Burano : de la dentelle et des couleurs
Visiter Venise laisse à tout voyageur un souvenir impérissable tant cette ville extraordinaire recèle de trésors historiques, architecturaux et culturels qui en font l’un des joyaux du Patrimoine mondial de l’Unesco. Cinq à sept jours sur place suffisent tout juste à s’imprégner de l’atmosphère des différents « sestieri » (quartiers) de « La Sérénissime République ». Il serait pourtant dommage, pour les visiteurs, de quitter la célèbre lagune de l’Adriatique sans une visite de l’île de Burano...
« Une petite île terriblement surpeuplée où les femmes font de la dentelle merveilleuse et les hommes des bambini », écrivait Ernest Hemingway. Pour se rendre-compte par soi-même de la pérennité de cette observation, rien de plus facile : il suffit de monter à bord d’un vaporetto de la ligne 12 depuis l’embarcadère des Fondamente Nove. Après une brève halte au cimetière marin de San Michele – où reposent le compositeur Igor Stravinsky et l’organisateur de ballets Serge de Diaghilev – puis un arrêt au pied du phare blanc de Murano, l’île mondialement réputée pour les créations de ses souffleurs de verre, le visiteur débarque à Burano une heure environ après avoir quitté Venise. Il y découvre la simplicité d’un habitat aux antipodes des palais dont les somptueuses façades se reflètent dans les eaux du Grand Canal. Ici, pas de résidences flamboyantes de princes et de riches négociants ou armateurs, mais surtout des maisons de pêcheurs et de dentellières, la plupart disposées le long des canaux qui, comme à Venise, délimitent les différents « sestieri ».
Si l’île, dont l’occupation remonte à l’Antiquité romaine, a longtemps centré son activité sur la pêche, tel n’a plus été le cas à partir du 15e siècle. À cette époque s’est en effet développée, sous l’impulsion de quelques habitantes et le soutien actif de Giovanna Dandolo, épouse du Doge de Venise Pasquale Malipiero, la confection de dentelles de très haute qualité dont le secret réside dans l’invention d’un point particulier à l’aiguille, le punto in aria, venu enrichir les possibilités offertes par le reticello, traditionnel point de broderie, et les effets de transparence du punto tagliato. Un punto in aria dont la légende raconte ainsi l’origine : Des marins d’un équipage de Burano, confrontés au chant des sirènes de la lagune, se jetèrent tous à l’eau pour rejoindre les belles. Seul un jeune matelot résista au chant, par fidélité à sa fiancée restée sur l’île. Impuissante à le séduire, la reine des sirènes admit sa défaite et fit surgir de l’eau un voile d’écume qui se solidifia aussitôt et devint le voile de la mariée lorsque le mariage fut célébré. Un voile merveilleux de légèreté dont les brodeuses de l’île s’inspirèrent pour créer le punto in aria, seul capable de permettre une telle perfection d’ouvrage.
De Burano à Alençon
Très vite, la réputation de la dentelle de Burano franchit les limites de la Vénétie pour se propager dans l’Europe entière. Durant plus de deux siècles, Burano connut, grâce à l’activité dentellière et au remarquable travail de ces femmes qui s’usaient les yeux sur leur ouvrage, une relative prospérité complétée par la vente des produits de la pêche. L’île était alors essentiellement constituée d’hommes aux mains rongées par le sel de la lagune et de femmes dont les doigts fins maniaient la dentelle avec une extraordinaire dextérité. La dentelle de Burano était alors si réputée que Colbert fit venir en 1660 quelques dentellières en France et les installa en Normandie pour y transmettre leur savoir-faire. Cet enseignement précieux permit l’ouverture en 1665 de la toute nouvelle manufacture d’Alençon, le point de Burano ayant servi de base au fameux « point d’Alençon » dont notre pays est si fier.
