on lui doit également le pénétrant, marqué de la même manière par la nostalgie et une pincée de romantisme libertaire, Mud. Sur les rives du Mississippi, en 2012). Car si l’histoire qu’on raconte possède une résonance universelle, il est alors possible de réaliser un film très personnel qui semble appartenir à une région et à une époque bien particulières et qui, dans le même temps, trouve un écho chez un public large et divers », avant de compléter récemment à la radio (in « On cherche tous notre place dans le monde », sur Franceinfo Culture (propos rapportés par Matteu Maestracci, de Radio France) : « [Ce film] parle de notre besoin d'identité, probablement une des forces qui animent le plus la culture en ce moment. On veut tous être unique, spéciaux, ce qui se comprend. Mais comme on cherche tous notre place dans le monde, on est naturellement attiré par les groupes, la foule. Souvent notre identité est façonnée par ces groupes, mais ça peut être dangereux. (…) Et j'ai vraiment ressenti du comportement humain dans le livre. Alors oui les motos sont incroyables, les habits aussi, mais si vous combinez les photos de Danny Lyon et les témoignages, c'est de la sociologie : il a vraiment étudié cette sous-culture, et en tant que raconteur d'histoires, ça me fascine. »
- Le bouquin homonyme à succès de Danny Lyon, plusieurs fois réédité, « The Bikeriders » (1968), l’histoire culte d’un club de motards pionnier, les Outlaws, fondé dans l’Illinois dans les années 1930, grande source d’inspiration pour le dernier opus en date de Jeff Nichols
Dans un entretien (« Je voulais vous emmener au milieu d’un groupe de motards ») accordé par le cinéaste aux critiques ciné Adrien Gombeaud et Yann Tobin de Positif (le n°760, juin 2024, propos recueillis le 11 avril 2024 entre Austin (Texas) et Paris, pp. 9-15), Jeff Nichols précisait encore : « (…) mon frère aîné Ben est un musicien. Il a toujours été le membre le plus cool de la famille, y compris dans ses goûts musicaux. Je suis allé le voir à Memphis, où il habitait avec son groupe de rap punk, dans un loft où Elvis Presley avait fait du kung-fu. J’ai commencé à feuilleter ce livre qui traînait par terre. Puis c’est devenu obsessionnel. J’ai pensé à en faire un scénario à partir du moment où j’ai lu les interviews qu’il contient. Combinées aux clichés, elles constituent le portrait d’une sous-culture. On sait que des photos seules peuvent mentir, mais avec ces entretiens francs, rugueux et politiquement incorrects, on perçoit la réalité de ce monde. S’il n’y avait eu que les photos, nous ne serions pas en train d’avoir cette discussion aujourd’hui. Puis, vers 2011, Danny a posté sur son blog Bleak Beauty de courts extraits audio des interviews d’époque. Entendre la vraie voix de Kathy me la rendait encore plus réelle et fascinante. Elle avait cet accent prononcé de Chicago, typique des années 1960 et aujourd’hui disparu. Il y avait aussi un extrait que j’écoutais en boucle de Zipco, le personnage que joue Michael Shannon, parlant des pinkos ("gauchos"). Quand j’ai pu joindre Danny Lyon, en 2015, il m’a donné accès à tous ses enregistrements, que j’ai numérisés. J’avais donc des heures de paroles des personnages réels, ce qui est inestimable. »
- L’équipée sauvage nocturne de Benny et Cathy (Jodie Comer) dans « The Bikeriders »
Avec ce sixième long-métrage, le cinéaste Jeff Nichols, des plus inspirés (il adapte en fait librement, tout en lui restant fidèle, l’album de photographies homonyme, publié en 1968, qu’il cite ouvertement en interviews, du reporter Danny Lyon (photographe et cinéaste américain, né en 1942, ayant participé au mouvement du Nouveau Journalisme photographique, incarné à l’écran par Mike Faist, tout en retrait, excellent), reposant sur sa fréquentation assidue des Chicago Outlaws entre 1965 et 1967, rivaux des célèbres Hell's Angels, ouvrage richement illustré composé tout autant de portraits de blousons noirs de cette époque, la plupart en noir et blanc, affichant des marginaux et fiers de l’être, que de précieux témoignages écrits des motards et de leurs compagnes), traite finement de la quête d’identité, celle-ci passant notamment, on l’a vu, par un sentiment d’appartenance, tout en regardant avec gourmandise voire fascination – il n’oublie jamais son job de metteur en scène - dans le rétroviseur des souvenirs de l’Americana, aussi bien réels que fictifs, si ce n’est fantasmés car, comme le rappelait Jean Baudrillard dans son essai Amérique en 1986, au sujet notamment de l’american way of life véhiculée très largement, depuis un bail, par l’industrie cinématographique hollywoodienne et son séduisant mirage aux alouettes : « Il faut entrer dans la fiction de l’Amérique, dans l’Amérique comme fiction. C’est d’ailleurs à ce titre qu’elle domine le monde. (...) L’Amérique n’est ni un rêve, ni une réalité, c’est une hyperréalité parce que c’est une utopie qui, dès le début s’est vécue comme réalisée. »
