mardi 20 juillet 2021 - par Robin Guilloux

Bac Philo 2016, série S, explication d’un texte de Machiavel

Bac Philo 2016, série S, explication d'un texte de Machiavel

Le Prince est un traité politique écrit au début du XVIe siècle par Nicolas Machiavel, homme politique et écrivain florentin, qui montre comment devenir prince et le rester, analysant des exemples de l'histoire antique et de l'histoire italienne de l'époque. Parce que l'ouvrage ne donnait pas de conseils moraux au prince comme les traités classiques adressés à des rois, et qu'au contraire il conseillait dans certains cas des actions contraires aux bonnes mœurs, il a été souvent accusé d'immoralisme, donnant lieu à l'épithète « machiavélique ». Cependant, l'ouvrage a connu une grande postérité et a été loué et analysé par de nombreux penseurs.

Le texte : 

"Je n'ignore pas que beaucoup ont pensé et pensent encore que les choses du monde sont gouvernées par Dieu et par la fortune (1),et que les hommes, malgré leur sagesse, ne peuvent les modifier, et n'y apporter même aucun remède. En conséquence de quoi, on pourrait penser qu'il ne vaut pas la peine de se fatiguer et qu'il faut laisser gouverner le destin. Cette opinion a eu, à notre époque, un certain crédit du fait des bouleversements que l'on a pu voir, et que l'on voit encore quotidiennement, et que personne n'aurait pu prédire. J'ai moi-même été tenté en certaines circonstances de penser de cette manière.

Néanmoins, afin que notre libre arbitre (2) ne soit pas complètement anéanti, j'estime que la fortune peut déterminer la moitié de nos actions, mais que pour l'autre moitié les événements dépendent de nous. Je compare la fortune à l'un de ces fleuves dévastateurs qui, quand ils se mettent en colère, inondent les plaines, détruisent les arbres et les édifices, enlèvent la terre d'un endroit et la poussent vers un autre. Chacun fuit devant eux et tout le monde cède à la fureur des eaux sans pouvoir leur opposer la moindre résistance. Bien que les choses se déroulent ainsi, il n'en reste pas moins que les hommes ont la possibilité, pendant les périodes de calme, de se prémunir en préparant des abris et en bâtissant des digues de façon à ce que, si le niveau des eaux devient menaçant, celles-ci convergent vers des canaux et ne deviennent pas déchaînées et nuisibles.

Il en va de même pour la fortune : elle montre toute sa puissance là où aucune vertu n'a été mobilisée pour lui résister et tourne ses assauts là où il n'y a ni abris ni digues pour la contenir." 

MACHIAVEL, Le Prince (1532)

1. "fortune" : le cours des choses.

2. "arbitre" : capacité de juger et de choisir.

Explication du texte : 

Selon Machiavel, "les choses du monde" ne sont pas entièrement gouvernées par la Providence divine ("Dieu") et par la "fortune" ; la fortune détermine la moitié de nos actions, mais pour l'autre moitié, les événements dépendent de nous.

Il donne l'exemple d'une catastrophe naturelle, d'une inondation. Les catastrophes naturelles comme les inondations ne dépendent pas de nous. Nous ne pouvons rien faire pour les éviter.

Cependant, nous pouvons limiter leurs effets en construisant préventivement des abris, des digues et des canaux.

Il en est de même en politique ; une partie des événements nous échappe et nous ne pouvons ni les modifier, ni leur porter remède, mais une partie est en notre pouvoir, ce ne sont ni les événements passés ou présents, mais les événements futurs.

Au début du texte, Machiavel expose l'opinion, largement partagée par ceux que l'on pourrait appeler les "fatalistes" (du latin "fatum = destin) qui pensent que les choses sont écrites d'avance et dépendent soit d'une puissance supérieure qui dirige le monde, la "Providence", du latin "pro-videre" = voir à l'avance, soit par la "fortune". La "fortune" (Tuké) est la traduction médiévale du mot "destin" (fatum). Le fatum, le destin, dans la mythologie gréco-romaine (païenne) est une divinité, la plus puissante de toutes, puisque toutes les autres lui sont soumises.

