Le cerveau et la conscience
Deux livres récents fournissent sans s'être apparemment concerté des hypothèses nouvelles, et partiellement concordantes, sur les liens entre le cerveau, les images du monde qu'il construit et la conscience qu'il en prend. Nous les présenterons successivement ici.
Références
* The Tides of Mind : Uncovering the Spectrum of Consciousness
David Gelernter
(W.W. Norton & Company)
L'auteur est "Yale University computer scientist",
https://en.wikipedia.org/wiki/David_Gelernter
* Surfing Uncertainty : Do our dynamic brains predict the world ?
Andy Clark
L'auteur est "professor of philosophy and Chair in Logic and Metaphysics at the University of Edinburgh in Scotland.
https://en.wikipedia.org/wiki/Andy_Clark
1. The Tides of Mind : Uncovering the Spectrum of Consciousness
David Gelernter est professeur de sciences informatiques à l'Université de Yale. Mais son oeuvre et ses lectures l'ont conduit à réfléchir sur le « hard problem » de la conscience. Il s'appuie pour ce faire sur un grand nombres d'ouvrages proprement littéraires, venant notamment d'essayistes et de romanciers provenant de divers pays, dont la France. Le nombre et la fiabilité des citations qu'il fournit dans ce livre pour illustrer ses hypothèses est considérables. Ce qui montre que pour les hommes de culture tel que lui, il n'y a pas de barrière étanche entre les sciences computationnelles et les autres formes de pensée. Au contraire, elle peuvent se féconder respectivement.
Généralement, pour les chercheurs et enseignants en littérature, l'ordinateur ne sert qu'à donner lieu à d'innombrables études statistiques sur la forme et le fond des oeuvres. Pour David Gelernter au contraire, il est possible de trouver dans la littérature des éléments de base pour construire des modèles informatiques précisant le rôle du cerveau en relation avec les formes les plus complexes de la conscience humaine. Il est même possible de s'en servir pour participer à la grande oeuvre de 21 siècle, la construction d'une conscience artificielle émanant d'un cerveau artificielle. Dans cette perspective l'introspection est un outil indispensable.
Il montre clairement dans son livre, en produisant de nombreuses références, que les oeuvres littéraires, celles de Marcel Proust, Franz Kafka, Austen, Charlotte Brontë, Ernest Hemingway et d'autres, fournissent des bases indispensables aux neurosciences s'efforçant de comprendre l'émergence de la conscience à partir du fonctionnement d'un cerveau, lui-même en relation avec un corps plongé dans un milieu bien défini.
Pour ce faire, il est conduit à apporter une attention renouvelée à l'introspection. Celle-ci exprime en permanence à notre esprit la façon dont nous avons, de l'intérieur, conscience de nous-mêmes. Depuis déjà de nombreuses décennies, les scientifiques de la cognition avaient refusé d'attribuer à l'introspection des capacités permettant de comprendre en profondeur la conscience. La raison essentielle en était le « manque d'objectivité » des vues que par l'introspection nous pouvions obtenir de notre cerveau et de son fonctionnement.
Cet ostracisme a conduit à considérer comme négligeables des siècles de philosophie, de littérature et d'arts grâce auxquels nos prédécesseurs se sont au contraire efforcés de se donner des représentations de plus en plus élaborées de la conscience, conscience du monde comme conscience de soi. Toute subjectives qu'aient été les multiples formes de « réalités » décrites par ces créateurs, elles demeurent les meilleures sources permettant d'obtenir, à supposer que ce concept ait un sens scientifique, une représentation d'un réel objectif.
Comme on peut cependant le deviner, David Gelernter n'aborde pas sans une méthode appropriée le monde infiniment complexe des réalités subjectives, notamment telles que décrites par les oeuvres auxquelles il se réfère. Il a construit pour ce faire un outil qu'il nomme un "spectrum of consciousness" que l'on peut traduire par « échelle de degré de conscience », que notre cerveau produit à partir du monde dans lequel il est plongé. Bien évidemment, ce « spectrum », selon lui, ne concerne pas seulement la conscience que nous pouvons avoir du monde extérieur, mais celle qu'à tous moments nous avons de nous-mêmes.
L'introspection notamment critique constitue une réflexion aussi « objective » que possible que nous pouvons exercer à l'égard de nos pensées. Elle en est un élément clef, mais elle n'est pas la seule. Toute perception que nous pouvons avoir de nous-mêmes, par la pensée éveillée ou par le rêve – ceux des rêves du moins dont nous pouvons nous souvenir, contribue à la construction des différents niveaux de conscience constituant l'échelle, le spectre » dans laquelle se répartissent nos multiples états et faits de conscience.
