Le bonhomme de neige
La fin d'une illusion.
Ce matin-là, les enfants s'étaient éveillés avec des lumières pleins les yeux. Non seulement c'était mercredi, ils n'avaient pas école, mais pour leur plus grand bonheur, il avait tellement neigé durant la nuit qu'un épais manteau blanc recouvrait les rues, les parcs et les jardins. Il y avait si longtemps que cela n'était pas arrivé que pour beaucoup d'entre eux, les plus jeunes ou bien ceux qui venaient de lointaines contrées méridionales, c'était un ravissement.
Leur première impulsion fut de sortir en dépit des mises en garde des parents qui craignent toujours ce qui semble si peu important pour les plus jeunes : « Tu vas prendre froid. Tu risques de te mouiller ! Tu auras de l'eau plein tes chaussures. Tu peux prendre mal… », la litanie habituelle de ceux qui ont oublié leur enfance. Puis, les adultes pour échapper aux jérémiades finissent toujours par lâcher du lest en oubliant leur stupide interdiction.
C'est donc équipée de bottes en cagoules, de gants en parka qu'une joyeuse troupe se présente dans le parc de la pomme de pin, là où la neige n'a pas été agressée par les pelles et les râteaux des riverains soucieux de leurs prochains. Le premier mouvement des diablotins fut, vous devez vous en douter, de se défier les uns les autres ou par sections d'assaut, à grands coups de cette redoutable arme non létale mais fort glaciale qui vous met en boule tout autant qu'en frissons.
Puis, la bile versée, la paix des braves fut prononcée. Les belliqueux d'alors avaient besoin d'un projet commun pour unir leurs forces et renoncer à la violence. La constitution d'un igloo fut un temps retenue. Les gamins aussi ingénieux qu'entreprenant établirent un plan sur une gommette abandonnée là par l'école voisine. Ils avaient prévu grand, très grand même.
Un adjoint au maire, directeur de son état passa par là. Il s'enquit du projet des jeunes castors. Il s'étonna de sa taille et les mit en garde : « Si votre igloo fait plus de vingt mètres carrés, il conviendra de déposer un permis de construire au préalable ! ». Un plus déluré que les autres lui rétorqua : « Mais monsieur, avec les lenteurs administratives, la neige aura le temps de fondre ».
Il fallait se rabattre sur une réalisation qui ne posait pas tant de contraintes. La politique de l'enfant unique n'ayant pas été mise en place pour résoudre le problème de la surpopulation, l'idée de donner naissance à un bonhomme de neige recueillit tous les suffrages. Aussitôt dit, aussitôt fait, les géniteurs unirent leurs forces pour mettre au monde un magnifique bambin de neige.
Il fut muni comme il se doit et selon les normes en vigueur fixées par le cahier des charges du bonhomme trois étoiles d'un bonnet pour sa tête, de lunettes de soleil de catégorie 4, particulièrement recommandées pour la haute montagne, d'une carotte pour simuler le nez et d'une écharpe afin qu'il ne prenne pas froid. Les circonstances présentes contraignirent les jeunes parents à équiper le bonhomme d'un masque de catégorie un puisque le parc de la pomme de pin se trouve dans l'environnement immédiat d'une école publique.
Pour compléter la panoplie et satisfaire ainsi aux usages et à la tradition, un enfant alla chercher un superbe balai en bambou, récupéré parmi les excédents de la métropole. Le bonhomme avait fière allure, ne lui manquait plus que la parole pour donner pleinement l'illusion de la vie. C'est sans doute ce que dut penser un enfant d'origine africaine qui pleurait d'émotion devant cette sublime réalisation.
Un adulte qui passait par-là s'enquit alors des raisons de ce qu'il prenait pour de la sensiblerie, une forme de mièvrerie. Le gamin, percevant dans le ton employé par l'homme de la condescendance ou pour le moins de la moquerie se ressaisit pour lui tenir ce langage : « Monsieur, vous jugez ma réaction sans même connaître mon histoire et ce qui justifie ma réaction. Voilà bien un comportement d'occidental, incapable d'empathie et de considération ! »
Devant une réponse aussi abrupte que surprenante, le passant voulut en savoir plus. Il changea d'attitude, s'excusa et entra alors dans une longue conversation avec cet enfant, ô combien touchant. Il apprit ainsi que ce gamin venait d'arriver du Tchad, un des pays les plus chauds du globe. Jamais il n'y avait vu la neige. Il venait d'avoir une pensée pour ses cousins restés au pays. Il aurait aimé leur envoyer ce curieux cadeau.
Le gamin était si touchant, si émouvant même dans ses explications qui durèrent un bon moment, entrecoupées de larmes, de reniflements mais aussi d'éclats de rire, que la grande personne voulut réaliser le rêve du petit. Cadre de l'entreprise « Trane Technologies » qui est justement chargée du transport des vaccins Pfizer par - 70 °C, l'homme venait d'apprendre que sa société devait répondre au défi lancé par Cuba qui comptait proposer des vaccins sur le continent africain.
Piqués au vif, les pays occidentaux avaient pris conscience de leur ingratitude tout autant que de leur égoïsme à moins que simplement ils voulaient sauver la face. Il y aurait, incroyable coïncidence, un vol le lendemain à destination du Tchad, l'homme étant chargé de cette délicate opération. Le bonhomme de neige de la pomme de pin ne prendrait guère de place dans un avion cargo. Le rêve de l'enfant pouvait être exhaussé.
C'est ainsi que rien n'est impossible quand on le désire vraiment. Le lendemain, les cousins de celui qui était parti vivre en France reçurent le plus incroyable présent. Un bonhomme de neige arriva en même temps que des vaccins pour les adultes du village. Les enfants se pinçaient pour ne pas croire à une illusion, les adultes se piquaient de leur expliquer ce qu'était cette étrange matière toute blanche et si froide.
Le bonhomme resta exposé tant que les congélateurs s'avérèrent nécessaires. Au Tchad, il fut baptisé le variant français par dérision. Personne dans ce pays, jadis si proche de la France ne comprenait pourquoi cette nation qui fut jadis si grande était tout juste bonne à leur envoyer cette réalisation dérisoire en lieu et place d'un vaccin qui eut été moins onéreux que ce produit américain douteux.
Ce fut un coup fatal pour l'image de la France. Celle-ci, sur tout le Continent africain, fondit comme neige au soleil. Jamais formule ne fut plus adéquate. Le bonhomme de la pomme de pin n'avait trompé personne, le pays des Lumières n'avait plus le moindre éclat.
Refroidissement vôtre.