mardi 13 février 2007 - par Joël de Rosnay

L’Urgence de la métamorphose

L’Urgence de la métamorphose, ouvrage de Laurence Baranski et Jacques Robin - Editions « des Idées et des Hommes  », analysé par Joël de Rosnay

Nous vivons dans un monde où prime l’analyse. La pensée cartésienne conduit à découper la complexité en éléments isolés les uns des autres. Plus que jamais nous avons besoin de synthèses capables d’éclairer notre avenir et de donner du sens à nos vies. Le livre de Jacques Robin et de Laurence Baranski ouvre la voie à l’espoir. Non pas un espoir fondé sur un optimisme candide mettant en avant la capacité de l’homme à résoudre les problèmes qui se posent à lui dans une société dure et destructrice de sens. Mais un regard lucide sur les dérives, désordres et inégalités qui conduisent progressivement nos sociétés vers de nouvelles formes de conflits.

L’Urgence de la métamorphose s’appuie sur les progrès des sciences de la complexité. Le livre met en oeuvre une approche systémique pour tenir compte des interdépendances entre les différents facteurs qui conditionnent la vie en société et les relations de l’humanité avec l’écosystème planétaire. Il constitue ainsi une praxis de la pensée systémique appliquée à l’évolution anthropologique, scientifique, industrielle, économique et politique de l’humanité. L’exercice est difficile car il s’agit de retracer l’histoire de l’évolution de l’univers, de la vie, de l’apparition de l’homme, des premiers échanges économiques et surtout de la transition entre société de l’énergie et société de l’information. Et ceci, dans le contexte d’un humanisme universaliste débouchant sur une conscience de soi avec les autres et capable de redonner à chacun le désir de construire un avenir solidaire.

De cette feuille de route pour un avenir incertain que doit-on retenir ? Certainement pas des recettes de conduite résultant d’un exercice de prédiction linéaire, comme le pratiquent trop souvent les spécialistes de la prospective, discipline par discipline. Plutôt une mise en situation, une contextualisation, des grands mouvements, évolutions ou dérives qui font interagir l’homme, la nature et les sociétés. Passant de la physique du cosmos à la chimie des origines de la vie, des sciences du comportement à la psychosociologie, les auteurs s’ouvrent à une certaine forme de spiritualité. Avant de nous y conduire, ils montrent comment l’homme, par le biais d’une croissance économique incontrôlée, d’un marché tout puissant et d’une technoscience envahissante, conduit aux déséquilibres fondamentaux qui menacent l’environnement, la diversité culturelle, le lien social et les libertés humaines. Les auteurs analysent et mettent à jour certaines dérives du système économique : la publicité envahissante, la création de rareté pour forcer les consommateurs à utiliser tel produit ou tel vecteur d’information, la mise en scène d’une société de la peur destinée à souder les citoyens autour de leurs craintes plutôt que de motivations partagées pour se responsabiliser face à leur destin.

D’où la nécessité et l’urgence de la métamorphose. Non pas une métamorphose brutale, en rupture totale avec le passé, une discontinuité, génératrice de tensions et de rivalités, mais la prise en compte de valeurs capables de réunir plutôt que de séparer. L’importance notamment des valeurs féminines pour construire, en réseau, les nouvelles fondations de l’éducation, de l’environnement, de la santé, auxquelles aspirent ceux qui ont l’expérience et la responsabilité d’associations ou d’ONG. Ceux qui se battent pour promouvoir les libertés ou le respect des hommes, de la vie et de la nature.

Un accent particulier est mis sur l’importance de la société de l’information et de la puissance des réseaux. Réseaux sociaux, d’échanges et de création collective. La société de l’information - et bien sûr Internet - nous conduit chaque jour à revoir, de manière fondamentale, certains de nos modèles pyramidaux, de hiérarchie et de pouvoir, légués par la société de l’énergie et ses modèles élitistes. Référence est faite à l’émergence et à la nécessité de l’intelligence collective. À ce terme, largement utilisé, et qui peut conduire à des malentendus, on devrait préférer ceux d’intelligence « collaborative », voire d’intelligence « connective ». La création et le partage de l’information conduisent à des effets d’amplification, d’autocatalyse. A la différence des règles en vigueur dans la société de l’énergie où ce qu’une personne a gagné, une autre l’a perdu, la société de l’information suscite des effets cumulatifs, puisque l’information gagnée par l’une n’est pas perdue par l’autre. D’où l’accent mis sur l’importance cruciale de l’éducation, sur un nouvel art de vivre favorisant un processus permanent de construction de soi en interaction avec les autres, sur la spiritualité et la subjectivité, pour permettre à chacun de trouver son chemin personnel.

