lundi 14 avril - par C’est Nabum

Le calfat et le gobeleux

 

Œil pour œil ou presque …

 

Sur la rive, quelque peu à l'écart du quai où s'agitent les portefaix et les charretiers, un petit chantier naval attire les curieux et les badauds. C'est toujours un spectacle que de venir voir le charpentier faire naître un bateau en une multitudes d'étapes toutes plus spectaculaires les unes que les autres. C'est encore un plaisir de voir le cordier s'activer pour armer ce qui va devenir un fier bateau de Loire.

Auparavant, la belle construction est confiée au calfat dont le chantier se situe à l'écart. Les effluves de son labeur, cette poix qu'il chauffe pour la répandre sur la coque sent fort mauvais. Les curieux cette fois évitent habituellement cette partie du chantier tant les fumées nauséeuses risquent de les indisposer. Curieusement, ici, il en va tout autrement. Un attroupement s'est formé autour un vieillard assis loin de ceux qui calfatent en cet endroit.

L'homme est manchot. Il est privé de sa main droite, ce qui le pousse à vivre de mendicité. Pourtant, plutôt que de tendre l'autre main avec une sébile, il se contente de raconter, inlassablement la même histoire à un public qui semble se renouveler de jour en jour. L'émotion qu'il donne à son récit lui donne des allures de véracité, ce qui fait sans doute son succès.

Quant aux calfats, ces hommes humbles qui sont souvent rejetés à cause de l'odeur qui imprègne leurs vêtements ils ne se lassent pas d'un récit qu'ils connaissent par le cœur. Ils ont une affection toute particulière pour ce vieux qui chaque jour, s'efforce de donner une tout autre image de leur métier. Et puis, son récit est peut-être aussi un peu le leur …

« Il advint en ce temps-là qu'un jeune orphelin avait contre l'avis de sa pauvre mère, embrasser le métier de calfat. Fils de marinier, il aurait normalement dû prendre la suite de celui qui avait péri sur la Loire lors d'un arraisonnement mouvementé de son chaland par les gabelous. Voulant échapper à la perspective des galères, son père avait choisi de fuir dans une rivière qui hélas, ce jour-là était à la fois glaciale et agitée. Jamais il ne réapparut …

Le jeune garçon en éprouva un chagrin immense d'autant plus, que de la rive, il avait assisté à distance au drame. Il en conçut une rancœur froide et inexpugnable contre les gabelous et cette odieuse institution de la gabelle. Un plan machiavélique avait germé dans son esprit lorsqu'il entendit un témoin de la scène dire à haute voix : « Rien ne serait arrivé sans cette maudite Patache et ces méchants hommes qui servent ce gabeleux de malheur ! ».

Le gamin se tourna vers les calfats afin qu'ils lui apprennent leur métier, lui fournissent les trucs et astuces pour assurer l'étanchéité des bateaux en bois ainsi que la manière de faciliter leur progression dans les flots. Ce sont ses questions à ce propos qui surprirent le plus ses maîtres. Pourquoi diantre voulait-il comprendre ce qui coulait sous le sens ?

Il était évident pour tous que plus la coque était lisse, dénuée d'aspérité, plus la navigation en serait aisée. II n'y avait pas à se torturer l'esprit pour comprendre cela. Pourtant, ils avaient tous constaté qu'en dépit de cette évidence, le gamin se lançait dans de curieux mélanges pour obtenir un goudron le plus grumeleux possible ; expériences qui du reste il menait sur des échantillons et non sur des bateaux.

Le temps passa et l'apprenti devint un calfat renommé pour la qualité de son ouvrage. Il eut beaucoup de commande jusqu'à ce qu'arrive celle pour laquelle il avait fait ce choix de vie. Monsieur Raoul de Mauléon, maltôtier du roi et gobeleux sur la place vint à lui pour calfater la vieille Patache, celle qui justement avait causé indirectement la mort de son père et rendre étanche celle qui était justement en construction sur le chantier voisin.

Le jeune homme n'attendait que ça pour mettre à exécution un plan de longue date mûri et préparé. Il avait fait sacrifice d'une aventure exaltante sur la rivière en suivant les pas de son pauvre père contre ce métier ingrat et bien moins respecté afin de le venger et d'épargner nombre de ses collègues qui comme lui font le trafic du faux-sel, celui qui échappe à l'odieuse gabelle.