- Austin Butler (Benny) et Jeff Nichols sur le tournage de « The Bikeriders », ©photo Kyle Kaplan, détail / Focus Features
The Bikeriders, en plus d’être selon moi l’un des plus beaux films américains, contemplatifs et lyriques, oscillant entre l’innocence et les illusions perdues, l’utopie libertaire et le nihilisme punk, de ces dernières mois (et hop, je lui mets 4,5 sur 5, ©photos V. D., le seul petit bémol, histoire de pinailler, étant qu’il lui manque, avouons-le, une once d’originalité), est un film hyperréaliste, stylé et ciselé, de… sociologue qui, à mon avis, aurait certainement plu au Roland Barthes mythique des Mythologies (1957), fameux et brillant recueil d’une cinquantaine de textes analytiques dans lequel ce philosophe français (1915-1980), qui finira fauché par une camionnette, étudiait, on s’en souvient, sans œillères ni morgue, le phénomène même du mythe, dont celui de l’automobile (avec Jeff Nichols, c’est la moto), pour parler, au gré de l’actualité (ce bouquin, qui a fait date, a toujours à l’heure actuelle une grande influence sur les journalistes), des croyances, du système sociétal et du monde dans ses grandes lignes tout en se penchant, avec appétence et clairvoyance, sur le moindre détail du quotidien faisant sens.
Eh bien Nichols, en sacré filmeur et capteur de p’tits riens qui font toute une époque (sa précision cinématographique à tendance ethnographique, est épatante, en ce qui concerne la monstration des vieilles pétoires rutilantes, roulant à fond la caisse sur l’asphalte, des mains des pilotes pleines de cambouis, celui-ci s’infiltrant jusque sous les ongles, des coiffures, des vêtements, des accents ainsi que des attitudes qui deviennent formes), capte avec virtuosité une messe pour un temps présent révolu, au carrefour des sixties et des seventies, ainsi que la mythologie des deux roues, sur fond d’amitié, de passion et de délinquance, parfois de masculinité toxique, en allant, c’est le gros du film, des jours heureux d’un sympatoche club de motards carrément à l’Ouest, prônant liberté, insouciance et désœuvrement, en bon adeptes au long cours qu’ils sont de l’illustre On the Road Again notamment porté par les « grands héros » de la Beat Generation, de Jack Kerouac à Allen Ginsberg via William S. Burroughs, jusqu'aux États-Unis de l’après-guerre du Vietnam, à travers le dernier tiers de son long, se faisant au passage bien plus sombre (les losers des Affranchis, 1990, de Scorsese n’étant jamais très loin), soudain plongés qu’ils sont, ces États désenchantés voire désunis, dans une crise les rongeant puissamment de l’intérieur, à force de violence et de traumatisme.
- Benny et Johnny (Tom Hardy) dans « The Bikeriders »
Tout est cliché dans The Bikeriders, quel titre sonnant comme un standard rock !, et nonobstant ça prend, on se laisse embarqués par ce film linéaire à carburation lente, mâtinant flash-backs et virées nocturnes - pas vraiment de coups d’éclat là-dedans pourtant, il ne s’y passe pas grand-chose, les scènes de moto sont, la plupart du temps, à l’arrêt et l’on passe simplement de piliers de bar mollassons, estampillés « Vandals », bavassant tout en enfilant sans modération des binouzes, en étant tout juste prompts parfois à la baston, à des plages répétitives de pique-niques festifs orchestrés par des bikers tranquillous blagueurs, chantres nommés Cal, Johnny, Zipco, Brucie, Funny Sonny et autres Cockroach, sans étendard - ils se laissent porter par le courant -, de la clé des champs et de la vie communautaire sans prises de tête ; soit dit en passant, avec leurs cheveux ébouriffés, leurs visages-paysages burinés, leurs bagouzes à têtes de mort et leurs dents pourries, quelle troupe de tronches pas possible s'offre à nous ! Ces décalés, filant à tombeau ouvert sur le macadam à deux voies, retiennent fortement l'attention, en se tenant pourtant volontairement, et souterrainement, terrés dans leur micro-société répondant à ses propres règles, à distance de la norme. L’un de ces outlaws (hors-la-loi), à la cool, finira même paresseusement par gagner cinq dollars en se plantant avec sa moto vrombissante, labellisée Harley Davidson, et ce comme s’il n’était plus devenu qu’une caricature de lui-même, à la limite du clown, devant un cinéma qui donne Easy Rider (1969, alors interdit aux moins de 12 ans) de Dennis Hopper, avec Peter Fonda et Jack Nicholson, afin d’attirer les spectateurs. Quand à un autre, il finira même sagement, comme définitivement rangé des robustes motos customisées traçant leur route hors des clous, dans la police. En termes d’action, on a connu plus trépidant !