Pour les auteurs, c’est surtout dans les esprits que doit se réaliser la métamorphose. Là se trouvent les racines des changements culturels, de l’écoute des autres, les bases d’une économie plurielle et d’un commerce équitable, transformation personnelle et transformation sociale étant inséparables. On retrouve, bien sûr, dans ce livre de nombreuses idées et thèmes partagés au cours des années dans le cadre du Groupe des Dix créé par Jacques Robin, puis ensuite au sein du Grit-Transversales, le groupe de recherches inter et transdisciplinaire qui met en application les principes des sciences de la complexité appliqués à l’évolution des sciences, des techniques et des sociétés humaines.

Quand on referme le livre de Jacques Robin et de Laurence Baranski, on réalise à quel point et dans quelle urgence, l’humanité se trouve à l’heure des choix décisifs. On en a le sentiment, secteur par secteur, car l’actualité politique, économique ou écologique nous le rappelle. Mais rarement la nature de ces choix est-elle soulignée avec autant de force et surtout de manière aussi globale, dans un contexte qu’Edgar Morin - qui a rédigé une remarquable post-face - qualifierait d’anthropolitique. Mais alors, quels modèles adopter ? Nous vivons encore sous le règne de la puissance, de l’exercice solitaire du pouvoir dans les entreprises comme en politique. Certes, la prise en compte des valeurs spirituelles auxquelles se réfèrent les auteurs, sans religiosité mais en tenant compte de l’apport fondamental des grandes pensées philosophiques, peut nous aider à faire les choix nécessaires pour donner du sens non seulement à nos vies individuelles mais aussu à nos vies collectives. C’est pourquoi l’approche générale de ce livre intelligent, consistant à dérouler le phénomène évolutif humain dans son ensemble et dans ses relations avec son environnement, emprunte la forme d’un dialogue entre un homme et une femme. Un dialogue enrichissant la réflexion que chacun d’entre nous peut avoir sur son avenir. Ce livre est une bouffée d’air pur et un rayon d’espérance pour nous aider à construire ensemble le monde de demain.

Extrait du livre :

« Transformer l’organisation des sociétés et des rapports humains au service d’un projet politique radicalement différent, planétaire, ne se fera pas simplement et facilement. Il s’agit tout d’abord de définir une phase de transition, bien sûr réaliste, mais ne permettant aucun retour en arrière. Nous pouvons dès à présent nous appuyer sur les multiples réflexions et expériences alternatives (comme le microcrédit, le commerce équitable...) tentées partout sur la planète. Il s’agit de les dégager du piège de l’actuel fondamentalisme marchand qui les bloque, puis de leur donner les moyens de prendre leur "envol".

Cette étape de transition est majeure. Sa réussite marquera notre entrée responsable dans cette nouvelle ère de l’information, au seuil de laquelle nous avons déjà trop longtemps piétiné. Elle ne se traduira bien évidemment pas par un grand soir résultant d’un rapport de forces entre les différents courants en présence. Elle émergera de la confrontation lucide, entre tous les acteurs, mobilisés par l’urgence et leur désir profond d’être en accord avec les valeurs démocratiques au niveau planétaire. »



17 réactions


  • Arnaud Bernier (---.---.17.187) 13 février 2007 10:59

    Il est temps de tenter la métamorphose comme chantait l’autre


    • Bayrolien (---.---.135.190) 13 février 2007 13:03

      On progresse par la pensée.

      La pensée qui découvre.

      Le nouvel outil, avant d’exister, doit nécessairement être conceptualisé.

      Même lorsqu’il se trouve déjà présent dans la nature (comme le bâton), c’est encore de l’esprit que vient l’idée d’en faire tel usage...


  • pingouin perplexe (---.---.32.219) 13 février 2007 12:30

    Présentation intéressante d’un ouvrage que je lirais avec attention.


    • Marc P (---.---.127.254) 13 février 2007 13:05

      à quelle condition ? smiley

      Il se peut quant à moi que je commencerai (s ?) par la post-face... Mais Mr de Rosnay donne en effet bien envie de lire l’ouvrage...

      Marc P


    • pingouin perplexe (---.---.32.219) 13 février 2007 15:07

      une postface d’Edgar Morin, cela, en effet, tend effectivement à pointer le bouquin intéressant smiley


  • gem gem 13 février 2007 12:30

    « Le livre met en oeuvre une approche systémique pour tenir compte des interdépendances entre les différents facteurs qui conditionnent la vie en société et les relations de l’humanité avec l’écosystème planétaire. Il constitue ainsi une praxis de la pensée systémique appliquée à l’évolution anthropologique, scientifique, industrielle, économique et politique de l’humanité. »

    De la systémique qui tient compte des interdépendances, une praxis d’une pensée, une praxis appliquée, deux phrases signifiant pratiquement la même chose ... il y avait moyen d’être moins lourd, non ?