La Providence est la transposition stoïcienne, puis judéo-chrétienne du destin. dans un cas comme dans l'autre, l'homme ne peut rien, pas plus contre les "décrets de la Providence" que contre ceux du destin ; il ne peut que se résigner et accepter les choses comme elles sont puisqu'elles dépendent de forces surnaturelles qui le dépassent et contre lesquelles il ne peut rien.

Machiavel établit donc une relation de cause à effet entre la croyance en des réalités surnaturelles qui nous dépassent et qui règlent le cours des choses, destin ou Providence divine, et l'attitude qui consiste à nous résigner et à ne rien faire ("il ne vaut pas la peine de se fatiguer, il faut laisser gouverner le destin.")

Cette opinion, selon Machiavel jouit d'un "certain crédit" chez les hommes de son temps. Machiavel parle "de bouleversements que personne n'aurait pu prédire" qui se sont produits de son vivant dans l'Italie de la Renaissance, notamment la chute de la République de Florence en 1512, mais nous pouvons transposer sa situation et penser à d'autres bouleversements tout aussi imprévisibles, par exemple la défaite de la France face à l'Allemagne nazie en 1940.

Cette opinion a un certain crédit car, en tant qu'individus, nous n'avons que très peu de prise sur les phénomènes collectifs : les guerres, le chômage, les crises économiques...

Machiavel compare la fortune (le cours des choses) à une catastrophe naturelle, à une inondation. La comparaison souligne le caractère inattendu des événements et l'impuissance humaine face à eux.

Les collectivités semblent subir les événements historiques, les crises économiques par exemple, comme des cataclysmes naturels, aussi imprévisibles qu'imparables.

Machiavel ne dit pas que l'opinion des "fatalistes" est fausse - il ajoute même qu'il a été "tenté de la partager en certaines circonstances" - mais qu'elle n'est qu'à moitié vraie.

Il distingue implicitement, à la manière des stoïciens, entre "les choses qui dépendent de nous" (nos pensées) et celles qui n'en dépendent pas (les événements extérieurs, la fortune). Pour les stoïciens, nous n'avons aucune prise sur les événements extérieurs, mais nous pouvons gouverner nos pensées, nos représentations mentales face à ces mêmes événements. Nous ne pouvons rien contre les catastrophes historiques ou naturelles, mais nous avons la capacité "dans les périodes calmes" de les prévoir et même, dans une certaine mesure, de les prévenir, d'en réduire les effets.

Cette conception évoque une maxime célèbre : "Gouverner, c'est prévoir." Nous n'avons pas de prise sur les événements passés et sur les événements présents imprévus, mais nous avons la possibilité de prévoir les événements futurs et d'en corriger les effets. Cette "prévision", pour Machiavel ne s'apparente pas au prophétisme ou à la "voyance", mais à une analyse rationnelle de la situation, fondée sur la connaissance de l'enchaînement des causes et des effets, sur ce que l'on appellerait aujourd'hui le "déterminisme".

La connaissance "scientifique" des caractéristiques d'une inondation peut nous permettre de mettre en place des mesures techniques pour en limiter les effets : "préparer des abris", "bâtir des digues et des canaux"...

Machiavel refuse donc les interprétations surnaturelles, aussi bien des réalités naturelles que des réalités historiques et politiques.

En homme de la Renaissance, il met en évidence la responsabilité de l'homme et son pouvoir sur les choses.

La liberté, le "libre arbitre" ne réside pas seulement chez lui, comme chez les stoïciens sur l'usage éthique de nos facultés intellectuelles et morales, mais aussi sur nos capacités d'invention, d'aménagement et de transformation de la nature, autrement dit sur la technique, sur le fait, comme le dira Descartes, héritier de l'humanisme de la Renaissance de "nous rendre maîtres et possesseurs de la nature".

