Le fourvoiement mondain
Le Bonimenteur chez les décideurs ...

La fuite pour seul viatique
J'ai beau le savoir, il faut toujours que je me laisse prendre au mirage des mondanités. J'accepte par courtoisie de venir montrer ma vilaine trombine et ma tenue déguenillée mais dès que je me retrouve dans ce monde de gens biens mis, élégants et distingués, je n'ai qu'une seule envie : m'enfuir.
Pourtant j'ai le désir de les bluffer, de leur faire écouter la Loire, de les contraindre à se taire pour les conduire sur mon imaginaire et mon bateau de mots. Vaines prétentions ; ils ne sont pas là pour écouter un saltimbanque qui n'est pas référencé dans leur panthéon des importants personnages à rencontrer. Ces gens sont incapables de profondeur ; ils font tapisserie, un verre à la main en attendant que le buffet leur soit accessible.
Quelle peut être la place d'un raconteur d'histoire dans ces conversations d'importance ? Il est ici question de conjecture, de taux d'imposition, de perspectives à long terme, de variable d'ajustement et autres expressions qui sortent de mon lexique habituel. Je reste dans mon coin, rongeant mon frein, trépignant au spectacle de ce qui est, pour moi, le bal des hypocrites.
Ainsi, il existe des mondes étanches, des gens qui ne partagent aucune des valeurs qui sont miennes. Ils pensent différemment, votent tout autrement, parlent une langue qui m'échappe ; ils se meuvent avec aisance et détachement dans un environnement qui m'est tout à fait hostile. Nous nous pensions des humains et je découvre avec effroi quels fossés séparent les classes sociales.
Vais-je alors distraire ces très importantes personnes avec mes grimaces et mes fables, mes mots d'antan et mes rêveries folles ? Le défi me rebute ; je subodore que, la bouche pleine, elles m'écouteront vaguement comme un pittoresque bruit de fond. Je ne suis ni une plante verte sans piquant, ni une agréable poterie ; j'existe et veux être entendu par des êtres ouverts à l'aventure des mots et des fables.
Vaine prétention. Ces importants-là sont des pragmatiques, des individus sérieux qui n'ont que faire des saltimbanques. La peinture peut les toucher à la condition de s'avérer un placement rentable, la musique les ennuie, le théâtre est trop savant, la littérature leur demande trop de temps ; ils en ont si peu à consacrer aux futilités !
Je les regarde s'empiffrer. La distinction tombe soudainement quand le buffet est ouvert car la gratuité leur donne des appétits énormes. Paradoxalement les bénéficiaires de ces privilèges gastronomiques sont toujours ceux qui en ont le moins besoin. Pendant ce temps, à deux pas de là, d'autres humains fouillent dans les poubelles ; de quoi en avoir gros sur le ventre !
Je m'éclipse. La fuite est le seul viatique qui s'impose à ma dignité. Le ventre vide ; je n'ai pas l'outrecuidance de me goinfrer moi aussi, je pars la tête haute dans l'indifférence générale. Ils ne remarqueront même pas que le pauvre diable annoncé au programme ne s'est pas présenté devant eux. Ils n'étaient d'ailleurs pas venus pour ça …
Je fuis ces lumières factices. Je préfère l'ombre et mes pairs. La bourgeoisie est pour moi un monde qui n'est pas mien. Je n'ai pas à m'accoquiner avec ces gens-là , ne serait-ce que le temps d'une soirée même s'ils ont le pouvoir de me faire payer ce refus de les servir ; c'est le prix à assumer pour conserver ma dignité.
Ils peuvent me repousser dans les ténèbres ! À tout prendre, cela me semble préférable à leur fréquentation illusoire. Je dois retenir la leçon et ne plus accepter ces rendez-vous faussés, ces demandes sans désir, ces auditoires sans oreilles. Qu'ils s'étouffent de petits fours, c'est le plus grand mal que je leur souhaite !
Simplement leur.