jeudi 1er août 2013 - par Piere CHALORY

L’Enfer des Chiens

Bien qu'imaginaire, cette courte nouvelle est partie d'une histoire vraie, ma rencontre un soir d'hiver avec un petit homme précédé d'un petit chien qui tirait sur sa laisse en dérapant sur le bitume. En ces temps de canicule, souvenons nous de cet hiver glacial.

L'Enfer des Chiens 

Fifal était un chien. Un joli petit chien blanc virant au gris vers le bas.

Il avait les pattes si courtes que son ventre velu balayait la couche innommable de poussière couleur anthracite qui traîne dans les rues des villes. Après quelques centaines de mètres, son pelage se dégradait du noir au blanc en partant du sol, de façon linéaire.

Norad son maître était petit lui aussi, un peu simple, également maladroit, et particulièrement laid. Son visage était triangulaire, mais dans le mauvais sens. Il possédait un menton large comme un Dalton et un front de dindon. Norad Bad avait adopté Fifal un an avant, suite à la mort de Placquemine la voisine ; vénérable ancêtre âgée de 112 ans.

Bernée par la publicité mensongère de Mac Do One, la centenaire verte qui comptait encore bénéficier à son âge d'un speed dating gratuit moyennant l'achat d'un hamburger, décéda brutalement d'une indigestion de frites non biodégradables.

Norad Bad hérita de Fifal et s'y attacha bientôt. Celui ci avec sa taille menue et son manque d'allure le décomplexait radicalement, lui procurant même une impression de puissance. Aux soirs venus, à l'instar de tout chien d'appartement de ville, l'envie récurrente de courir et pisser en même temps prenait Fifal.

Esclavagisé par l'animal, Norad enserrait dans ses doigts gourds l'hiver la laisse de cuir que Fifal tendait comme un arc.

Déchaîné en semi liberté, Fifal imaginait toujours s'échapper avec son maître à la nuit. Assourdi par les cris suraigus que poussait à longueur de journée sa bête plaintive adorée, Norad Bad était à présent victime d'acouphènes.

Ces sifflements vibratoires permanents et insupportables ajoutaient un surcroît d'incompréhension à la vie sociale pénible de Bad, qui de plus en plus isolé dans ses hallucinations sonores, s'éloignait du commun des mortels en comprenant tout de travers. Son faciès hallucinant ne favorisant déjà pas spécialement la communication avec les inconnus, voilà qu'en plus il était devenu sourd à moitié.

Tous les crépuscules, Fifal entraînait donc Norad du bout de sa laisse pour une promenade toujours identique. Trop léger pour perturber les pas de Norad, Fifal s'était fait une raison. Suralimenté, gavé, il dépensait ainsi l'énergie excédentaire en patinant au sol comme une tortue aquatique sur des carreaux de faïence.

Tous les soirs, le chien s'usait griffes et coussinets en dérapant sur le goudron. Basculé dans la coutume, Norad Bad qui n'aimait ni marcher ni sortir le soir acceptait sereinement par amour des chiens sa condition pitoyable de guide canin.

À se demander qui, de l’homme ou du chien était le maître véritable.

Ce soir là, le froid s'était plaqué sur la figure des gens. Le vent rapide évacuait la pollution en rafales congelant au passage les citoyens de toutes sortes. Frigorifié, Norad le Flemmard avait à peine dépassé le pâté de maison délimitant arbitrairement l'ébat quotidien de Fifal, qu'une silhouette bizarre interpella son environnement ; un homme à l'aspect étrange, disloqué dans sa démarche, aux yeux vides & vêtu d'une longue veste de cuir lui fit cette remarque sybilline :

---- Dites moi, votre chien a l'air bien pressé !

---- Oui, il est toujours comme ça.

---- Ça ne sert à rien de tirer sur la laisse !

---- Mais si je le lâche, il va partir, et je souffrirai, car je vis seul et ce chien est mon unique compagnie. Nous parlons souvent, aussi bien que n'importe qui, et notre dialogue me paraît plus fructueux que celui de nombre de couples mariés depuis plus de vingt ans. Cet animal m'écoute lui, contrairement à mon ex femme, que j'ai dû défenestrer récemment pour incompatibilité exhaustive.

--- Tout ceci est très intéressant Monsieur. Mais en fait, je m'adressais à votre chien, il s'appelle Fifal n'est ce pas ?

L'homme engoncé dans son cuir à large col aimait les chiens en général et les comprenait mieux que leur maître. S'adressant à Fifal, il espérait simplement lui soulager le cou de la morsure sournoise de sa laisse en cuir tanné, fruit de ses frères les bœufs, meilleurs amis, avec les chevaux, des hommes.

Il répéta :

---- Ca ne sert à rien de tirer sur la laisse !

---- Ouah ! Ouah !

---- Mais il va s'échapper si je le libère, regardez le, il n'attend que ça...

L'intrus compatissant qui nouait si vite cette complicité étonnante avec Fifal n'était autre que le diable.

Bad l'ignorait évidemment.