- Johnny et Benny dans « The Bikeriders » (2023, Jeff Nichols). Photo Kyle Kaplan / ©2024 / Focus Features
Un film de moto mais pas seulement
- Benny et Kathy, Austin Butler et Jodie Comer, dans « The Bikeriders »
Pourquoi suit-on néanmoins passionnément ces poisseux bikers aux motos chromées ? Tout d’abord, le film, grâce à son naturalisme de bord de route, donne étrangement envie, avec ses échappées belles, d’être avec eux : à l’instar, en quelque sorte, de Kathy qui, d’abord apeurée par eux dans le bar nébuleux obscurci par les volutes de fumées de cigarette, finit par se prendre d’affection pour ces motards prolétaires intrépides du Midwest, un peu à la manière d’une Jill McBain bienveillante (Claudia Cardinale) apportant de quoi boire à des cow-boys bâtisseurs épuisés à la toute fin d’Il était une fois dans l’Ouest, 1968. Puis, en croisant, comme d’ailleurs dernièrement le très solide Civil War d’Alex Garland qui donnait la part belle, au sein de guérillas explosives du côté de la Maison-Blanche, aux aventureux photoreporters, la photographie et le cinéma, The Bikeriders, avec sa facture simili-documentaire, fait preuve d'une réflexion fort habile sur le pouvoir de l'image, ses codes mais aussi ses limites, quitte à reprendre des poses de motards provenant directement du livre rétro de Lyon, tel par exemple le plan magnifique où Kathy découvre pour la première fois le bad boy Benny au bar, regard baissé de félin, avec ses deux mains appuyées sur un billard - elle en tombe alors aussitôt amoureuse, on la comprend, on dirait le James Dean diablement magnétique de La Fureur de vivre (1955) !
Toujours dans cette idée de noces heureuses entre ciné et photo, dans un entretien pour Libé (#13361, du 19 juin 2024, « La culture des outsiders est le lieu de naissance de tout ce qui compte en art, en musique, au cinéma », mots recueillis par Olivier Lamm, p. 21), Nichols soulignait : « [Les photos de Danny Lyon] m’ont aidé, indiscutablement. J’ai envoyé la même photo en couleur du livre à tous les chefs de département qui travaillaient sur le film : deux mecs assis sur leur moto à la station-service. Je leur ai dit : "Regardez bien la densité de cette image. La concentration de couleurs, de détails. Si un seul cadre de notre film donne une impression de densité équivalente à cette image, nous aurons réussi." » Eh, bien, cher Jeff, pari gagné, le résultat est tout bonnement bluffant !
- Portrait (détail) de Jeff Nichols à Venise en 2019, ©photo Nicolas Guérin/« Positif »
The Bikeriders séduit fortement par sa beauté plastique, bien souvent renversante, par ses déplacements, comme autant de chemins de traverse surprenants, dans le genre (c’est non seulement un film de moto mais aussi un film de gangsters et de photo, tutoyant le « journalisme gonzo » d’Hunter Thompson, à l’ultra-subjectivité revendiquée, tout en s’avérant être une belle histoire d’amour), ainsi que par son profond attachement, d'ordre sentimental, au cinéma d’antan : c’est, comment dire, un long-métrage à l’ancienne, prenant son temps, sentant bon les films de moto d’autrefois, façon vieux motards que j'aimais !, ses plans panoramiques s'appuyant notamment sur un tournage en 35 mm avec des objectifs Panasonic Série G anamorphiques et de la pellicule Kodak empruntés aux années 60 et 70, peuvent durer : « Je voulais réaliser, dixit Nichols revenant sur sa filmographie pour Le Figaro (n°24827, 19 juin 2024, p. 28), des films très simples, sans beaucoup de mouvement de caméra ni beaucoup de bruit. Cela tient peut-être à mon tempérament mais aussi à mon goût pour le cinéma des années 1960. Je lis parfois certaines critiques sur mes films et un commentaire revient souvent : "Ils ressemblent au cinéma qui se faisait avant." Je ne sais pas très bien ce que cela signifie mais ça ne me dérange pas. Je le prends comme un compliment. Cela vaut pour mon esthétique mais aussi pour ma façon de raconter les histoires. Je ne suis pas un vrai cinéaste. Je préfère de loin la littérature. » Ouf, le cinéma authentique existe encore !
