Méfiez-vous des apparences
À l'aqueux leu-leu.
Bebros en a assez de se voir affubler d'un casque de chantier tout autant qu'il s'indigne que sa queue puisse être comparée à une truelle. Quoique bâtisseur émérite, il donne tout autant dans le génie hydraulique que dans le collaborateur essentiel à la biodiversité des cours d'eau. L'associer ainsi fort mal à propos avec les chantres du béton et de la stérilisation des sols est un peu fort de café.
Sa queue n'a rien d'une truelle, les humains devraient s'enfoncer cette évidence dans leur caboche. Elle a bien des usages, aussi variés et surprenants les uns que les autres tandis que rares sont les truelles qui se griment en pelle à gâteau. Elle est tout d'abord une formidable réserve de graisse qui lui permet de passer l'hiver en traînant son garde-manger derrière lui. L'animal est vorace puisqu'il lui faut 4 kilogrammes d'écorces de bois blanc pour se sustenter chaque jour sans jamais monter aux arbres.
Sa queue lui sert parfois de trépied pour ronger son pin ou plus sûrement son saule qu'il préfère à toute autre essence. Elle lui assure l'équilibre quand il s'aventure à transporter ses petits à terre sur ses pattes avant tandis qu'il singe les humains en se tenant debout sur les postérieures. Elle peut encore lui servir de matelas douillet et encore de régulateur thermique par forte chaleur. Elle demeure incomparable lorsqu'il faut mettre le turbo dans l'eau et que les palmes n'y suffisent plus. Tout ceci pour vous convaincre que la truelle n'a pas tant de fonctions.
Outre ces détails techniques, Bebros n'agit pas à la légère quand il se met à l'ouvrage. Il est ainsi capable de transformer le milieu, de réguler le cours de la rivière, de créer des zones humides, de favoriser la biodiversité en créant des espaces propices par la seule magie de ses barrages. Il mériterait d'être comparé à un ingénieur ou un biologiste quoiqu'il ne rechigne jamais à mettre la main à la pâte.
La main ou plus exactement les dents qui lui donnent une santé de fer. Il est vrai que ce minerai fait partie de la composition de ses quenottes qui ne connaissent guère de rivales dans la nature en matière de dureté et d'efficacité. Elles sont sans doute à l'origine d'une santé à toute épreuve qui lui assure une longévité fort respectable.
Ne pensez pas que Bebros a une sensibilité de bâtisseur effréné. S'il se met à l'ouvrage ce n'est que pour apporter des réponses satisfaisantes à la sécurité de son logement. Soucieux de sa petite famille composée de deux portées de deux ou trois garnements, il a toujours eu le souci d'écarter les prédateurs de sa demeure. C'est pourquoi il parut indispensable d'en établir une sortie de secours toujours immergée alors qu'il convenait de dissimuler aux regards indiscrets sa trappe d'aération.
Des millénaires d'expériences l'ont incité à élaborer une hutte de bois mort sur la partie terrestre tandis que sa porte d'entrée a exigé de lui et ses semblables des travaux gigantesques de terrassement. Maintenir une ouverture sur l'eau suppose d'intervenir sur le niveau d'eau d'où l'impérieuse nécessité du barrage.
De tels travaux, outre qu'ils se fassent sans déposer le moindre permis de construire, imposent de ne pas partager son domaine avec une autre famille. Le sens du territoire est fondamental quand on se retrousse les manches à ce point. Ne pouvant établir de titre de propriété, il met au parfum ses éventuels rivaux en délimitant sa zone par une boule odorante qu'on nomme le castoréum.
Une forte odeur musquée, mêlée de délicates effluves de framboises et de vanille alerte ses semblables que la propriété est privée. Hélas pour lui, d'autres ont eu du nez et ont perçu dans cette substance huileuse des propriétés qui n'avaient rien d’immobilières. Les parfumeurs et les apothicaires en firent bon usage pour le plus grand péril de son créateur car pour aggraver son cas, la teneur de la chose en acide salicylique en fit un formidable pourvoyeur d'aspirine.
Bebros n'était pourtant pas au bout de ses déboires, lui qui aime tout particulièrement à élire domicile dans un boire. Les trappeurs ne désirant pas vendre la peau de l'ours avant que de constater sa disparition jetèrent leur dévolu sur ce gros mammifère, assez pataud quand il n'est pas dans l'eau. Avec 25 000 poils par centimètres carrés, la qualité de sa toison échauda bien des esprits de quoi dépouiller rapidement nos cours d'eau de leurs occupants.
Alors qu'au temps anciens, il y avait plusieurs millions de castors en France, la chute fut brutale au point qu'il n'en resta bientôt plus que quelques dizaines dans la basse vallée du Rhône. Déclaré espèce protégée en 1968, l'animal fut dorloté et réimplanté dans des rivières où jadis, ses pareils coulaient des jours heureux.
L'opération fut un beau succès puisqu'on en dénombre 25 000 désormais, loin de ce million d'individus évoqué parfois abusivement. La bataille fut rude pour lui comme il l'est aussi pour le loup. Ces deux espèces fort dissemblables se rejoignent dans leur rôle essentiel de maintien de la biodiversité sur un territoire donné, compétence qui entre rapidement en conflit avec les impératifs économiques de l'espèce humaine.
D'où ce titre équivoque pour un animal qui quoique expert de l'aqueux n'a aucun trait commun avec Leu dont chacun sait que ce terme renvoie au loup là encore en gaulois. Ce petit exposé s'achève en queue de poisson, rien de plus normal pour un mammifère que des esprits malveillants prennent modèle sur Saint Castor d'Apt. Ce dernier aurait vu en son homonyme un poisson susceptible d'être mangé les jours maigres.