mardi 8 juin 2010 - par Benoît RIVILLON

Wozzeck fait son Voyage d’Hiver

Onomatopées, couleurs chatoyantes ou râpeuses, éclairages clair-obscurs alternant le plus pur lyrisme et le dramatisme le plus inquiétant, tel a été ce Voyage d’Hiver étonnant auquel le baryton Cyril Rovery et la pianiste Evelina Pitti nous ont conviés ce week-end, à Paris, au pied de Montmartre.

L’oeuvre est peut-être la plus célèbre d’entre tous les cycles de cette spécialité du chant qu’est le Lied. Sommet du chant classique, elle est au chant allemand ce que les Etudes de Chopin sont au piano.

Et justement, conscient de jouer dans d’autres cours que les Goerne ou les Hampson, le français Cyril Rovery prend le parti osé, risqué voire mortel, de nous emmener loin des sentiers archi-battus du genre récital. Le piano de Evelina Pitti, très égal, nous fait entrer de plain-pied dans la sonorité schubertienne somptueuse et élégante, qui nous fait reconnaître l’œuvre telle que nous l’avons déjà entendue. Et c’est la surprise : le baryton, proche du texte allemand jusqu’à l’extrême, nous emmène irrésistiblement vers l’effroi et la solitude du cycle, composé juste avant sa mort par le grand Franz Schubert.
 
Son Erstarrung semblait un cri lancé une dernière fois depuis les forêts glacées d’où l’on ne revient pas, et les lieder suivants, (“Wasserflut” détimbré, une trouvaille !) chantés à pleine voix mais comme sans force, renonçant presque à continuer d’avancer. Venaient de pures pièces de chant lyrique comme le “Hoffnung” où le baryton décidément très inspiré, se permit des désinences qui nous font immanquablement penser aux modulations effrayantes des lieder de Wolf, qui lui iraient si bien. Mais les prémices de la folie sont à venir. Avec quelques mines incroyables, tirées de sa volonté de coller au plus près du texte, on a été jusque dans l’expressionnisme allemand des années 20 dans “Die Krähe”, allant jusqu’à gratter le timbre jusqu’au sang dans les graves sombres de "la tombe" (“… treue bis zum grabe”). Rovery s’inscrit alors bien plus dans la lignée des chanteurs de récital comme Ian Bostridge par exemple. Il n’hésitera pas à s’assoir à l’avant-scène pour nous prendre quasiment dans les bras lors d’un dernier “Leiermann” ahurissant, désincarné, sans plus d’autre chant que des résonances… inoubliable. Avec Rovery, c’est Schubert qui fait Wozzeck dans sa culotte.

Sa déclamation post-viennoise nous a montré un singulier chanteur et sûrement un Wozzeck dans toute sa puissance et sa folie victimaire. Où sont les directeurs d’opéra, pour n’avoir pas songé à pareil rôle pour un garçon au pareil physique de scène ? Gare au comparaisons faciles avec l’autre baryton français Ludovic Tézier, les deux hommes, pour avoir la même origine marseillaise, le même volume vocal et être du même âge, ne sont pas de la même école. Si l’un excelle dans le lyrisme verdien où il est insurpassable aujourd’hui, l’autre a la rare nature des Wagnériens dont la beauté vocale est surprenante dans cette catégorie de voix.

Cyril Rovery, comme son grand frère, a l’humilité des interprètes d’aujourd’hui, artisans non plus adulés comme au temps des Thill ou Bacquier, mais travailleurs modestes quand il ne sont pas dans l’ombre. Lui se contente, crise du chant français chronique oblige, de chanter dans une salle aux allures improbables mais à l’acoustique intéressante, La Maison Verte, une petite rue du XVIII°, loin des fastes du Théâtre des Champs Elysées, où il pourrait pourtant mesurer sa grande voix de baryton dramatique aux chanteurs affectés et surcotés qu’on nous impose quelquefois. Bref, on le sait, grandes salles, grands cachets.

Ce soir là nous attendait une surprise musicale, comme récompensés d’avoir débusqué un petit lieu. Le quart-de-queue est d’étude, l’éclairage au néon, les chaises en plastiques, et c’est le miracle. Peut-être que ce garçon vient de dépoussiérer d’un coup d’un seul le domaine du récital, à petit bruit. Renvoyant à leur placard les maniaques squelettiques de la justesse et du beau geste, Rovery inaugure un style sans distanciation excessive, où la générosité du chanteur, affranchie enfin des corsets du Conservatoire, est totale. Peut-on entraîner Schubert jusque là, l’éclairant par les apports du chant au XX° siècle ? Question de temps. Outre qu’il est un des seuls chanteurs français à proposer en récital ce cycle allemand de 24 mélodies, il est aussi un remarquable mélodiste. Il l’a prouvé largement en offrant au public conquis quelque trois mélodies de Duparc* où la ligne de chant était reine, et nous rappelle qu’il y a bien longtemps qu’on a pas entendu une diction française héritière d’un Jules Bastin.
 
Autrefois, on aurait installé des micros et sorti au disque ce genre d’interprétation d’une grande voix française. Cyril Rovery fait partie de ces artistes contemporains, qui par ailleurs mènent des projets de troupe et de formation, doivent être encouragés dans leur démarche. Aujourd’hui, un tel baryton doit se contenter d’aller au devant de chacun porter la musique dans des salles de proximité, transfigurant la diva d’opéra en bon ange du quartier.


on peut voir le baryton Cyril Rovery
  • Les 7 et 8 juillet 2010 pour la Master-Class qu’il organise avec l’Université et Marseille-Provence-2013
  • Le 9 juillet 2010, sera Antonio dans “Shylock” de Aldo Finzi, création de l’Opéra de Marseille au Festival Musiques interdites*,
 
*Son intégrale Duparc est disponible sur Youtube, avis aux éditeurs
 



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