Haute et basse mer
Pour Gelernter, la hiérarchie des divers états mentaux à travers lesquels nous passons chaque jour et de façon permanente, est comparable à un effet de marée, la haute mer revenant périodiquement remplacer la basse mer. De même que (la comparaison est de nous) à haute mer le navire voit s'ouvrir pour lui toutes les possibilités de voyage et de découverte, à basse mer, il s'échoue sur une plage. Mais il n'en demeure pas moins un navire, susceptible de reprendre le large à la haute mer suivante.
Au sommet de la pleine mer, ou du spectre pour reprendre le terme de l'auteur, se trouvent comme nul ne s'en étonnera, les états mentaux par lesquels nous nous absorbons dans le monde extérieur, utilisant pour ce faire la logique, le raisonnement abstrait et pour certains esprits les mathématiques. Grâce à ces outils qui sont le plus souvent le produit de constructions sociales, nous pouvons, non seulement mieux formaliser nos pensées conscientes, mais aussi les communiquer aux autres et construire ainsi une conscience collective du monde.
Mais lorsque dans le cours de la journée et plus particulièrement avant le sommeil, notre mémoire reprend la parole, elle redonne vie à nos valeurs subjectives, nos appréciations personnelles et à différentes formes de pensées non formellement logiques, c'est-à-dire analogiques. Avant le sommeil enfin et durant les rêves, c'est-à-dire aux approches de la marée basse, nous dérivons vers des états de conscience encore moins formalisés en apparence. Mais ceux-ci, comme l'ont montré les psychologues, peuvent nous servir, avec l'aide d'un minimum d'interprétation extérieure, à mieux comprendre notre moi profond. C'est alors que les oeuvres littéraires et plus généralement artistiques nous permettent d'enrichir à l'infini nos références.
D'une façon similaire, en fonction de notre âge, nous nous élevons progressivement vers les états de conscience supérieurs, sans pour autant abandonner tous ceux qui nous ont permis au fil des années et dès l'enfance de construire notre moi conscient.
Le livre très riche de David Gelernter ne se borne pas à développer ces considérations qui pourront paraître un peu banales. Il illustre sa pensée de très nombreux exemples tirés, comme nous l'avons dit, de la littérature mais aussi de l'expérience de tous les jours. Ceux-ci sont fournis par l'étude des sociétés primitives ou contemporaines, l'analyse des expressions du langage (laisser son esprit vagabonder) et même d'observations cliniques ou fournies par la psychanalyse. De plus, le spectre d'analyse qu'il propose peut permettre de nombreuses observations prédictives vérifiables, concernant les comportements normaux individuels et collectifs, ainsi que leurs déviations chez les individus et les foules.
Une autre conséquence plus immédiate de son approche, qui intéressera les neurosciences cognitives, est le rejet du « computationnalisme », c'est-à-dire le point de vue selon lequel l'esprit est au cerveau ce que le software est au hardware, point de vue qui conduit à croire que les cerveaux sont analogues à des calculateurs digitaux. Pour lui au contraire l'esprit est fondamentalement lié, en chaque minute, à l'état de notre corps et à son insertion dans le milieu. Ceci veut dire que les scientifiques voulant vraiment construire des esprits artificiels devront prendre en compte un nombre très grand de facteurs définissant l'état des corps artificiels inséparables de ces esprits. Beaucoup le soupçonnaient. Mais le travail de Gelernter le confirme.
2. Surfing Uncertainty : Do our dynamic brains predict the world ?
Le thème de ce nouveau livre de Andy Clark contredit l'image traditionnelle selon laquelle nos cerveaux se forment des représentations du monde à partir des images sensorielles qu'ils peuvent en avoir, c'est-à-dire a postériori. Pour lui au contraire nos cerveaux construisent a priori des représentations internes du monde, qu'ils comparent et corrigent en fonctions des données concernant le monde qu'ils peuvent ultérieurement acquérir. La différence paraitra minime. En fait elle est essentielle. Il est possible selon cette thèse de proposer l'idée que le cerveau construit le monde dans lequel il vit, au lieu d'être construit par ce dernier.
Ainsi Einstein avait remarqué que si Kepler ne s'était pas construit a priori une image elliptique des orbites planétaires, il aurait continué comme ses prédécesseurs à les imaginer sous une forme circulaire et n'aurait jamais cherché de preuves expérimentales permettant de contredire cette hypothèse, laquelle à l'expérience s'est révélée fausse.