C’est de toute évidence un long-métrage d’héritier, le récit du post-moderne Jeff Nichols, nostalgique au possible, venant délicieusement s’enrouler dans la jante mordorée, telle une madeleine proustienne de la sous-culture du Middle West à l’estampille rock, de ces grosses meules appartenant au gang motorisé fictif des « Chicago Vandals », au profil de perdants attachants, comme perdus face à des enjeux qui les dépassent.
Certes, Easy Rider, figure de proue du Nouvel Hollywood, est de la partie, mais également, bien entendu, le mythique Marlon Brando de L’Équipée sauvage (1953) de László Benedek (d’ailleurs, le laconique Tom Hardy, sans cesse en représentation là-dedans, emprunte les postures, les marmonnements rocailleux et la voix haut perchée de l’animal Brando puis, dans The Bikeriders, on voit même fugacement la star Brando, associée désormais aux bécanes et à la vitesse, en couverture d’un magazine télé, posant fièrement casquette de cuir sur la tête, appuyé sur son iconique Triumph Thunderbird), sans oublier les crépusculaires films eighties opposant des bandes rivales, tels Outsiders (1983), ayant la beauté d’un coucher de soleil annonçant la fin de l’innocence chez des teenagers des années 1950 au romantisme exacerbé (chromo flamboyant teinté de nostalgie rendant hommage à l’âge d’or du technicolor hollywoodien), et Rusty James, tous deux de Don Coppola, avec, pour ce dernier, Mickey Rourke, alors à l’acmé de sa beauté irrévérencieuse, dans le rôle du « Motorcircle Boy », ghostrider légendaire hantant les esprits tel un archange fantomatique émergeant des routes de l’enfer pour mieux y retourner.
- Devant le cadran d’une horloge sans aiguilles, ayant rendu l’âme, le flic (William Smith), Rusty James (Matt Dillon) et le Motorcircle Boy (Mickey Rourke) dans « Rusty James » (« Rumble Fish », 1983) de Francis Ford Coppola
Sous couvert d’un vernis nostalgique, empreint d’une puissante mélancolie, la geste référentielle de The Bikeriders, sans pour autant se la jouer copiste (Nichols, au classicisme assumé, ne s’inscrit pas dans la veine tarantinesque du recyclage permanent),va même lorgner, semble-t-il, du côté d’une certaine imagerie homo-érotique concoctée tant par le cinéma classique hollywoodien (je pense, par exemple, à La Rivière rouge (1948) de Howard Hawks, western associant un jeune fougueux (Montgomery Clift) et un vieil aguerri (John Wayne) ; l’aîné Johnny, dans un Bikeriders où les cylindrées bling-bling montées par des desperados ont comme remplacé les chevaux des cow-boys, est fou des échappements libres du chien fou Benny à la nonchalance insolente, voulant même lui léguer son club) que par le cinéma expérimental : eh oui, le « triangle amoureux » du film de Nichols, Benny/Johnny/Kathy, trois comédiens à la cinégénie manifeste du genre Actors Studio, n’est pas sans faire penser à l’iconographie fétichiste de l’ambiguïté masculin/féminin qui, à coups de blousons noirs, de marcels souillés par la sueur, de bottes de bikers, de gants en cuir dépassant de la poche arrière du jean et de clefs à molette, s’épanouissait à foison dans le film sulfureux et underground Scorpio Rising (1963) de Kenneth Anger.