    Heureusement qu’il n’y a pas que ça...


    • Senatus populusque (Courouve) Courouve 13 février 2007 13:14

      C’est en effet plus clair chez Karl Marx :

      « La question : s’il y a lieu de reconnaitre à la pensée humaine une vérité objective, n’est pas une question de théorie, mais une question pratique. Dans la pratique l’homme doit prouver la vérité, c’est à dire l’effectivité et la puissance, la Diesseitigkeit [l’immanence, le caractère terrestre] de sa pensée dans ce monde et pour notre temps. La discussion sur l’effectivité ou la non effectivité d’une pensée qui s’isole de la pratique est une pure question scolastique. » (Karl Marx, L’idéologie Allemande - Deuxième thèse sur Feuerbach. 1846).


  • habon (---.---.132.20) 13 février 2007 13:33

    Et si on avait le courage de dire que dans bien des domaines le monde aujourdhui est meilleur que celui d’hier. Avons nous deja oublie que pendant 40 ans le monde a ete au bord de l’anneantissement nucleaire ?

    Les libertes humaines ne se sont jamais aussi bien portees qu’aujourdhui. Les pays de l’est sont redevenus des democraties. La chine bientot. Jamais dans lhistoire une telle proportion de l’humanite n’a vecu libre dans des conditions de vie aussi acceptables.

    Ne regardons pas que l’histoire a travers les aleas de notre courbe du chomage franco-francaise.

    Bien sur rien n’est parfait.

    Mais cette urgence perpetuelle, cette phase de changement ’historique’ n’est que la volonte narcissique bien humaine de se donner le sentiment de vivre l’histoire unique, alors que tant de generations avant nous, ont a leur tour modele et transforme le monde.

    A mon sens aujourdhui le seul veritable defi est le risque ecologique. Pour une fois notre desir de se faire peur est justifie et forcera une cooperation mondiale.

    Il faut dire que je suis un optimiste, je n’ai pas peur dans l’avenir, jai confiance dans l’homme, le progres scientifique et technologique.


  • Nono Nono 13 février 2007 15:03

    @ Mr J. de Rosny,

    Analyse claire d’un ouvrage qui donne envie de le lire.

    Il est vrai qu’on est de plus en plus confronté à des urgences et elles sont multiples.

    Alors oui à :

    « Une métamorphose qui prend en compte des valeurs capables de « Réunir » plutôt que de « Séparer ». L’importance notamment des « Valeurs féminines » pour construire, en réseau, les nouvelles fondations de l’éducation, de l’environnement, de la santé, auxquelles aspirent ceux qui ont l’expérience et la responsabilité d’associations ou d’ONG. Ceux qui se battent pour promouvoir les libertés ou le respect des hommes, de la vie et de la nature. »

    ...Et aussi pour des Valeurs Démocratiques réelles au niveau Planétaire.

    P.S. Il m’arrive souvent de relire des passages de votre livre « L’homme symbiotique - Regards sur le troisième millénaire », c’est juste pour vous dire merci.

    Cordialement.

    Nono


  • Bois-Guisbert (---.---.149.128) 13 février 2007 20:12

    Il s’agit tout d’abord de définir une phase de transition, bien sûr réaliste, mais ne permettant aucun retour en arrière.

    Et ceux qui seraient tentés de voter mal, qu’est-ce qu’il est prévu d’en faire ?

    Moi qui n’ai pas dépassé le stade de la scolarité obligatoire, je me demande souvent de quelle déficience du raisonnement, vient que les intelectuels se laissent si facilement abuser par n’importe quelle théorie « bien habillée ».

    Comment peut-on ne pas voir que cette exclusion de tout retour en arrière, est du fascisme à l’état pur ?


  • florence meichel (---.---.20.73) 14 février 2007 07:39

    Merci ! Ces mots : j’aurais pu les écrire tellement je m’y retrouve ! Mais les choses bougent en actes : écrire un livre pour dire qu’il y a urgence, c’est quelque part ne pas faire confiance à ce qui est en train de se jouer...c’est porter un regard critique plutôt qu’accompagner ! C’est un peu cela qui me dérange dans la démarche car il y a là un vrai paradoxe...qui est aussi un fond de commerce....c’est important de garder cela à l’esprit ; :)


  • candidat 007 (---.---.41.75) 14 février 2007 10:49

    à florence meichel,

    Tout à fait d’accord avec vous, d’autant que l’article commence par « Nous vivons dans un monde où prime l’analyse. ».

    l’article critique un peu les prospectivistes pour mettre en valeur leur thèse que je partage. Mais je crois que les sociologues, psychologues, scientifiques, et autres savants actuels devraient travailler un peu sur « les sciences administratives ». Ainsi ils sauront que par exemple Lucien SFEZ dans sa « critique de la décision » parue en 1973, faisait une critique de la linéarité, de la rationalité, de la liberté en matière de décision et conluait sur une « thérorie du Surcode » qui pour moi consistait en une « approche systèmique » qui s’impose et dans laquelle on baigne, d’autant plus que le système est « fini », et qu’il n’y a plus la notion d’expansion. « La terre est notre village », comme on dit.