Mais comment le cerveau peut-il construire des hypothèses originales, que ce soit dans le domaine scientifique ou dans tout autre domaine de la vie courante ? C'est, explique Andy Clark, parce que l'évolution l'a doté du pouvoir prédictif. On objectera qu'en fait, tout organisme vivant, dès qu'il est capable de réagir aux stimulations du milieu, élabore des prédictions relatives à celui-ci, qu'il soumet à la sanction de l'expérience. S'il se trompe, il meurt. Dans ce cas contraire, il améliore son adaptation et donc sa compétitivité. Mais le cerveau supérieur, celui de l'homme en particulier, procède de cette façon à une toute autre échelle. Il consacre à la prédiction une grande partie des 100 milliards de neurones qui composent sa masse corporelle, répartis en hiérarchies organisées de couches cognitives.
Le cerveau, qui reçoit en permanence des millions d'entrées sensorielles, a du donner un sens à ces perception chaotiques, afin notamment d'en éliminer les incertitudes. Ceci s'est fait au cours des âges grâce à la construction de ce que l'auteur nomme la “predictive processing story”, autrement dit l'histoire de l'élaboration du pouvoir prédictif.
Selon la vision traditionnelle, y compris en ce qui concerne l'activité scientifique, le cerveau s'efforce d'identifier des structures ou patterns supposés existant dans la nature en dehors de lui, identification qu'il cherche ensuite à vérifier de façon expérimentale. Ce faisant, il modifie les représentations internes du monde qu'il s'était auparavant données.
L'aptitude au pouvoir prédictif renverse l'ordre des processus. Comme le physicien allemand Hermann von Helmholtz l'avait proposé dès 1860, le cerveau génère des données sensorielles à partir des modèles du monde dont ce même cerveau et le corps s'étaient antérieurement dotés. A partir de cela il élabore de nouvelles hypothèses sur le monde qu'il soumet ensuite à l'expérience, ne gardant finalement que celles correspondant statistiquement, non au monde tel qu'il serait en soi, mais au monde dans lequel vit le cerveau et le corps du sujet. Ceci jusqu'à de nouvelles preuves du contraire.
L'observation a souvent été faite, bien que de façon moins savante, concernant la pratique de la police répressive. Aujourd'hui, aux Etats-Unis, beaucoup de policiers pensent que les Noirs sont dotés d'armes à feu et s'en servent. Il arrive très fréquemment qu'ils croient voir de telles armes dans la main d'un suspect et n'hésitent pas à abattre celui-ci préventivement. Ils se sont trompés mais jusqu'au dernier moment, y compris devant le juge. ils affirment avoir vu une arme. Ils ne sont pas à proprement parler de mauvaise foi. Leur cerveau a effectivement vu une arme, dans le cadre d'une sorte d'hallucination. Heureusement, le plus souvent, les évènements ne se déroulent pas de façon aussi dramatique. Le cerveau vérifie mentalement les prédictions qu'il élabore, avant de passer à l'acte.
Des "prédictavores proactifs "
Pour contrôler la validité de ses prédictions, qui s'élaborent généralement dans les couches supérieures du cortex associatif, le cerveau fait appel aux couches corticales inférieures, qui reçoivent et interprètent les données sensorielles. Pour enrichir ces données, le cerveau se réfèredonc au corps proprement dit, enserré dans le milieu qui est le sien. Comme l'écrit Clark, nous ne sommes pas des pommes de terre attendant passivement les informations que leur fournira le terrain. Nous sommes des « prédictavores proactifs » s'efforçant de rester toujours un peu en avance de ce que nous apportent les organes des sens, qui sont eux liés davantageà l'expérience immédiate.
Que ce soit au plan individuel ou collectif, si beaucoup des prédictions formulées en permanence se révèlent inexactes à l'expérience et sont abandonnées, c'est en leur sein cependant que s'élaborent les hypothèses les plus audacieuses formulées par les scientifiques. Aussi, si Einstein s'émerveillait de la prescience de Kepler au sujet des orbites planétaires, nous-mêmes à notre tour nous nous émerveillons de sa prescience en matière de cosmologie relativiste.
De là à imaginer que les prédictions du cerveau finiraient par construire un monde subjectif devenant objectif, du fait que nous mettrons en oeuvre des expériences scientifiques nous permettant de les vérifier, il n'y a qu'un pas...que Clark ne franchit pas.
Mais, dans le domaine de la physique quantique, où les relations entre la prédiction et sa vérification sont infiniment plus flexibles, l'idée que notre cerveau construit le monde qu'il observe n'est pas aussi étrange. C'est un peu ce que Mioara Mugur Schaechter a nommé le relativisme épistémologique.