jeudi 15 juillet 2021 - par Robin Guilloux

Albert Camus, La Chute

Albert Camus

Albert Camus ( 1913-1960)

"Aussi es-tu sans excuse, qui que tu sois, toi qui juges. Car en jugeant autrui tu juges contre toi même : puisque tu agis de même, toi qui juges." (Paul, Epître aux Romains, II,1)

 "L'art oblige l'artiste à ne pas s'isoler ; il le soumet à la vérité la plus humble et la plus universelle. Et celui, qui souvent, a choisi son destin d'artiste parce qu'il se sentait différent, apprend bien vite qu'il ne nourrira son art, et sa différence, qu'en avouant sa ressemblance avec tous." (Albert Camus, Discours de Suède)

Albert Camus, La Chute, Bibliothèque de la Pléiade, Théâtre, récits, nouvelles, préface par Jean Grenier, textes établis et annotés par Roger Quilliot.

La Chute est un récit d'Albert Camus publié à Paris chez Gallimard en 1956, découpé en six parties non numérotées. Camus y écrit la confession d'un homme à un autre, dans un bar d'Amsterdam. Le roman devait primitivement être intégré au recueil L'Exil et le Royaume qui sera publié en 1957 et qui constitue la dernière œuvre « littéraire » publiée par Camus.

La particularité de ce récit tient au fait que l'homme qui se confesse est le seul à parler, durant tout l'ouvrage. Le choix de cette focalisation, qu'on retrouve dans L'Étranger, implique que le lecteur ne dispose d'aucune information extérieure dispensée par un narrateur omniscient.

Jean-Baptiste Clamens, un ancien avocat parisien, passe ses journées dans un bar d'Amsterdam, Mexico City où il raconte sa vie et se confesse longuement aux inconnus de passage. "Avocat généreux", défenseur de la veuve et de l'orphelin, Clamens s'est peu à peu rendu compte que l'image très favorable qu'il avait de lui même et que les autres avaient de lui ne correspondait pas à la réalité. Une femme qu'il n'a pas su ou voulu sauver de la noyade fut l'élément déclencheur de cette prise de conscience. Cette confession est l'occasion pour Clamens de dénoncer l'hypocrisie de la bonne conscience "humaniste", qui n'est bien souvent que le paravent de la volonté de puissance et de l'égoïsme. Clamens détient un panneau volé d'un triptyque de Van Eyck, L'Agneau mystique, Les Juges intègres, et le montre à ses visiteurs dans l'espoir secret d'être dénoncé à la police, ce qui lui permettrait d'être enfin jugé et condamné par d'autres que par lui-même.

La Chute représente une étape décisive dans l'évolution de l'art et de la pensée d'Albert Camus. Les admirateurs de l'Etranger refusent généralement de prendre cette oeuvre au sérieux ou la considèrent avec un certain malaise. La Chute constitue en effet une critique de l'Etranger et une autocritique de son auteur... C'est ce que démontre René Girard dans un article intitulé "Pour un nouveau procès de l'Etranger", traduit de l'américain par Régis Durand et l'auteur et publié dans un recueil intitulé Critiques dans un souterrain (Grasset, L'Age d'homme, 1976 et Le Livre de Poche biblio essais).

Albert Camus rompt avec l'orgueil romantique lié à une vision manichéenne d'un monde composé de mauvais juges et de bons criminels ; la ligne de partage entre innocence et culpabilité ne passe pas entre moi et les autres, mais à l'intérieur de chacun d'entre nous.

Lectures complémentaires : Albert Camus, l'Etranger, Jean-Paul Sartre, Huis clos, Jean-Paul Sartre, L'Etre et le Néant, "l'en-soi, le pour soi, le pour autrui" - René Girard, "Pour un nouveau procès de l'Etranger", in Critique dans un souterrain.

Le texte s'intitule "récit" ; Camus éprouve une réticence vis-à-vis du roman, genre "bourgeois", objet esthétique impuissant à traduire l'intime expérience des sentiments, des faits et "l'émouvante vérité de l'homme dans son comportement quotidien".

Un récit reproduit des événements conformément aux lois de l'exposition, un roman nous montre ces événements dans leur ordre propre (Gide)... Le roman décrit, le récit explique ; le roman exprime une progression, décrit, évoque la genèse des événements, le récit rappelle (remémoration) et explique.

Le roman est un surgissement perpétuel découvrant le monde et se découvrant lui-même, chapitre après chapitre ; Clamence, le "héros" de La Chute, n'expose pas son passé pour le faire revivre, mais pour le faire comprendre.

On peut donc dire que La Chute commence là où finit l'Etranger : la prise de conscience du personnage principal (Meursault) est le point d'arrivée de l'Etranger, alors qu'elle est le point de départ de La Chute.

