En coup de vent
Émile, natif de Creuse, a grandi dans un territoire marqué alors par la difficulté à vivre convenablement de la terre sur laquelle s'accroche des familles opiniâtres, installées dans de modestes fermes aux rendements miséreux. Vivre en autarcie n'est pas suffisant pour joindre les deux bouts ou simplement manger à sa faim. Depuis longtemps, l'exode est de rigueur, qu'il soit saisonnier pour les garçons ou plus durable pour les filles que l'on place.
Quand viennent les beaux jours, que la présence à la ferme n'est pas aussi nécessaire en dépit de tous les travaux des champs, les garçons se lançaient dans leur grande migration estivale pour aller se bâtir un avenir meilleur. C'est en empruntant les chemins du nord que nombreux d'entre eux se mirent à l'ouvrage à Paris et ses environs pour se louer durant l'été comme maçon. Émile fut de ceux-là.
Il avait grandi parmi les siens, entouré de cette affection rude qui par pudeur, dissimule les véritables sentiments. Peu d'effusion, pas même d'une mère entièrement dévouée aux siens, parfois quelques coups de bérets comme unique témoignage d'un amour paternel qui pourtant était bien présent. Il est vrai qu'il y avait tant à faire que parents, grands-parents et enfants n'avaient pas souvent l'occasion de se consacrer aux marques d'affection. La vie était si rude du côté de La Souterraine...
Émile n'en était pas à son premier voyage parisien. Deux étés durant, il avait trouvé embauche sur de grands chantiers dans lesquels se cooptaient les gars de la même contrée. Il y avait retrouvé son patois sans qu'il lui fût nécessaire d'user d'une langue française qu'il écorchait quelque peu. Cette année encore, il partait plein de courage pour « metètz de burre dins lo » comme on aimait à le dire dans son pays.
Il prépara une grande besace pour y glisser ses effets, une autre qu'il remplit de châtaignes dont sont si friands les habitants des villes des bords de Loire. C'était une tradition que d'offrir des châtaignes en contrepartie d'une bonne soupe. La tradition a du reste perduré au-delà du temps puisqu'encore aujourd'hui, à Jargeau, on célèbre la foire aux châts.
Mais ce fut cette année-là que le pont de Châteauneuf lui servit de lieu de franchissement de Loire. Une envie de changer d'itinéraire qui ne fut pas sans conséquence pour ce brave garçon, un petit infléchissement dans son parcours qui chamboula son existence. Mais n'allons pas si vite en chemin…
Émile marche d'un pas allègre. Quoique chaussé de sabots, il avance à bonne allure. Il a l'habitude de marcher ; les kilomètres ne lui font pas peur. Plus les étapes sont longues, plus il consacrera de jours à ce métier de maçon qui a fait la réputation des jeunes gens venus de Creuse. Il s’interroge même sur l'opportunité de changer de vie, de rester à Paris pour se consacrer à ce métier et ainsi laisser la place à la ferme à son jeune frère.
Il en est là de ses réflexions – la marche est si propice à ce remue méninge permanent tout au long du chemin – quand il franchit la Loire. Il est admiratif de l'activité qui règne dans le port de Châteauneuf. Il se dit que les gars d'ici ont bien de la chance de pouvoir travailler au pays. Il ignore, tout comme les derniers mariniers du reste que tout ceci ne sera bientôt plus qu'un souvenir lointain.
Il poursuit sa route vers le nord, allant bientôt plonger dans la forêt des Loges. À sa lisière, on y cultive aussi des vignes même si les parcelles les plus réputées se trouvent sur les deux rives du fleuve. C'est en longeant un clos que son existence bascule...
Une jeune femme éclaircit les vignes. Elle est tout affairée à son ouvrage avec cette élégance qui limbe les belles personnes. Elle porte une tenue de labeur, point de frou-frou ni de dentelles et pourtant, le jeune homme est fasciné par sa grâce, la légèreté avec laquelle elle se meut parmi les ceps.