Un regard féminin pertinent sur les burnés motards
Enfin, s’il s’agit, avec l’enthousiasmant The Bikeriders, d’un film somptueusement travaillé au niveau de l’image (son grain à la Nouvel Hollywood, qui n’est pas sans évoquer la photographie dé-saturée, comme ouatée, d'un David Hamilton et ses couleurs chaudes, ayant la patine revigorante du chromo, sont magnifiques), sa maestria visuelle ne doit toutefois pas masquer sa grande qualité audio.
En outre, il est à préciser que ce subtil film de moto, rendant hommage au souffle épique anticonformiste d'un Hollywood d'autrefiois libertaire, celui des seventies, souvent engagé dans les mouvements contestataires, avec une sympathie évidente pour les marginaux et une sévère méfiance vis-à-vis de toutes les formes d'autorité, ainsi qu'à l’acte photographique comme enregistreur du ça a été et tremplin pour un imaginaire débridé, est bel et bien du vrai cinéma, sachant délicieusement prendre la pose (joie de la méditation contemplative, de la tangente et de la pause, histoire de peaufiner un poster rétro emblématique en mouvement) ; hélas, soit dit en passant, il ne fonctionne pas trop, en termes d'entrées, au cinoche : dans l’Hexagone, il n’est plus distribué actuellement, par exemple, que dans une poignée de salles à Paname (une douzaine) et, pour l’instant, au total (chiffre arrêté au 10 juillet dernier), il ne comptabilisait, au box-office France, après trois semaines d’exploitation, « que » 146 476 tickets vendus, dont celui de votre serviteur (film vu à l’UGC Ciné Cité Les Halles, dans une toute petite salle),
Dommage, car c’est vraiment un chouette film, à la majestueuse amplitude dramaturgique : aussi, je vous le conseille, sans la moindre hésitation !, car il est parfaitement réalisé tout en étant admirablement coproduit par Arnon Milchan, à qui l’on doit tout de même, par le passé, des œuvres majeures comme Brazil (1985, Terry Gilliam) et Il était une fois en Amérique (1984, Sergio Leone), tous deux portés par le monumental De Niro.
- « The speedbiker Benny », dessin V. D., d’après un visuel du film de Jeff Nichols, « The Bikeriders » (2023), inspiré lui-même du livre homonyme du photographe Danny Lyon, feuille 24 x 32 cm, crayon, stylo-bille, pastel et acrylique, juillet 2024
Puis, comme évoqué plus haut, par-delà sa splendeur visuelle, il ne faudrait pas non plus passer à côté de ses indiscutables atouts sonores, particulièrement stimulants, participant pleinement de son ancrage réaliste au charme canaille des plus ravageurs : certes, dans The Bikeriders, il y a le bruit du moteur, tour à tour ronronnant ou détonant, des bonnes vieilles grosses bécanes, beaux engins aux allures d’animaux mécaniques rugissants roulant à tombeau ouvert sur le bitume chauffé à blanc, teinté par moments d'une couleur cendrée, qu’on prend vraiment plaisir à entendre, puis il y a également la bande- son rock du film, entraînante au possible, allant des increvables Stones aux immortelles Shangri-Las via les « doo-wop » roboratifs des Del-Vikings, à la saveur de bubble gum, I feel free de Cream, I Wanna Holler de Gary U.S. Bonds et autres This Little Light of Mine des Staple Singers, mais il y a surtout la voix-off particulièrement accrocheuse, agissant comme un très efficace storytelling, de Kathy, alias Jodie Comer (31 ans), épouse du « héros » dangereux, et sauvagement beau, Benny, à la mèche blonde rebelle d’éternel outsider, dont elle est follement éprise : « C’était l’âge d’or des motards, dit-elle dès l’entame du film, je ne m’étais jamais sentie aussi mal à l’aise, c’est là que je l’ai vu, j’ai eu le souffle coupé, cinq mois plus tard, je l’ai épousé. »
- Johnny (Tom Hardy), au parfum de légende, dans « The Bikeriders »
- Les amoureux Kathy et Benny dans « The Bikeriders »
Ainsi, et c’est surprenant, frais même, toute cette histoire d’hommes, plongés dans l’or noir dégoulinant et la mêlasse psychologique du mâle-être, est narrée avec distance, voire un certain second degré, par le biais, ou pas de côté, d’une touche féministe bienvenue, à savoir ce qu’on appelle le female gaze (ou « regard féminin »), permettant aux spectateurs d'aujourd'hui que nous sommes, hommes comme femmes, de prendre du recul par rapport à la mythologie old school, fonctionnant à plein régime, autour de cette bande de loubards au grand cœur qu’étaient ces bikers masculinistes largement héroïsés au fil du temps, non-exempts, pour autant, de fâcheux travers, à commencer par leur tropisme avéré pour l’hyper-violence machiste, écueil, favorable aux querelles intestines boostées par la guerre des coqs, qui, inéluctablement, poussera ces colosses aux pieds d’argile - l'attirant Benny est salement touché au talon d’Achille - vers la sortie de route, sur fond d’irrésistible crépuscule des idoles, parce que les temps changent, pour le meilleur (le pouvoir désormais aux femmes de tête) et pour le pire (la nouvelle génération de mecs désaxés, fragiles psychologiquement, tuant pour rien).