Funeste erreur : peu à peu, la concurrence des dentelles françaises, si prisées des cours royales et des élites fortunées, s’exerça au détriment de la production de Burano. Les dentellières vénitiennes furent rappelées par un Doge sous peine de mort en cas de refus. La France prit définitivement le pas sur la Sérénissime. Le temps passa, et l’émergence, au 19e siècle, de la dentelle mécanique ajouta à la crise : l’activité dentellière de Burano déclina et plongea l’île dans un marasme d’autant plus grand que l’occupation autrichienne, consécutive à la défaite de Napoléon, aggravait les difficultés économiques. Lors du départ des Autrichiens en 1866, Burano était redevenue pauvre et dépendante quasiment de la seule pêche. C’est sans aucun doute l’ouverture en 1872 par la Comtesse Marcello d’une école de dentellières dans l’ancien Palais du Podestat qui sauva l’activité en pérennisant ce précieux savoir-faire. Cette école apporta même à Burano une renaissance de cet artisanat d’exception durant des décennies, avec un pic de production durant la Belle Époque. Malheureusement la mode de la dentelle s’estompa dès les années trente. L’école survit tant bien que mal mais dut fermer ses portes dans les années soixante.
Désormais, la production des dentelles se limite à de rares ouvrages de prestige réservés à une clientèle fortunée. Les pièces proposées aux touristes sont très largement issues de la mécanisation et, dans une proportion croissante, venues de lointains ateliers asiatiques, principalement chinois. La visite du « Museo del Merletto » (musée de la Dentelle), installé en lieu et place de l’ex-école dans le Palais du Podestat, n’en est pas moins intéressante, tant par les superbes collections de pièces en dentelle que par son contenu documentaire, notamment photographique.
L’île arc-en-ciel
Hemingway parlait de surpeuplement à Burano, et de fait les Buranelli sont près de 2 800 à vivre sur cette île de poche malgré le déclin de la dentelle. Les pêcheurs eux-mêmes sont devenus moins nombreux et ont dû adapter leur activité à la raréfaction du poisson dans les eaux de la lagune. De nos jours, c’est plutôt les mollusques qui assurent leur revenu. Le marché aux poissons, installé comme il se doit sur une place attenante au Fondamenta della Pescheria (quai de la pêche) reste néanmoins très animé chaque matin et presqu’aussi coloré, au propre comme au figuré, que les maisons du voisinage. Quant aux « bambini » évoqués par l’écrivain américain, ils sont toujours là, aussi extravertis et sans doute aussi indisciplinés dans la cour de l’école qu’à l’époque d’Hemingway. Seule différence avec le passé : leurs parents se sont majoritairement reconvertis dans l’hôtellerie, la restauration et le commerce pour servir les besoins de visiteurs toujours plus nombreux.
On comprend ces visiteurs : comment résister à l’appel de cette « île arc-en-ciel », comme se plaisait à la nommer Jean Cocteau, dont le campanile penche dangereusement, à l’image de plusieurs de ses homologues vénitiens ? Avec ses maisons de couleur jaune, verte, bleue, rouge ou ocre, repeintes chaque année comme l’exige la loi, Burano, surgie des eaux tristounettes d’une lagune parsemée d’îlots désertiques souvent faits de marécages peu engageants, est un régal pour les yeux et un bonheur pour les photographes et les peintres. Comble de félicité : la majorité des touristes, pressés par le temps, s’agglutinent dans la via Baldassare Galuppi où se concentrent boutiques et restaurants. Peu se perdent dans les petites ruelles ou vont au bout des canaux humer l’atmosphère de la lagune sous le regard placide des goélands argentés et des échassiers limicoles. Louée soit le grégarisme de ces braves gens !
Baldassare Galuppi*, parlons-en : le compositeur est la seule personnalité d’importance née dans l’île. Surnommé « Il Buranello » en référence à son lieu de naissance, Galuppi fut à juste titre un musicien vénitien très apprécié. Son talent lui valut même d’être récompensé par un poste de Maître de chapelle de la basilique San Marco. Galuppi n’en reste pas moins éclipsé de nos jours par la formidable popularité de son aîné, le génial Antonio Vivaldi. Comme le « Pretre Rosso », Galuppi fut longtemps en charge de la formation musicale des pensionnaires des célèbres institutions de charité vénitiennes, d’abord à l’Ospedale dei Mendicanti puis, au retour de ses voyages à travers l’Europe, à l’Ospedale degli Incurabili. Mais là encore, jamais Il Buranello ne put rivaliser, tant en matière d’inventivité musicale qu’en termes de pédagogie, avec la formidable qualité créatrice atteinte auparavant par Vivaldi avec le concours des orphelines de l’Ospedale della Pièta (cf. L’incroyable talent des demoiselles de La Pietà).
Ciao a tutti i Buranelli !
* Liens musicaux : 1) les concertos pour clavecin ; 2) les concerti a quattro
Photos : Fergus (sauf Éventail : Hôtel des Ventes de Drouot)