Ce texte est donc particulièrement représentatif de l'humanisme, dont la devise est celle de Protagoras, le sophiste du dialogue éponyme de Platon : "L'homme (et non la Providence ou la fortune) est la mesure de toute choses."

Comme les hommes de science de son temps, Galilée par exemple, Machiavel rompt avec les explications surnaturelles des phénomènes pour s'appuyer sur l'observation et sur la raison. Machiavel applique donc au domaine de la politique et de l'histoire les procédures de l'esprit scientifique.

L'homme peut donc cesser d'être le jouet passif des phénomènes naturels et historiques en usant de son "libre arbitre" qui réside dans l'usage de ses pensées conformes à la raison. Machiavel donne à cette attitude le nom de "vertu" (virtu).

Comme le remarque Hannah Arendt dans La vie de la Pensée, Le libre arbitre ne peut s'exercer vis-à-vis des événements passés, mais uniquement des événements futurs ou éventuellement des événements présents, dans la mesure où ils ont été prévus par la raison.

Arendt consacre un chapitre entier, le chapitre 12, à Duns Scot "le philosophe de la contingence", auquel elle rend un hommage appuyé. L'enjeu pour Duns Scot est de "sauvegarder la liberté" et l'on sent bien qu'elle partage le souci du "docteur subtil". A propos des deux dernières guerres, elle s'étonne par exemple que la plupart des historiens évoquent ces événements comme s'ils n'eussent pas pu ne pas se produire, "chaque théorie sélectionnant une cause unique". Or, remarque Hannah Arendt "rien n'est plus plausible que la coïncidence de plusieurs causes, auxquelles une dernière est venue s'ajouter ; dans la "cause contingente" des deux explosions." (p. 446)

L'illusion de la nécessité vient du fait que nous considérons les événements une fois qu'ils se sont produits et nous avons du mal à nous débarrasser de l'idée qu'ils eussent pu ne pas se produire ou se produire autrement. "Tout ce qui est passé est absolument nécessaire." affirme Duns Scot, mais ce n'est pas pour autant que tout ce qui s'est passé s'est produit nécessairement : "Tout ce qu'on peut dire de l'actuel c'est que, de toute évidence, il n'était pas impossible ; on ne pourra jamais prouver qu'il était nécessaire, pour la seule raison qu'il se révèle maintenant infaisable d'envisager un état de fait dans lequel il ne s'était pas produit." (p. 447)

Machiavel considère lui aussi que la nécessité est une illusion rétrospective. Nous considérons que les événements sont nécessaires parce que nous n'avons ni su, ni voulu les prévoir, ce qui aurait éventuellement permis des les modifier.

Machiavel, était loin de penser que les catastrophes comme les raz-de-marée ou les inondations puissent avoir un rapport avec l'activité humaine, comme c'est le cas aujourd'hui avec le phénomène du réchauffement climatique.

Par une ironie de l'histoire, c'est précisément le développement de la faculté de prévoir, de calculer et de maîtriser le cours des choses, préconisée par Machiavel et les penseurs de la Renaissance, qui influe aujourd'hui sur la nature elle-même et qui participe à des dérèglements que nous sommes désormais de plus en plus impuissants à contrôler et à prévoir.

L'homme d'aujourd'hui se trouve donc confronté à deux problèmes, le premier est celui de savoir si l'on peut se passer, comme le souhaitait Machiavel, de normes supérieures à la raison humaine, ou pour le dire autrement si la politique est réductible à la technique, et le second si la "pensée calculante" (pour parler comme Martin Heidegger) héritée de l'humanisme de la Renaissance, du cartésianisme et de la philosophie des Lumières est capable de résoudre les problèmes qu'elle a engendrés.

 



4 réactions


  • Clark Kent Lampion 20 juillet 2021 11:11

    Contrairement au sens qu’a pris l’adjectif « machiavélique », ses écrits ne décrivent aucun complot plus ou moins tordu et n’exposent aucune machination. En fait, sa réputation sulfureuse tient au fait que « Le Prince » était le livre de chevet de Catherine de Médicis, la reine d’origine florentine responsable de la Saint-Barthélemy, ce qui lui a attiré la haine des protestants qui ont attribué les calculs de la souveraine à une influence négative de cette lecture, jusqu’à comparer Machiavlel à Satan et à brûler son effigie en public, sans même lire le livre.