- James Dean ? Presque ! Austin Butler (Benny Cross), apparaissant aux yeux de Kathy telle une épiphanie de rock star, dans « The Bikeriders »
Cette actrice britannique, née à Liverpool, qu’est Jodie Comer, avec non seulement, pour camper formidablement la sémillante mais résolue Kathy, son accent singulier à couper au couteau de circonstance (c’est un rôle de composition, une coach de voix l’ayant aidée à le choper), mais aussi ses yeux de chat et sa robe rouge seyante, qui la conduira d’ailleurs de peu à échapper, à la suite d’un imbroglio, à un viol en bande désorganisée par des gros bourrins torchés, se joue bientôt, avec brio, de multiples facettes (à la fois innocente, amoureuse, fataliste, malicieuse, protectrice et fatale, dans un film gorgé de testostérone et de groupes d’hommes pas toujours fréquentables), pour finir par emporter largement, en se lovant, telle une équilibriste, dans la jonction épineuse du couple et du collectif, la mise, quitte à voler la vedette à ses partenaires de jeu, tant elle porte littéralement The Bikeriders, en s’en faisant la vive conteuse énamourée, et rapporteuse honnête des faits (d’armes), aussi bien sincère (elle témoigne d’une époque terminée, participant du folklore états-unien, diners, american graffitis, néons pop, drive-in et autres donuts) que souverainement espiègle – allez, vite, rien que pour sa voix 100% féminine, et voie féministe qu’elle se fraye, bille en tête, courageusement, apportant ici un contrepoint nécessaire à une masculinité écrasante limite asphyxiante : un Oscar pour elle !
- Jodie Comer est Kathy Cross dans « The Bikeriders » de Jeff Nichols, ©photo (détail) 2023 Focus Features, LLC
Et je lui laisse volontiers le mot de la fin (par contre, pour ce long, question son toujours, fuyez à toute berzingue la VF, elle bousille le film, le rendant débile ! PS : cher Mister Nichols, si je peux me permettre, contrôlez davantage les VF de vos longs-métrages, comme le faisaient de très près, par le passé, des maîtres tels Kubrick et Leone, les doubleurs abîment grave votre film, sinon !) : « J’ai compris que je ne devais pas hésiter à prendre l’espace qui me revenait (in le magazine gratuit Trois Couleurs n°207, juin 2024, pp. 42-44, propos rapportés par Timé Zoppé), J’adore qu’on suive son point de vue. Déjà, ça permet de donner une perspective différente de celle dont on a l’habitude. Et puis, c’est une hors-la-loi parce qu’elle est mariée à Benny, en plus de devoir s’intégrer à son monde, auquel elle ne s’identifie d’abord pas. (…) Elle est qu’il est, elle voit ce qu’elle voit, point barre. Quand elle se met à parler à Danny [Lyon], on a le sentiment que personne ne lui a jamais posé la question auparavant, qu’on lui demande pour la première fois ce qu’elle pense. Elle avait gardé tellement de choses. Là, elle était prête à tout lâcher. » Et, in fine, le lâcher prise de la complexe Kathy/Jodie, échappant de par son charisme, son fort caractère et sa beauté, au « convenable » qu’on attend d’elle (la femme au foyer effacée des fifties) fait vraiment plaisir à voir ; j'aime ce film au classicisme nostalgique, cultivant le goût des grands espaces à la Cimino, parce qu'elle est là, sans filtre, lumineuse et ludique.
The Bikeriders (États-Unis, 2023, couleur – 1h56). Réalisation et scénario : Jeff Nichols. Image : Adam Stone. Musique : David Wingo. Production : Arnon Milchan, Sarah Green, Sam Hanson, Fred Berger. Distribution : Universal Pictures. Avec Jodie Comer, Austin Butler, Tom Hardy, Michael Shannon, Mike Faist, Boyd Holbrook. En salles depuis le 19 juin 2024.