Contre la montre
Le temps bat la breloque
Une grande organisation sportive, ayant pignon sur nos routes de campagne s’est autorisé une manifestation, autorisée celle-ci, dénonçant les outrages de la fuite inexorable du temps. Les uns derrière les autres, respectant scrupuleusement les distances sanitaires, ces jeunes gens, la cuisse légère, vont défiler « Contre la Montre ». Je devine que les horlogers doivent goûter fort modérément cette expression revendicative qui a de plus le privilège d’être diffusée en direct sur les chaînes publiques. On peut noter du reste l’adresse des organisateurs qui ont attendu le dernier manifestant pour le couvrir de la tunique jaune de la révolte des gueux.
Qu’est-ce que tous ces fringants contestataires reprochent au temps et surtout à la montre, ce symbole de son appropriation par ceux qui se le mettent au poignet ? La question prend soudain une dimension politique puisque les Amish, vilipendés par l’hôte onéreux de l’Élysée ne disposent pas de cet objet chronophage. Ces derniers sont contre la montre et s’opposent à celui qui aime se montrer sous son meilleur jour en s’entourant de ce qui se fait de plus cher en matière de décoration contemporaine.
Freluquet n’ignore pas que le temps c’est de l’argent. Il ne peut effacer d’un revers d’une main pourvue d’un bijou horloger, ça va de soi, cette curieuse revendication. Le temps serait-il venu d’abolir la vitesse, la course folle du monde vers l’abîme, l’inéluctable fuite des minutes qui nous mènent à notre dernière heure ? Pour ce jeune président, je devine que ces préoccupations sont fort éloignées des interrogations existentielles soulignées ici par les adorateurs de la petite reine.
Le temps mis en accusation par la fine fleur d’une jeunesse chamarrée risque de menacer l’ordre établi. Le maître du temps de travail sent une menace sur sa réforme des retraites, cette loi qui vise à remonter le temps tout en mettant les pendules du patronat à l’heure. Les coureurs contre la montre veulent-ils contester l’esclavage qui nous enchaîne au temps qui passe, eux qui filent gratuitement devant des spectateurs immobiles ? Je me perds en conjectures.
Leur dérailleur est semble-t-il le paradigme des rouages complexes d’une mécanique de précision qui fait avancer la trotteuse. Ils peuvent changer de braquet, rien n’y fait, la roue tourne, immuable avancée vers la fin de ce mauvais Tour pour l’environnement. Ces esclaves du temps qui leur est compté espèrent ne pas arriver hors délais afin de pouvoir mériter leur paradis, cet Élysée qui sera leur champ d’honneur d’autant plus que pour cette course le premier partant sera le dernier et vice-versa tandis que le dernier à s’élancer est le premier.
À y regarder de plus près, ce contre la montre est véritablement porteur d’une dénonciation puissante des principes mêmes qui fondent cette société de la croissance, du temps qui nous file entre les doigts, des contraintes horaires, des impératifs de l’emploi du temps. Personne cependant n’a perçu la puissance symbolique de ce moment qui a figé les aiguilles de la montre.
La chaîne qui permit à ces cyclistes revendicatifs de tailler la route au cœur des journées du patrimoine représentait ce lien qui fixait la montre à gousset au pantalon de celui qui était esclave du temps. Que ce soit les forçats de la route qui nous demandent ainsi de briser nos chaînes m’enchante. La fin des temps est au bout de cette course folle, eux le savent mieux que personne ce qui explique la puissance de leur action.
Le temps n’est plus imparti, il a filé en roue libre sur les chemins escarpés de la planche des belles filles. Les coureurs privés d’amour durant trois semaines, pour des motifs sanitaires ont ainsi voulu démontrer qu’il était temps de renoncer au temps pour se consacrer exclusivement à l’amour. Jamais plus belle manifestation d’espoir n’avait eu lieu et pourtant, le maire de Lyon n’a pas rugi d’aise devant ce soutien implicite des cyclistes à ses récriminations. Contre la montre et pour la monte, histoire de se remettre en selle et de n’encourager désormais que le maillot vert.
Chronologiquement leur.