Dans La Chute, c'est le personnage principal qui est le narrateur du récit. Les éléments romanesques ne sont pas absents ; il y a un décor : le bar, Amsterdam, la brume et il existe un rapport subtil entre les paysages, la météorologie et la psychologie des personnage. Par exemple, à la fin du récit, la neige symbolise la soif d'innocence, le désir d'être pardonné.

Le récit de La Chute s'apparente-il au "nouveau roman" ? Albert Camus disait que la technique pure ne l'intéressait pas : "J'ai utilisé une technique de théâtre, un monologue dramatique, un dialogue implicite (l'interlocuteur de Clamence ne prend jamais la parole directement) pour décrire un comédien tragique."

Le nom du personnage, Jean-Baptiste Clamens est une allusion au prophète Jean Le Baptiste dans Le nouveau Testament, "vox clamentis in deserto", la voix de celui qui crie dans le désert. Comme Jean le Baptiste, Clemens en appelle à la repentance et à la pénitence, car, pour être pardonné, il faut se reconnaître pécheur, mais il faut aussi quelqu'un pour vous pardonner.

Ce récit est une confession et se rattache à un genre littéraire inauguré par saint Augustin (Les Confessions) qui se présentent, comme La Chute, sous forme de récit. Saint Augustin évoque son enfance et son adolescence, les tourments de la chair, l'ambition, sa conversion au christianisme. Plusieurs siècles plus tard, Jean-Jacques Rousseau forme dans Les Confessions le projet de se montrer "tel qu'il est".

La Chute raconte la fissure de la belle unité de "l'en soi", du "pour soi" et du "pour autrui". Clamens a pris conscience qu'il n'était pas celui qu'il croyait être (un être parfait, supérieur à tout le monde). L'élément déclencheur est le suicide d'une femme inconnue qui se jette du haut d'un pont de Paris ; Clamens ne fait rien pour essayer de la sauver. Le titre du récit est polysémique : il évoque la chute de la femme dans la Seine, mais aussi la chute de "l'avocat généreux".

La confession de Clamens ne concerne pas seulement Clamens ; elle concerne la plupart des hommes. Elle a donc un caractère universel. René Girard a montré dans un article sur La Chute traduit de l'américain : "Pour un nouveau procès de l'Etranger" qu'Albert Camus, en instruisant le procès de "l'avocat généreux" instruisait en réalité celui de l'Etranger et de son auteur : 

"Presque tous les admirateurs des premières œuvres de Camus partagent à des degrés divers la culpabilité de l'"avocat généreux", ils ont, eux aussi, leur place dans La Chute. Il y paraissent en effet, en la personne de l'auditeur silencieux. Cet homme n'a rien à dire car Clamens répond à ses questions et à ses objections avant même qu'elles aient été formulées dans notre esprit. A la fin du roman, cet homme révèle son identité : c'est lui aussi un "avocat généreux".

Ainsi Clamens s'adresse à chacun de nous personnellement. C'est sur nous qu'il se penche, par-dessus la petite table du café ; c'est notre regard qu'il fixe. Son monologue est ponctué d'exclamations, d'interjections et d'apostrophes (...) Le style de La Chute est l'antithèse parfaite de "l'écriture blanche", impersonnelle et dépourvue de rhétorique (de l'Etranger) (...)

"Le renoncement à la vision du monde (ultra-romantique) exprimée dans l'Etranger est le résultat non d'une découverte empirique, mais d'une espèce de conversion.

Et, sans aucun doute possible, une telle conversion nous est dépeinte sur le mode ironique dans La Chute sous la forme, précisément d'une "chute" qui ébranle la personnalité de Clamence.

Ce qui déclenche cette métamorphose spirituelle, c'est l'épisode de la noyade ; mais, en fin de compte, elle ne doit rien aux événements extérieurs. C'est ce qui explique que pour reconsidérer l'Etranger à la lumière de La Chute on ne puisse s'en remettre exclusivement aux données extrinsèques fournies par l'appareil critique ou les "explications de texte".

Tout ceci ne portera que si l'on accepte au préalable le parti pris d'autocritique de l'écrivain. Le lecteur doit subir une épreuve, sans doute moins intense, mais semblable à celle de l'écrivain. Le vrai critique ne reste pas orgueilleusement et froidement objectif. Il communie vraiment avec l'auteur et peine avec lui. Il faut, nous aussi, descendre de notre piédestal : en tant qu'admirateurs de l'Etranger, nous devons courir le risque d'une chute exégétique." (René Girard, Critique dans un souterrain, Pour un nouveau procès de l'Etranger, biblio essais, Le Livre de Poche, p. 155)

 




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