lundi 3 octobre 2022 - par Robin Guilloux

Explication d’un extrait de : Comment on écrit l’histoire de Paul Veyne

 

Comment on écrit l'histoire de Paul Veyne

Paul Veyne le baroque, honnête homme malgré lui | Muse Baroque - Musique &  Arts baroques

L'auteur :

Paul-Marie Veyne, né le 13 juin 1930 à Aix-en-Provence et mort le 29 septembre 2022 à Bédoin, est un historien et universitaire français. Spécialiste de la Rome antique, ancien élève de l'École normale supérieure, membre de l'École française de Rome (1955-1957), il est professeur honoraire du Collège de France.

L'ouvrage : 

Qu’est-ce que l’histoire ? Que font réellement les historiens, d'Homère à Max Weber, une fois qu’ils sont sortis de leurs documents et archives et qu’ils procèdent à une « synthèse » ? Font-ils l’étude scientifique des diverses créations et activités des hommes d’autrefois ? Leur science est-elle celle de l’homme en société ?

Bien moins que cela ; la réponse à la question n’a pas changé depuis deux mille deux cents ans que les successeurs d’Aristote l’ont trouvée : les historiens racontent des événements vrais qui ont l’homme pour acteur. L’histoire est un roman vrai.

Le texte : 

"On ne peut pas opposer la science et l'histoire comme l'étude de l'universel et celle de l'individuel : d'abord les faits physiques sont non moins individualisés que les faits historiques ; ensuite la connaissance d'une individualité historique suppose sa mise en relation avec l'universel : "Ceci est une émeute et cela une révolution, qui s'explique, comme toujours, par la lutte des classes, ou par le ressentiment de la canaille." Qu'un fait historique soit ce que "jamais on ne verra deux fois" n'empêche pas a priori de l'expliquer. Deux passages de Jean sans Terre font deux événements distincts ? On les expliquera l'un et l'autre, et voilà tout (...).

Il est poétique d'opposer le caractère historique de l'homme aux répétitions de la nature, mais c'est une idée non moins confuse que poétique. La nature aussi est historique, elle a son histoire, sa cosmologie ; la nature est non moins concrète que l'homme et tout ce qui est concret est dans le temps ; ce ne sont pas les faits physiques qui se répètent, c'est l'abstraction sans lieu ni date qu'en extrait un physicien ; si on le soumet au même traitement, l'homme se répète tout autant.

La vérité est que l'homme concret a d'autres raisons que la nature de ne pas se répéter (il est libre, il peut accumuler des connaissances, etc.) ; mais ce n'est pas parce que l'homme a sa manière à lui d'être historique que la nature ne peut avoir sa manière à elle de l'être. (...)

La véritable différence ne passe pas entre les faits historiques et les faits physiques, mais entre l'historiographie et la science physique. La physique est un corps de lois et l'histoire un corps de faits. La physique n'est pas un corps de faits physiques racontés et expliqués, elle est le corpus des lois qui serviront à expliquer ces faits ; pour le physicien, l'existence de la Lune et du Soleil, voire du cosmos, est une anecdote qui ne peut servir qu'à établir les lois de Newton ; à ses yeux, ces astres ne valent pas plus qu'une pomme. Il n'en est pas ainsi pour l'historien ; quand il y aurait (à supposer qu'il puisse y avoir) une science qui serait le corpus des lois de l'histoire, l'histoire ne serait pas cette science : elle serait le corpus des faits qu'expliqueraient ces lois."

Paul Veyne, Comment on écrit l'histoire, Editions du Seuil, 1971

Note :

cosmologie : science établissant les lois physiques de l'univers

La thèse de Paul Veyne est une réfutation d'une thèse adverse selon laquelle la science serait l'étude de l'universel et l'histoire celle de l'individuel. 

Il appuie cette thèse paradoxale sur les arguments suivants : 

a) Les faits physiques sont aussi individualisés que les faits historiques.

b) La connaissance d'une individualité historique (d'un fait historique) suppose sa mise en relation avec l'universel.

c) Ce ne sont pas les faits physiques qui se répètent, mais l'abstraction qu'en extrait un physicien.

d) L'homme et la nature ont tous deux leur manière propre d'être historiques.

e) La véritable différence entre l'histoire et la nature ne réside pas dans les faits, mais dans les sciences qui étudient ces faits : l'historiographie d'une part et la science physique d'autre part.