Comme à son habitude, Fifal flairait le sol comme un rat. Soudain, il adopta un port altier du haut de ses trente centimètres au garrot, et surtout du fait de la traction de la laisse qui surélevait son museau pointu de la chaussée en pente.

Ensorcelé par l'étranger qui lui parlait dans sa tête, Fifal s'arrêta, se retourna et bondit sur la main gauche de Norad Bad, responsable de la liaison physique qui l'empêchait depuis trop longtemps de courser les petites chiennes du quartier.

Le roquet planta ses crocs pointus entre le pouce et l'index de Bad.

---- AAAaaah !! Sale bête, il m'a mordu ! Moi ! Son maître !

---- Ha Ha ! Comme c'est drôle ! Vous avez vu ? Quelle intelligence ! Le voilà désormais libre et sans attaches. Cela dit, vous auriez pu vous méfier. Un jour ou l'autre, la bête devient l'ennemie de l'homme ordinaire si l'on y prend garde !

---- J'ai la main en sang ! J'ai mal ! C'est tout ce que vous trouvez à dire ?

---- Oui. Je me moque éperdument de votre souffrance Monsieur. Plus grave est celle que vous infligeâtes à ce pauvre Fifal.

---- Aaaah ! Je me vide de mon sang ! je vais mourir stupidement, moi qui n'ai jamais rien fait de mal, j'ai même voté cette année, c'est pour vous dire.

---- C'est vrai que votre main gauche à l'air mal en point Monsieur. Vos doigts désarticulés pendent lamentablement, tandis qu'un flot de sang inonde la chaussée, vous pourriez faire attention !

---- C'est vrai ! Je suis un porc j'ai honte. Croyez vous que je vais agoniser longtemps Monsieur ?

---- Certes. J'ai lu dans Voici Voilà qu'une ex Starlofteuse, lors de sa dernière tentative de suicide, malgré les douze kilos de cachets et de vin qu'elle avala appela les pompiers après s'être ouvert les veines, car une douleur salutaire la fit réfléchir à son échelle.

---- Ah oui ?

---- Oui, elle avait déjà perdu trois litres de sang. Blanche comme un linge, elle rampait dans les escaliers pourris du squat que la production d'Eme 666 réserve à ses candidats en fin de parcours, quand Blékoss, le pittbull affamé du voisin punk mendiant lui découpa net l'avant bras gauche, et s'enfuit pour le dévorer tranquillement.

---- La pauvre, comme elle a dû souffrir, se voir ainsi diminuée, quand on a connu l'idolâtrie d'une génération de demeurés.

---- Oui, malgré tout, elle réussit à glisser la dernière main dans son sac, d'où elle sortit son téléphone portable. Elle appela les pompiers, qui arrivèrent juste à temps pour la sauver. Il paraît que son visage livide reflétait une indicible terreur, peut être la peur de la mort ? Ou bien les regrets d'avoir participé à un jeu de con ?

---- Les deux à la fois sans doute...

Comme toujours avec les idiots, le diable avait réussi son approche.

Sournoisement, il sympathisa avec le naïf Norad Bad qui naguère était fan de Lou Aness à l'époque de sa gloire. À force d'appels téléphoniques surtaxés à la chaîne sans pitié, et pour assurer l'élection de la jolie bimbo, il avait dû emprunter 12 000 euros pour payer sa note à Rance Télécon.

Bad était d'autant plus responsable de l'état dépressif de l'ex héroïne de la première émission de réal TV française.

---- Il y aurait bien un moyen, pour vous sortir de ce mauvais pas, Monsieur Bad...

---- Diable, est ce possible ? je me sens défaillir. Vous avez l'air très intelligent Monsieur, et une lueur surnaturelle émane de votre visage glacial. Je m'en remets à vous, inutile d'appeler un prêtre.

---- Vous avez raison, c'est mieux comme ça. Eh bien voilà : vous allez me signer avec votre sang tant qu'il en reste, ce parchemin ; avec la plume sacramentelle que voici.

---- D'accord Maître, j'ai compris maintenant mais il est tard, et je n'ai pas le choix ?

---- Non.

---- Il suffit que je signe ici ?

---- Oui, là. Et n'oubliez pas la mention « lu et approuvé », c'est un peu comme si vous acceptiez les conditions d'utilisation d'un logiciel téléchargé sur le Web. La seule différence est que jamais plus vous ne pourrez désinstaller ce programme. Vous m'appartiendrez, éternellement. Je vous dois tout de même ce conseil intéressé.

---- Oui Maître, tout ce que vous voudrez. Je souffre trop, aidez moi.

Norad Bad signa.

Aussitôt, le Diable le transforma en teckel noir. Fifal revint sur ses pas, reconnut son maître au flair, lui mordit l'oreille jusqu'au sang en guise de bienvenue, puis lui expliqua en langage de chien que lui aussi avait été un homme avant d'avoir croisé la route du Prince des Ténèbres.

Les deux apprentis bêtes se lamentèrent un peu, puis rejoignirent Lucifer qui leur donna douze coups de bâton à chacun pour les récompenser de leur imbécillité.

Le lendemain, le malin abandonna les animaux hybrides à la S.P.A où leur regard humain séduisit deux couples sans enfants.