    Par contre, Spinoza, Rousseau, Hegel, Edgar Quinet, Gramsci et Marx, mais hélas également Mussolini ont mis au jour promotion de la république, de la liberté, de l’état, de la patrie, et même du « peuple » (notion qui reste à définir).

    En fait, ce n’était pas un idéologue, mais un pragmatique qui serait aujourd’hui qualifié de « technocrate », un technicien du pouvoir au service des puissants.


    • Samson Samson 20 juillet 2021 17:07

      @Lampion
      "En fait, sa réputation sulfureuse tient au fait que « Le Prince » était le livre de chevet de Catherine de Médicis, la reine d’origine florentine responsable de la Saint-Barthélemy, ce qui lui a attiré la haine des protestants qui ont attribué les calculs de la souveraine à une influence négative de cette lecture, jusqu’à comparer Machiavlel à Satan et à brûler son effigie en public, sans même lire le livre.« 

      Ce qui est d’autant plus »amusant" que Nicolas Machiavel n’a guère épargné la puissance vaticane de ses critiques, et qu’il étrille avec férocité toute particulière et à plus d’un passage le pape Jules 2 ! smiley


  • Yann Esteveny 20 juillet 2021 11:42

    Message à Monsieur Robin Guilloux,

    Je cite votre conclusion : « L’homme d’aujourd’hui se trouve donc confronté à deux problèmes, le premier est celui de savoir si l’on peut se passer, comme le souhaitait Machiavel, de normes supérieures à la raison humaine, ou pour le dire autrement si la politique est réductible à la technique, et le second si la »pensée calculante« (pour parler comme Martin Heidegger) héritée de l’humanisme de la Renaissance, du cartésianisme et de la philosophie des Lumières est capable de résoudre les problèmes qu’elle a engendrés. »

    L’homme d’aujourd’hui est confronté à garder sa dignité dans un monde ou les nouveaux princes l’empêchent de s’informer, de se soigner et demain de se nourrir.

    Respectueusement


  • Samson Samson 20 juillet 2021 16:42

    Bonjour Robin Guilloux

    Merci pour votre « explication de texte !

    A noter que si tout le monde connaît au moins de réputation »Le Prince« , petit traité portant sur l’exercice d’un pouvoir plus ou moins absolu et les méthodes permettant sa conquête et son maintien ou entraînant sa perte, fervent républicain, Nicolas Machiavel en a écrit un bien plus long, le »Discours sur la première décade de Tite-Live« portant sur la République romaine et analysant longuement tant les principes qui lui ont permis de s’élaborer, se maintenir et se perpétuer que les vices ayant finalement entraîné sa chute sous César.

    Et si son »Art de la Guerre" analysant et détaillant les raisons de la puissance et de la suprématie militaire romaine est maintenant déclassé au profit des principes de la guerre moderne développés par Von Clausewitz, il n’en recèle pas moins quelques pépites dont hélas par trop soumis à l’hubris impériale certains de nos actuels stratèges atlantistes auraient pourtant fort utilement pu s’inspirer pour s’éviter quelques bien cruelles déconvenues.

    A noter enfin qu’élevée au rang de mes livres de chevet et indispensable à tout qui veut comprendre et pénétrer les mécanismes du pouvoir - et plus encore à tout qui caresse en quelque manière l’ambition de l’exercer -, l’œuvre de Nicolas Machiavel est un des chef d’œuvres que nous a légué l’humanisme et que, traduite en français par Jean Giono, sa lecture s’avère comme l’illustre fort bien l’introduction au Prince reprise ci-dessus des plus plaisantes et savoureuses.

    En vous présentant mes respectueuses salutations ! smiley


Réagir