Au point du jour
Un ange passe
Il advint qu'un rêveur, souffleur de vent, trempait sa plume dans la brume qui recouvre la nature au petit matin. De cette pratique matutinale, qu'il faisait en sorte de ne dévoiler à personne naissait des textes vaporeux, des écrits légers qui ne demandaient qu'à s'envoler au premier souffle de vent. Il avait le sentiment d'écrire avec une plume d'ange tant son inspiration lui paraissait de nature divine.
Ne vous en offusquez pas. Qui n'a jamais partagé l'émotion d'un petit matin au bord de l'eau, ne peut comprendre qu'il n'y avait rien de prétentieux dans cette affirmation. En ces instants miraculeux, les muses se font un devoir de se mettre au diapason du grand créateur ou tout simplement de la magie de la nature. Point n'est besoin de chercher à comprendre, il suffit alors de se laisser porter par l'émotion. C'est justement ce que faisait notre ami.
C'est un de ces matins merveilleux durant lequel animaux, soleil, rivière, nature s'étaient accordés afin d'enchanter les humains qui prenaient la peine de se laisser porter par le spectacle admirable qui s'offrait à leurs yeux ébahis, qu'il a écrit ceci :
La Fille Liger
C'est une fille sauvage
Qui vous conduit dans son lit
C'est une femme rivage
Qui s'écoule à l'infini
A sa naissance on lui fit
Un berceau tressé de joncs
Elle aurait grandi au Puy
Aurait rejoint des garçons
Ils étaient de bons marins
Au cœur gros, aux mœurs légères
Ils suivirent son chemin
Qui mène à sa tribu Liger
*
L'été elle se prélasse
Alanguie, prenant son temps
C'est sans fin qu'elle rêvasse
Dormant le long de ses bancs
En automne, elle forcit
Redevenant fréquentable
Si elle reste dans son lit
C'est qu'elle se veut aimable
*
En hiver elle s'emporte
Roulant ses fortes colères
Mais elle se fait accorte
Pour les marins en galère
Au printemps elle se lâche
Débordant de toutes parts
C'est alors qu'elle se fâche
Nous refusant le départ
*
Elle n’est jamais si belle
Qu'en notre soleil levant
Lorsque la brume l'éveille
Aux petits matins naissants
Elle se pare en majesté
Dans la splendeur du couchant
Quand un ciel illuminé
Embrase tout le Ponant
C'est une Loire volage
Qui roucoule dans son lit
C'est un fleuve sans visage
Qui s'écoule sans souci
Il n'en était pas peu fier, se prenant soudain pour un poète, prétention fréquente chez les simples et les bienheureux qui se contentent d'aligner quelques vers sur un parchemin dérisoire. Qu'importe du reste, l'essentiel n'était-il pas qu'il se satisfasse pleinement de sa création ? Il était heureux, il riait aux anges d'avoir écrit cette faribole sans importance.
Soudain l'orage éclata. Non point que le ciel se chargea de lourds nuages noirs, qu'il se zébra de puissants éclairs tonitruants. Non rien de tout cela. Jamais la nature n'avait été aussi paisible. Même les immondes traînées blanches dans le ciel, porteuses d’un nom plus laid encore : « Chemtrails » s'étaient évanouies tout comme les menaçantes fumées sortant de la gueule des gigantesques tours infernales.
Rien de tout cela pour venir briser son émotion, simplement un ami, un collègue, un autre stakhanoviste de la plume qui, baguenaudant lui aussi à la quête de l'inspiration, se glissa derrière son dos pour lire subrepticement et insidieusement son écrit. L'homme était un vieil enseignant à la retraite qui avait conservé cette désagréable manie. L'écriveur de sursauter quand il ressentit cette présence inquisitrice.
Le visiteur eut alors cette expression qui fut cause de tout : « Te voilà donc aussi, camarade jouissant avec délectation du point du jour ! ». La phrase n'avait rien d'agressif, bien au contraire. Cependant, la situation ne rappelait que trop à ce pauvre garçon, les affres de l'école quand la règle s'abattait sur ses doigts, alors que son orthographe voguait à sa fantaisie sur des flots d'accords incertains, de graphies fantaisistes et de mots illisibles.
Pire encore, ce point du jour, il ne l'avait pas senti poindre. Il le prit comme un poing à la face, une humiliation ancienne surgie de son passé désastreux. Lui le dysorthographique dyslexique voyait de nouveau les lettres se distordre, se confondre, perdre leur substance. Plus encore, il comprit maladroitement que sa ponctuation, souvent défaillante, parfois évanescente, lui avait une fois encore joué un mauvais tour.
Un point du jour, qu'est-ce là donc ce nouveau signe suspendu à la langue vénéneuse de son camarade le redresseur de tort ? Fallait-il donc que sans plus tarder, le point final ne vienne interrompre à tout jamais le conte qui naquit là, sur les bords du fleuve ? L'autre dans son dos, sans doute pour le sortir de sa torpeur, jeta un caillou dans l'eau !
Que signifiait ce geste ? Ne voulait-il pas lui faire comprendre qu'il n'était que temps de glisser un point de suspension avant que son récit ne se perde dans les méandres de la rivière et de l'imagination. Mais que penser alors des quelques ricochets que fit ce caillou avant que de disparaître à tout jamais ?
Entre interrogation et exclamation, son cœur balançait jusqu'à ce que la main sur l'épaule, le vieux maître d'école lui glisse un compliment avant que de lui expliquer le sens de ce point du jour qui l'avait tant troublé : « Le point du jour est l'instant merveilleux où le jour commence à poindre. J'ai le sentiment que cette magnifique expression n'était pas dans ton registre, mon ami... »
L'écriveur de ne rien répondre. Il venait de trouver une réplique qu'il préférait garder de par devers lui, comme un trésor que l'autre gredin se serait empressé de lui dérober : « Ne traduisons pas au point du jour, les secrets de nos nuits blanches ! ». La brume se dissipa, le visiteur disparut tel un mirage et la plume cessa de courir sur le parchemin. Un ange était passé à moins que ce ne fut un mauvais diable.
Photographies de Christian Beaudin