samedi 16 juillet 2011 - par hommelibre

Vivez encore, vivez de plus en plus !

« La jeune morte saute à pieds joints dans une flaque de lumière. »

Quinze ans après elle n’en finit pas. Elle n’en finit pas d’habiter sa vie. Sa vie à lui, qu’il a choisi d'habiller de mots pour en comprendre la nudité lumineuse. Quinze ans après « La plus que vive », elle n’en finit pas de mourir. Et lui de vivre.

Ghislaine. Sa femme décédée de maladie à 44 ans. Lui, le coeur cloué dans le ciel, le coeur brûlant de l’absence. « La plus que vive ». C’est ainsi qu’il avait nommé celle qui avait fait chanter sa vie. Dans plusieurs de ses livres on sent la tentation incessante de réparation, jamais aboutie, et jamais inutile.

Aujourd’hui Christian Bobin publie un nouveau livre : « Carnet du soleil ». Un de ces ouvrages de petit format, 80 petites pages où l’espace blanc, silencieux, gagne souvent sur le bruit étrange des mots.

Ghislaine, jamais morte dans sa mémoire ni dans ses livres, Ghislaine qui n’en finissait pas de mourir, Ghislaine s’estompe. Il parle plus à lui-même qu’à elle, même quand il dit : tu. L’impossible deuil doit bien exister, pour ne plus avoir à courir devant la douleur que les mots cachent mal, pour ne plus fuir cette nuit sombre de l’absence dans la lumière voulue des mots.

Qui a lu « L’inespérée » ou "La plus que vive" retrouve ici ce langage posé dans l’attente d’un envol. Mais le style, le choix des mots, les sonorités, semblent avoir évolué vers un abandon. Les papillons volent toujours alors qu’une part du ciel s’est comme retirée. Un tel amour n’en finit jamais. Il se rapproche seulement peu à peu de la terre.


La première phrase de « La plus que vive », en 1996, était :

« L'événement de ta mort a tout pulvérisé en moi. »

Cet autre passage exprimait bien le désespoir souriant de l’écrivain en promenade avec sa fille :

« Je me promène avec Clémence au parc de la verrerie. Il y a une cabine téléphonique installée pas loin des jeux. Parfois, le mercredi, quand je voyais qu’elle et moi allions rentrer à la maison plus tard que prévu, je t’appelais de cette cabine, je t’expliquais que nous ne serions pas là à l’heure convenue mais que nous rentrerions bien, sains et saufs, barbouillés de rires, qu’il ne fallait pas t’inquiéter. Clémence, une semaine après ta mort, me montre cette cabine dans le parc. “Et si on l’appelait”, me dit-elle. Je la fais entrer dans la cage de verre, je l’installe sur le rebord métallique qui sert pour les annuaires et je la regarde décrocher l’appareil, appuyer sur toutes les touches du cadran, et, pendant plusieurs minutes, se taire, écouter, n’intervenant que pour dire “oui, oui”. A la fin je lui demande : “Qu’est-ce qu’elle t’a dit ?” Elle me répond : “Elle demande si tout va bien et si on est encore tous ensemble. Je lui ai dit que oui et que je continuais à faire des bêtises avec le gros bêta.” Puis nous sortons de la cabine et revenons au doux travail de rire et jouer.

Il y a mille façons de parler aux morts. Il fallait la folie d’une petite de quatre ans et demi pour comprendre que nous avions peut-être moins à leur parler qu’à les entendre, et qu’ils n’avaient qu’une seule chose à nous dire : vivez encore, toujours, vivez de plus en plus, surtout ne vous faites pas de mal et ne perdez pas le rire. »


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Aujourd’hui « Carnet du soleil » commence par : « La jeune morte saute à pieds joints dans une flaque de lumière. » Hier, il y a quinze ans, elle n’aurait pas sauté. Elle aurait dansé. Hier il lui aurait dit, comme à la fin de « L’inespérée » :

« Allez va, va petit bateau chahuté par les vagues, va délivrer ta cargaison de lumières. »

Aujourd’hui il glisse cette phrase :

« Il faut que la vie nous arrache le coeur, sinon ce n’est pas la vie ».

Hier, sa mort n’était pas la mort. Elle était la vie, chantée plus fort pour ne pas entendre le silence. Aujourd’hui l’arrachement du coeur ne peut plus être caché.

L’arrachement du coeur n’est pas que sang et souffrance. Il est sortie dans l’espace, voyage hors de soi vers un autre soi, invitation.

L’amour est une source brûlante. Une rivière en crue. Un océan.



6 réactions


  • amipb amipb 16 juillet 2011 08:32

    Très beau texte et livre certainement à découvrir. Merci pour ce rayon de soleil qui transperce le cœur.


  • Furax Furax 16 juillet 2011 12:35

    Merci pour cette belle présentation du dernier ouvrage d’un auteur majeur.
    Bobin est aussi talentueux et émouvant que rare dans nos « merdias ». Les deux faits sont probablement liés...


    • hommelibre hommelibre 16 juillet 2011 20:24

      Auteur majeur : je suis d’accord.

      Finalement il fait son chemin sans la télé. C’est plutôt bon signe.


  • Taverne Taverne 16 juillet 2011 18:11
    « Vivez encore, vivez de plus en plus ! » Vivez magnifiquement !

  • gaijin gaijin 16 juillet 2011 19:08

    " Il fallait la folie d’une petite de quatre ans et demi pour comprendre que nous avions peut-être moins à leur parler qu’à les entendre, et qu’ils n’avaient qu’une seule chose à nous dire : vivez encore, toujours, vivez de plus en plus, surtout ne vous faites pas de mal et ne perdez pas le rire. »

    simplement superbe

    et surtout ne perdez pas le rire ni le chant ni la danse ni tout ce qui fait que la vie est la vie

    http://www.youtube.com/watch?v=5sxWR35S710


  • hommelibre hommelibre 16 juillet 2011 20:22

    Gaijin, bienvenu de rappeler Zorba.


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