mercredi 1er mars 2023 - par C’est Nabum

L’enfant castor

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Comment ouvrir les yeux ?

 

Il était une fois une mère heureuse élevant son garçon auprès d'un mari aimant, dragueur de sable sur la Loire : tireux d'jard comme il aimait à se désigner dans son jargon. Chaque matin, qu'importe la saison, elle voyait son homme partir avec un petit pincement au cœur. Elle ne pouvait s'empêcher d'avoir une crainte lancinante : le métier est rude, le travail harassant et la rivière piégeuse…

Hélène avait pourtant largement de quoi s'occuper durant ses longues journées. Elle travaillait dans un petit atelier de couture, elle taillait, cousait et reprisait de grandes voiles carrées pour les mariniers de Loire. Le travail se faisait à la main, la toile de lin ou de chanvre était bien épaisse et l'aiguille fort petite. Elle rentrait le soir, les mains gourdes d'un labeur harassant.

Une période de hautes eaux, un jour de mauvais temps et de grand vent, on vint la chercher à l'atelier pour lui annoncer une nouvelle qu'elle redoutait en son for intérieur depuis si longtemps. Trop chargée, la toue sablière de son homme avait chaviré au passage du pont. Sur la rive, les passants avaient assisté, impuissants, à la noyade du pauvre homme incapable de résister à la force des flots en cet endroit redoutable.

La pauvre femme rejoignit alors la cohorte de ces trop nombreuses veuves de mariniers. La rivière était gourmande, chaque année, elle exigeait son lot de braves marins qui ne revenaient jamais. La malheureuse dut mettre les bouchées doubles pour conserver sa petite demeure. La solidarité marinière ne durait qu'un temps quoiqu'elle permettait de passer le temps de la stupeur sans trop de problème. Puis, le temps allant, l'époque n'était pas tendre et les ressources maigres !

Elle affronta ce coup dur avec un courage exemplaire, faisant tout son possible pour que son fils, Jacques, ne manquât jamais de rien et pût apprendre à lire et à écrire. Le garçon grandit, il vénérait cette mère qui l'avait ainsi entouré de tant d'amour. Il n'avait qu'une idée en tête, travailler au plus vite pour soulager sa tendre génitrice et lui épargner enfin ces heures odieuses qu'elle faisait en plus au lavoir pour quelques bourgeoises qui la payaient bien peu.

Jacques dès qu'il eut du poil au menton, sans demander l'accord de sa mère, se retrouva à son tour sur une toue sablière. Il voulait prendre la suite de ce père, disparu trop tôt. Dans le pays, il n'eut aucune peine à trouver une embauche. Chacun ici, avait de la mémoire et des valeurs humaines. L'adolescent maniait la queue de singe du matin au soir quel que soit le temps pour remplir les bateaux de ce joli sable de Loire…

Hélène se fit une raison, elle abandonna les bourgeoises au linge si sale, se contentant de ses longues heures à pousser l'aiguille courbe. Elle partageait sa vie avec ce garçon qui grandissait et qui bientôt, elle l'espérait, allait voler de ses propres ailes. C'est là, hélas pour elle, qu'elle se trompait lourdement. Jacques n'envisageait nullement de vivre sa vie, il voulait rester auprès de sa mère, reprenant ainsi le rôle symbolique d'un père qui n'était plus.

Dans le village, bien des hommes soupiraient. L'âge n'avait en rien entamé la beauté d'Hélène. Il y avait des célibataires et des veufs (la chose n'était pas rare en cette époque rude) qui couvaient des yeux celle qui pourrait illuminer leur vie. Mais Jacques était pire que mari jaloux, il ne quittait pas sa mère dès qu'il avait terminé le travail. Dès son labeur terminé, il veillait sur sa génitrice avec le sentiment que nul autre homme ne devait s'approcher d'elle.

Un jour de fête votive, le plus assidu des prétendants n'en put plus de cette attitude déplacée. Jacques brûlait sa jeunesse, s'interdisait tout plaisir et rendait inaccessible une mère qui n'en demandait pas tant. Il fallait lui parler, lui faire comprendre la réalité, l'absurdité d'un comportement néfaste pour les deux. Il profita de la buvette pour prendre à part le garçon. C'est là un endroit où les langues se délient plus aisément.

« Mon garçon, tu consacres toute ta vie à rendre à ta mère l'amour maternel qu'elle t'a donné. Nul ne songe à te le reprocher mais tu confonds les rôles. Regarde les castors de la rivière, lorsque ont grandi les enfants de la saison passée, ceux-ci sont priés d'aller tenter leur aventure ailleurs. C'est ainsi pour toutes les espèces et quand l'un des parents vient à disparaître, un autre célibataire vient prendre sa place sans que jamais ce ne fut un enfant d'une portée précédente ! »

Jacques qui avait sans doute bu un peu plus que de raison le bon petit vin du pays, eut bien du mal à comprendre le sens de cette énigmatique leçon de chose. Il avait l'esprit embrumé et ne saisissait pas le sens exact de cette curieuse tirade. Puis, quelques lumières se firent dans les brumes de son cerveau. N'était-il pas le dragueur de sable à bord de la toue baptisée « L'enfant castor » ? C'est donc à lui qu'était destinée cette curieuse morale.

Jacques regarda alors sa mère comme il ne l'avait jamais observée auparavant. C'est vrai qu'elle était belle et que bien des regards d'homme se tournaient vers elle. Cette fois- là, il n'en éprouva, pour la première fois, aucune jalousie. Il se retirait enfin le sable qu'il avait dans les yeux, ce sable advenu avec la douleur de perdre son père. Il comprit dans le même temps que bien des jeunes filles le couvaient des yeux, et qu'il avait été bien nigaud de ne pas le remarquer.

Sa mère avait droit à une autre vie, lui devait commencer la sienne. Il avait fallu qu'un homme lui parle des castors pour qu'il se réveille de cette longue nuit qui avait débuté à la disparition du père. Le temps du deuil était passé depuis si longtemps qu'il était temps que la vie reprenne ses droits.

Jacques accepta pour la première fois une invitation à valser venant d'une jeune fille qui avait essuyé bien des refus jusqu'alors. Son professeur de zoologie quant à lui virevoltait dans les bras d'une Hélène rayonnante, comme jamais. Son fils ne se souvenait pas l'avoir vue si heureuse. La vie reprit son cours sur de nouvelles bases, Jacques aménagea dans une petite maison à deux pas de celle de son enfance, un homme vint prendre sa place dans celle de sa mère, d'abord subrepticement le soir puis de plus en plus ouvertement.

Quelques mois plus tard, en bord de Loire, on célébra non pas un mais deux mariages simultanément. On nous dit que la fête fut très belle et que bien des couples se formèrent et dansèrent jusqu'au bout de la nuit. Dans le ciel, les petits hérons s'envolaient pour la première fois du nid…

Les humains seraient bien avisés de regarder plus souvent les leçons que leur donnent leurs amis les animaux. Ils s'encombrent de bien des considérations qui leur sont imposées par des pouvoirs bien peu spirituels, des codes sociaux restrictifs et des valeurs artificielles. Parfois, pour leur ouvrir les yeux, il se trouve quelques amuseurs qui usent de la parabole pour revenir à de plus sages pratiques. C'est la seule leçon qu'il faille tirer de cette histoire toute simple !

 

Illustration de la vidéo

 

Jeanne Marie Tinturier

Retrouvez la jusqu'au 5 mars

Château de Saint Jean le Blanc (45)

 



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