Il était prêt ! La composition de sa préparation était parfaitement au point avec une finition qui ne laissait aucune trace tant que la coque était à l'air libre ; le bateau en cale sèche. Il avait trouvé des émollients qui la rendait parfaitement lisse avant que de se dissoudre dans l'eau et laisser alors une coque rugueuse parsemée d'aspérités. Un vrai travail d'alchimiste dont il était particulièrement fier bien qu'il eût l'intention avec pareil stratagème de transformer l'or de l'impôt félon en plomb pour ralentir les bateaux des gabelous.

Il s'y prit si bien que le Maltôtier n'y vit que du feu et fut même enchanté d'un travail qui n'avait pas son pareil sur la place d'Orléans. C'est ainsi que sur la rivière deux Pataches coursaient les fraudeurs potentiels. Rapidement, les marins gabelous s'aperçurent sans en comprendre les raisons que lorsqu'ils se lançaient dans la poursuite d'un bateau suspect, le leur perdait du terrain. La mort dans l'âme, ils devaient le laisser filer.

Ils mirent ce phénomène sur le compte de la voilure ou de leur manière d'étarquer la grande voile carrée. Raoul de Mauléon accusa ses hommes d'incompétence, recruta de nouveaux soldats connus pour leurs talents de navigateur. Rien n'y faisait, les Pataches se traînaient lamentablement et étaient devenues la risée de toute la marine de Loire. Bien des faux-sauniers durent leur salut au stratagème du Calfat.

Après bien des échecs retentissants, au bout de deux ou trois années, le Gabeleux se résolut à mettre en cale sèche ses bateaux pour comprendre ce mystère. Il se rendit compte que la coque tenait lieu d'avantage d'une toile émeri que d'un parquet bien ciré. Il confia ses interrogations au calfat qui adroitement mit en cause les pilotes, les accusant de s'être engravés à la sortie du chantier, créant des dégâts irréversibles sur la coque. Le Maltôtier avala la couleuvre et redemanda un calfatage de qualité.

Cette fois, notre ami eut la prudence de mettre un effet retard sur son procédé, pour retarder le moment où la coque retrouverait sa rugosité et son terrible handicap. Il avait l'intention de profiter de ce délai pour se faire la belle et aller sous d'autres ciels ligériens, poursuivre dans son œuvre de salubrité publique.

Hélas, mille fois hélas, il fut trahi par un des siens ou plus exactement par celui qui lui avait appris le métier. Le pauvre homme devant les talents de celui qu'il avait formé perdit peu à peu sa clientèle au point de devoir s'embaucher chez son ancienne arpète. Il avait lui aussi matière à se venger et le fit de la plus perfide des manières : la délation.

Le pot au rose découvert, la mixture étalée par le calfat retrouvée et examinée, il fut clair que sa culpabilité était patente. Le Maltôtier fort de son pouvoir se passa de la justice du roi pour punir de la pire des manières l’artisan fraudeur. Outrepassant ses pouvoirs et avec la complicité des gabelous qui avaient fort peu goûtés les moqueries dont ils avaient été l'objet, il organisa un traquenard au cours duquel des malfrats cagoulés coupèrent la main droite du malheureux ... »

C'est ainsi que s'achevait toujours le récit du vieil homme et chacun comprenait alors à qui ils avaient à faire. Il n'était pas rare du reste que nombre de ceux qui l'écoutaient versaient leur obole dans un béret posé au sol devant lui. Certains, parfois, lui demandaient ce qu'étaient devenus le délateur et le gobeleux. Le vieux disait alors que cette histoire n'était pas la sienne mais personne n'en croyait rien.

Des calfats du chantier prenaient alors sa suite, l'air entendus pour expliquer que le premier avait dû quitter le pays sous les horions des gens d'ici quant au second, on lui coupa la tête lors d'une période où cette pratique devint courante chez les ci-devant. Il n'est guère possible de conclure que la loi du talion fut ainsi appliquée à la lettre dans cette histoire. Il n'empêche qu'en 1792 pour peu de temps du reste la Gabelle fut mise au ban de République le 1 décembre 1790 pour être remise au goût du jour sous un autre nom en 1806 par Napoléon dont la politique guerrière était gourmande en impôts de toute nature avant de disparaître le 15 avril 1848.

« Méfions-nous que l'histoire ne se répète pas ! » déclara péremptoirement un spectateur qui avait l'envie de mettre son grain de sel dans ce modeste conte.

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