Un petit sifflement admiratif échappe au garçon. Pas un coup de sifflet provoquant et ostentatoire, plutôt un son qui exprime son admiration sans intention de se faire entendre. Mais Julie a l'ouïe fine et ne manque pas de lever la tête vers le chemin. Elle sourit à ce jeune homme dont elle devine à l'allure qu'il n'est que de passage.
La journée est propice à la discussion. Le temps est agréable, passer quelques minutes à échanger deux ou trois banalités permettra de détendre le dos et de souffler un peu. Julie justement travaille sur le rang qui longe le chemin. Tous les éléments sont réunis pour s'offrir un peu de bon temps sans malice.
C'est elle qui entame la conversation d'un : « Quel bon vent vous amène par chez nous, monsieur le voyageur ? » auquel Émile se plaît à répondre espièglement : « Je ne fais que passer en coup de vent pour me rendre à la Capitale ! ». Quoique fort troublé par la prestance de la belle vigneronne, le marcheur a saisi l'occasion d'une réplique qui lui évite de prendre un vent.
Amusée la jeune femme relance la mécanique en lui déclarant : « Vous avez le vent dans le dos, un vent du Sud qui est de nature à réjouir les cœurs sans importuner les corps ! » C'est alors que celui qui ne sera plus jamais maçon ni creusois ose répondre : « Il se peut même que ce soit un vent fripon qui me trouble l'esprit au point de désirer poser mon baluchon en cet endroit. »
Le rire de la Julie atteste sans l'ombre d'un doute qu'il a eu raison de tendre une perche que la jeune femme saisit sans hésiter : « Ça tombe bien, monsieur le beau parleur, nous cherchons un commis de ferme pour nous aider aux vignes et aux champs. Il y a beaucoup d'ouvrage et si vous avez autant de courage que la langue bien pendue, vous êtes le candidat idéal. »
Un grand coup de vent souleva le jupon de la demoiselle qui sans en prendre ombrage partagea l'éclat de rire d'un garçon qui n'avait rien manqué de ce qui lui avait été permis d'entre-apercevoir de manière fugace. Ce fut cette risée qui scella un accord plein de belles promesses.
La suite confirma ces quelques instants qui avaient provoqué émois et connivence entre ces deux-là. Vous la devinerez aisément même si en dépit d'une rencontre marquée par une forme de coup de foudre spontané, prit le temps qu'il convient pour respecter les usages et les bonnes manières d'une époque qui n'aimait pas précipiter les choses.
Le temps passa, tous deux usèrent leurs corps dans ce dur métier de l'agriculture. La vigne connut le désastre du phylloxera, la ferme se reconvertit totalement dans l'élevage, une activité pour laquelle Émile apporta son savoir-faire. Ces deux-là se marièrent comme vous l'aviez compris je suppose et vécurent longtemps sur cette terre entre Loire et forêt.
Ils vécurent heureux, connurent des difficultés, éprouvèrent de grandes joies et de terribles chagrins. Ils n'échappèrent pas aux lois de l'existence et seraient à jamais tombés dans l'oubli si au couchant de leur existence, ils n'avaient souhaité célébrer leurs noces d'Or. C'est en préparant cette fort belle occasion que des petits enfants eurent envie non pas de graver dans le marbre mais plus sûrement de confier au vent ce à quoi ils avaient si bien initié.
Ils offrirent à leurs grands-parents une girouette qui relatait la rencontre du maçon creusois et de la vigneronne ligérienne. Elle trône depuis sur le fait d'une demeure que Émile et Julie ont quitté pour un monde que l'on prétend meilleur. Il se peut qu'ils continuent encore de s'aimer là où ils sont ; il est toujours possible de croire en cette hypothèse.
Il est cependant une certitude : tant que durera cette petite œuvre d'art naïf de l’artisanat du fer, ils revivront très longtemps encore ce moment merveilleux de leur rencontre, par-delà un parcours terrestre qui a cessé pour eux. Puissiez-vous avoir une pensée émue pour eux en déambulant à Châteauneuf-sur-Loire, pour peu que vous marchiez le nez en l'air !
Hélas en procédant de la sorte, vous pourriez passer à côté d'une belle rencontre. Qui sait, l'histoire peut se reproduire pour vous aussi.