Paul Veyne illustre sa thèse à l'aide des exemples suivants : 

Argument : la connaissance d'un fait historique suppose sa mise en relation avec l'universel.

Exemple : une émeute ou une révolution s'expliquent toujours et partout par le "ressentiment" ou par la lutte des classes.

Argument : Qu'un fait historique soit "ce que jamais on ne verra deux fois" n'empêche pas a priori de l'expliquer.

Exemple : deux passages de Jean sans Terre font deux événements distincts ; l'historien les expliquera séparément.

La physique est un corps de lois et l'histoire un corps de faits.

Exemple : pour le physicien, l'existence de la Lune et du Soleil est une anecdote qui ne peut servir qu'à établir les lois de Newton. Il n'en est pas ainsi pour l'historien.

On ne peut opposer la science et l'histoire comme l'étude de l'universel et celle du particulier. En effet, selon Paul Veyne, les faits physiques sont aussi individualisés que les faits historiques. Cette remarque avait déjà été faite par un philosophe anglais du XVIIIème siècle : David Hume, à propos de la notion de "causalité". 

La science physique est fondée, comme l'historiographie sur des faits individuels dont on a tiré (abusivement selon Hume) des lois universelles. Je vois une pomme qui tombe, mais je ne vois pas la loi de l'attraction universelle. On ne peut donc pas opposer la science comme étude de l'universel et l'histoire comme étude de l'individuel.

La connaissance d'une individualité (d'un fait) historique suppose sa mise en relation avec l'universel : Paul Veyne donne l'exemple des révolutions et des émeutes. Il y a eu, toujours et partout, tout au long de l'histoire des révolutions et des émeutes, ce sont donc des faits particuliers, mais ces faits peuvent s'expliquer par des lois universelles comme la lutte des classes, comme le fait par exemple Karl Marx dans le Capital.

Par exemple, des faits particuliers comme la Révolution française ou la Prise de la Bastille peuvent s'expliquer par la lutte entre deux classes sociales ayant des intérêts opposés : l'aristocratie et la bourgeoisie. C'est parce que la bourgeoisie qui détenait le pouvoir économique a voulu également s'emparer du pouvoir politique que la Révolution française a eu lieu. 

Certes, il existe des différences d'interprétation en histoire et selon les écoles d'historiens concernant les mêmes faits. Par exemple l'historien libéral François Furet a tendance à minimiser le rôle du peuple, contrairement à Albert Soboul, historien communiste.

L'histoire n'est pas un simple énoncé de faits, mais une tentative d'explication de ces faits (qui peut être plus ou moins contestable), qui fait intervenir un lien de causalité entre les faits.

L'historien ne peut se contenter de décrire la Révolution française dans son déroulement factuel, il doit aussi, en s'assurant de l'authenticité des faits expliquer pourquoi la Révolution française a eu lieu.

Cette explication d'un fait par une généralité est le propre du travail de l'historien et non la seule récolte des faits et leur vérification à l'aide de la critique interne et externe des documents.

D'autre part, il est vrai qu'un fait historique est "ce que jamais on ne verra deux fois", contrairement à un fait physique. Même si l'histoire semble se répéter, un fait historique ne se produit jamais de la même façon qu'un autre.

L'invasion de l'URSS par l'armée allemande en 1941 ressemble à celle de la Russie par l'armée de Napoléon, mais le contexte, les raisons, le déroulement des opérations militaires, le matériel ne sont pas les mêmes.

Cependant, l'historien pourrait découvrir des analogies entre ces deux événements, bien que séparés par un siècle de distance : rupture des alliances, motivations idéologiques, défense des intérêts vitaux, échec final dans les deux cas de la tentative d'invasion...

Le fait qu'un fait historique soit "ce que jamais on ne verra deux fois" n'empêche pas a priori de l'expliquer. On expliquera donc d'une part l'invasion de la Russie par Napoléon comme un événement distinct de celle de la Russie par l'Allemagne nazie. 

"Il est poétique affirme Paul Veyne d'opposer le caractère historique de l'homme aux répétitions de la nature, mais c'est une idée non moins confuse que poétique" : on a coutume d'opposer le caractère cyclique de la nature, par exemple le retour éternel des saisons au caractère linéaire de l'histoire. 