    Et Lucien Sfez disait aussi dans un point de vue paru dans le Monde en 1974 intitué

    « vers une critique de la primauté des besoins »

    "Une véritable politique de changement devrait tenir compte de l’énorme décalage qui existe entre les exigences du système et les angoisses existentielles quotidiennes, répondre à ces nouveaux phénomènes par des équipements trés flexibles, laisser le maximum d’initiatives aux usagers dans la création et la gestion ds équipements, en somme échapper à l’idéologie où la conception revient toujours aux experts et aux hommes de l’art, créateurs de modèles, qui s’étonnent ensuite de les voir reproduits.

    Quand par hasard, le décalage est perçu, une BONNE COMMUNICATION paraît généralement combler le fossé. L’IDEOLOGIE DE l’INFORMATION vient aus secours des besoins. Le pouvoir bien informé saura résoudre le problème. Double illusion de la transparence et du consensus ; comme si nous étions tous les mêmes et en accord fondamental."


    • candidat 007 (---.---.41.75) 17 février 2007 12:54

      je n’avais pas fini mon commentaire ....

      car dans l’extrait que vous citez dans l’article vous reproduisez justement une approche traditionnelle.

      liberté ???

      « Transformer l’organisation des sociétés et des rapports humains au service d’un projet politique radicalement différent,... " objectif - volonté...

      rationalité ??? ;

      « Il s’agit tout d’abord de définir une phase de transition, bien sûr réaliste, mais ne permettant aucun retour en arrière. ».... « Cette étape de transition est majeure.... »

      Et donc linéarité ??

      « Sa réussite marquera notre entrée responsable dans cette nouvelle ère de l’information,.... » ....

      La voie est tracée, le chemin bien sûr semé d’embûches, mais l’ére de l’information et de la communication résoudra ces questions.

      C’est ce que dit SFEZ ;

      « L’idéologie de l’information vient au secours des besoins. » « Double illusion du consensus et de la transparence.., comme si nous étions tous les mêmes et en accord fondamental.. »


  • BUOT-BOUTTIER BUOT-BOUTTIER 16 février 2007 14:46

    Bonjour,

    « Nous vivons dans un monde ou prime l’analyse. La pensée cartésienne conduit à découper la complexité en éléments isolés les uns des autres. »

    Et c’est bien ce qui nous amène souvent à nous enfermer dans un système de pensée dualiste. La tournure actuelle de la campagne présidentielle n’est-elle pas une belle illustration de la nécessité de s’inscire dans une logique de tiers inclus, concept cher au courant constructiviste ? Si cet ouvrage parvient réellement à appliquer la praxis systémique à une forme polymorphe regroupant à la fois l’antrhopologie, les sciences dans leur globalité et une certaine « politique de l’humanité », il s’agit alors d’une véritable prouesse ! Merci donc pour cette présentation qui mérite un intérêt tout particulier. A voir toutefois, ensuite, si le pari est réussi ! Isabelle Buot-Bouttier


    • ZEN zen 16 février 2007 18:53

      @Talleyrand

      Pas possible !... moi aussi à la même époque je découvrais ce livre avec bonheur.Puis plus tard « Le macroscope ».Ensuite Edgar Morin, penseur de la totalité lui aussi, qui m’a ramené à Spinoza, qui a ouvert la voie..


  • ZEN zen 16 février 2007 19:01

    L’économiste René Passet, que j’ai un peu lu, qui préface le livre ,est un des rares penseurs qui réfléchit sur l’économie en rapport avec l’écologie et l’éthique, comme Patrick Viveret.


  • Pas l’oie, pas pris (---.---.186.31) 1er mars 2007 14:54

    Tout d’abord un remerciement sincère à Joel de Rosnay pour cet article, je pense qu’il est effectivement temps de « passer à autre chose », soit d’un mode de pensée linéaire , interessant mais qui a ses limites à une conception plus holistique où chaque élément et chaque chose a sa place et sa raison d’être soit se mettre en synergie harmonie avec plutôt que d’aller contre ou de chercher à imposer sa domination. L’analyse est un mode de fonctionnement utile et il est complémentaire de l’esprit de synthèse.. !!! Le changement est inéluctable.....le retour du sens viendra aussi de cette réconciliation avec notre « centre » là où se trouve justement le pont d’équilibre où rien n’est exclu.


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