Vous imaginerez la suite.      



11 réactions


  • Vipère Vipère 1er août 2013 16:48

    Bonjour Chalot

    Votre histoire est cauchemardesque !

    Se réveillée à la SPA dans la peau d’un chien à la suite d’un pacte avec le Diable... en compagnie de son chien, antérieurement humain transformé chien, adopté, dont on était le maître !

    Un coup diabolique !

    Cela fait réfléchir sur la vie que nous faisons mener à notre animal domestique. Dans mon cas, mon chien est peu tenu en laisse, sauf danger prévisible en vue. En général, un congénère, peu sociable.

    En été, je choisis des parcours où il y a un canal, une rivière, une fontaine.

    La liberté en promenade, dans la nature a toujours été la règle. c’est lui qui décide de la durée, lorsqu’il en a assez, il le fait comprendre par des aboiements appuyés.

    Son contentement d’avoir été compris est visible au battement de sa queue et de son entrain à revenir à la voiture.

    En définitive, le pire que l’on puisse imaginer en tant qu’humain est d’avoir un maître, d’être totalement privé de liberté !


    • Piere CHALORY Piere Chalory 1er août 2013 17:03

      Merci de votre réaction,


      J’avais présenté cette histoire à un concours de nouvelles il y a deux ans je crois, mais elle était un peu trop ’’gore’’ pour le jury je crois. Depuis j’ai écrit une bonne quinzaine d’histoires de ce genre, que je proposerai bientôt sur mon site sous forme d’ebooks. C’est vrai que c’est difficile de se mettre dans la peau d’un chien, et pour en avoir eu un, ce sont des animaux doués d’intelligence et d’intuition certaines, souvent à mon avis aussi claires que chez les humains, comme disait l’autre ; ’’ il ne leur manque que la parole.’’

  • Vipère Vipère 1er août 2013 16:49

    Pierre CHALORY et non CHALOT (mea culpa) smiley


  • Vipère Vipère 1er août 2013 16:51

    se réveiller (coquille)


    • Piere CHALORY Piere Chalory 1er août 2013 17:13

      Effectivement, mais parfois je me demande qui a domestiqué l’autre finalement, car les chiens et les chats d’appartement n’auraient t-ils pas trouvés le moyen de nous faire travailler pour leur compte ?

      Sous leur air innocent  smiley

      Plus besoin de chasser pour manger ; le bon maître, bon, bon il ne l’est pas forcément, mais il est quand m^me obligé de gagner de quoi nous nous nourrir, nous les ’’bêtes’’   smiley




    • Fergus Fergus 1er août 2013 18:59

      Bonjour, Aladeen.

      En fait, il y a deux sortes de bêtes domestiques : les animaux de compagnie et les animaux d’élevage destinées, à plus ou moins long terme, à l’abattoir. Dans nos pays, les premiers sont en général bien traités, et parfois même mis sur un piédestal peu conforme à leur statut animal ; quant aux seconds, on trouve de tout : des éleveurs respectueux de leurs conditions de vie, et d’autres qui les considèrent uniquement comme des produits commerciaux sans la moindre valeur affective. 


    • Piere CHALORY Piere Chalory 2 août 2013 11:18

      Je viens de m’apercevoir qu’il y a un ’’nous’’ de trop. Il faut lire :


      ’’mais il est quand même obligé de gagner de quoi nous nourrir, nous les ’’bêtes’’



  • Loatse Loatse 1er août 2013 17:07

    nan mais quel gachis, une si belle histoire sans suite ! smiley

    (fan de paasilina, j’ai adoré ni plus ni moins le style :) en plus c’est fluide, on accroche bien et paf on reste sur sa faim...



    ps : je ne crois pas que l’imagination vous fasse défaut... A quand de vous trouver dans ma librairie ? Piere ?
    sur ce, que rajouter sinon bravo....


  • Piere CHALORY Piere Chalory 1er août 2013 17:22

    Merci du compliment,


    en fait j’avais été obligé de raccourcir l’histoire car le nombre de caractères était très limité, à tel point que j’ai rajouté ici un bon tiers de texte pour la compréhension. Mais pourquoi ne pas faire une suite après tout. Si vous aimez ce style, courant septembre je mettrai en ligne sur mon site sous forme d’ebooks dans un premier temps une vingtaine d’histoires, plus un livre de 280 pages A5, bye @++

  • Fergus Fergus 1er août 2013 17:53

    Bonjour, Piere.

    Je me suis bien amusé en lisant cette histoire. Et cela d’autant plus qu’elle m’a remis en mémoire une de mes propres nouvelles, une « diablerie » publiée en janvier 2010 sous le titre « Les pleurs d’Amélie Poulain  ».

    Merci pour ce moment de détente.

    Cordialement.


    • Piere CHALORY Piere Chalory 1er août 2013 18:02

      Merci Fergus,


      Par ces temps difficiles, mieux vaut garder un peu d’humour, ça ne mange pas de pain, je vais de ce pas lire ’’les pleurs d’Amélie Poulain’’, bye @++

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