Paul Veyne affirme que la nature aussi est historique, puisqu'elle est dans le temps, qu'elle a son histoire et sa cosmologie. La cosmologie, la science établissant les lois physiques de l'univers explique que l'univers que nous connaissons n'est pas éternel, comme le pensaient les anciens grecs, mais qu'il est vieux d'environ six milliards d'année, qu'il a eu un "commencement" et une expansion et qu'il aura aussi une contraction et une fin.

D'autre part, affirme l'auteur, les faits physiques ne se répètent pas : les pommes tombent en automne quand elles sont mûres.

Ce n'est pas le fait qu'elles tombent qui se répète, mais l'abstraction "sans lieu ni date" qu'en extrait le physicien, autrement dit la loi de l'attraction universelle. 

Si l'historien soumet l'homme au même traitement que la pomme, autrement dit s'il cherche à extraire d'un ou plusieurs faits particuliers une loi universelle, valable en tout temps et en tout lieu, il en déduira que les faits humains se répètent tout autant que les faits physiques. 

Paul Veyne nuance cependant cette affirmation. On ne peut pas affirmer que l'histoire, qui est une science humaine, une science qui traite de faits humains, relève des mêmes méthodes que les sciences de la nature comme la physique ou l'astronomie (l'astrophysique). Contrairement à la nature, l'homme concret est libre, il accumule des connaissances, il fait des "progrès", notamment dans le domaine de la science et de la technique.

L'homme concret a sa manière à lui d'être historique : linéaire et accumulative qui n'est pas celle de la nature cyclique et répétitive, mais ce n'est pas pour autant que la nature n'a pas sa manière à elle d'être historique. La géologie par exemple montre que la nature a une histoire.

Paul Veyne en vient à définir la véritable différence entre les faits historiques et les faits physiques : la physique est un corps de lois par rapport auquel les faits comme l'existence de la Lune et du Soleil, voire du cosmos, ne servent qu'à établir les lois de l'attraction universelle de Newton.

Paul Veyne va jusqu'à affirmer que ces faits n'ont qu'une importance "anecdotique". Par rapport à la loi d'attraction universelle, le Soleil, la Lune et le cosmos "ne valent pas plus qu'une pomme" puisque la chute d'une simple pomme sert à illustrer cette loi.

Note : La loi universelle de la gravitation ou loi de l'attraction universelle, découverte par Isaac Newton, est la loi décrivant la gravitation comme une force responsable de la chute des corps et du mouvement des corps célestes, et de façon générale, de l'attraction entre des corps ayant une masse, par exemple les planètes, les satellites naturels ou artificiels.

L'histoire est un corps de faits racontés et expliqués. Contrairement à l'astrophysique, les faits historiques ne sont pas anecdotiques par rapport aux lois. L'histoire n'est pas le corpus des lois de l'histoire (comme la physique est le corpus des lois de la nature), mais le corpus des faits qu'expliqueraient les lois de l'histoire (à supposer qu'il puisse y en avoir).

 



4 réactions


  • Robin Guilloux Robin Guilloux 4 octobre 2022 12:29

    Je m’étonne que personne ne m’ait fait remarquer que David Hume n’était pas anglais, mais écossais ! smiley


  • Robin Guilloux Robin Guilloux 4 octobre 2022 13:37

    J’ai rajouté une conclusion à mon article :


    Comme le fait remarquer Sarah Rey, maître de conférence en histoire ancienne (Collège de France, La vie des idées, 2 juin 2015), le propos de Paul Veyne est intempestif : l’histoire est dépouillée de ses prétentions scientistes, bien qu’elle reste soumise à des règles, elle est plutôt « œuvre d’art ». Ce constat démythificateur atteint en outre les autres sciences humaines, particulièrement la sociologie.


    L’avantage d’écrire sur Agoravox des articles qui sont acceptés, mais n’intéressent personne, c’est qu’on ne risque pas de se ramasser une balle perdue pour avoir condamné l’opération spéciale de Poutine en Russie (ledit Poutine risque fort de perdre cette guerre pour les mêmes raisons, aurait probablement dit Paul Veyne que Napoléon ou Hitler : il est loin de ses bases, il n’a ni le matériel ni la motivation) de s’être moqué des Antivax, du professeur Raoult ou de la sphère complotiste.



  • martinez 4 octobre 2022 16:33

    « Le Pain et le Cirque » restera son grand livre, un peu difficile à lire, avec beaucoup de références théoriques, historiographiques, épistémologiques, etc. Plus facile, « Quand notre monde est devenu chrétien ». Merci pour cet article.    


Réagir