Une rentrée scolaire en 1958
Caméléon
Premier jour de classe. Mes parents m’ont envoyé dans un collège catholique de la région, je suis nouveau, au milieu d’une centaine de jeunes du pays, des nouveaux et des anciens qui se connaissaient. Beaucoup d’entre eux venaient des villages voisins et se rencontraient souvent les dimanches ou pendant les vacances sur les terrains de foot. Ils avaient l’habitude aussi, le soir après l’école, de se rassembler à plusieurs, parfois avec des filles, et de batifoler, ou de marauder au temps des cerises. J’ai mis du temps à m’habituer à eux, au début j’étais un peu timide et certains en profitaient pour me taquiner, mais après quelques semaines de classe certains camarades, épatés par mes succès scolaires, recherchaient ma compagnie.
Le jour de la rentrée, c’est le professeur principal de sixième qui nous a accueillis. Il s’appelait Gérard, et nous enseignera le français et le latin[1]. Puis ce fut au tour de chaque élève de se présenter. Comme j’étais au premier rang, Gérard a commencé par moi : « Quel est ton nom ? --- Léon --- Léon comment ? --- Kamel --- Je cherche sur ma liste... Ah ! j’ai trouvé : Kamel Léon ! » Eclat de rire général dans la classe : « cââméléon ! cââméléon ! cââméléon !…. » « SILENCE ! ». Obéissants et respectueux, les élèves se calmèrent, et chacun à son tour se présenta en indiquant aussi son village d’origine.
A la fin de l’appel, Gérard profita de l’incident pour nous faire une petite leçon de morale et d’onomastique, appelant les élèves à se respecter les uns les autres, à comprendre et à supporter les différences de cultures et d’habitudes. Il nous a appris ainsi que dans d’autres pays le prénom s’appelait ‘first name’ en Angleterre, donc ‘premier nom’, ou ‘Vorname’ en Allemagne, et, rappelant une règle de formation des mots dérivés, Gérard profita de l’occasion pour donner quelques exemples de mots ayant pour préfixe pré-, avec le sens de ‘ce qui précède’ : la préretraite, la prévision, la préméditation. Très pédagogue, il nous demanda de chercher pour la prochaine heure de français une dizaine de mots formés de la même façon.
Précisons que, dans tous les actes officiels en France, un individu lambda est présenté dans l’ordre « nom, prénom », alors qu’il ne viendrait à l’idée de personne de parler du célèbre écrivain Hugo Victor ou du président Mitterrand François. En revanche, pour se présenter dans un cadre privé n’ayant aucun rapport avec l’administration, on énonce d’abord son prénom avant le nom de famille.
Récréation, nous sortons tous dans la cour pour un petit quart d’heure, il se forma d’emblée des petits groupes de garçons[2] qui se connaissaient depuis des années. Je ne suis pas resté seul très longtemps, car la curiosité poussa quelques-uns, plus dégourdis à me demander d’où je venais, où j’allais à l’école l’année dernière, que faisaient mes parents, si j’avais des frères, un autre, un peu plus espiègle, si je n’avais pas une jolie petite sœur. Bref, j’ai eu le sentiment que cette année, on ne s’ennuierait pas.
La cloche sonna pour la reprise. C’est encore Gérard qui nous précéda dans la salle de classe, et nous annonça solennellement que ce sera notre première heure de latin. Il nous distribua à chacun un manuel d’exercices de latin. A ma question « parlerons-nous le latin à la fin de l’année ? » il répondit avec un sourire que nous n’en serons probablement pas encore à ce niveau. Et c’est parti, avec la première déclinaison, rosa, rosa, rosam, rosae, rosae, rosā. Ça paraît facile, c’est même agréable à l’oreille.
Une première série d’exercices consistait à apprendre du vocabulaire de noms de la première déclinaison, à leur associer des adjectifs et à traduire des phrases élémentaires, comme "pulchra est rosa", la rose est belle, ou "la jeune fille contemple une rose" traduite en "puella rosam spectat", avec en prime un exemple de verbe du premier groupe, l’utilisation du féminin des adjectifs et la structure d’une phrase latine. Le latin étant nouveau pour nous, il nous fallut apprendre, tout au long de l’année scolaire, des listes de vocabulaire, des noms avec leur déclinaison, et des verbes avec leurs temps primitifs.
L’usage autrefois était de donner aux élèves, chaque jour, du travail pour la semaine suivante, soit un travail écrit, soit une leçon à mémoriser. Les exigences étaient variables selon les professeurs. Le plus exigeant était le professeur de mathématiques, qui contrôlait non seulement les cahiers de devoir, mais aussi les cahiers de brouillon qu’il était nécessaire de remplir avant de porter au propre les solutions des problèmes.
La plupart de nos professeurs étaient sérieux et compétents. Certains, plus sévères, étaient écoutés attentivement malgré, parfois, des enseignements moins intéressants, d’autres au contraire nous permettaient, par leur excès d’indulgence, d’organiser d’innocents petits chahuts qui feront longtemps l’objet de nos souvenirs racontés des années plus tard lors de rencontres d’anciens camarades de classe.