2010 : alors on chante

Des décennies plus tard, on dira de 2010, qu’elle fut une année aussi importante que 2001. A mon sens, elle l’est déjà, mais l’ombre des tours jumelles, toujours omniprésente, cache toujours le fait qu’un événement, aussi spectaculaire et médiatique qu’il soit, n’est que la conséquence d’une série d’autres, plus discrets ou complètement déconnectés en apparence. Le chaînon n’est jamais brisé, il transporte et fait communiquer faits et idées, sentiments et ressentiments, discours et explosions. Bien entendu, si l’effondrement World Trade Center est un fait majeur, il l’est pour des raisons autres que l’écroulement de deux tours newyorkaises et la mort de trois mille personnes. Avant et depuis, des centaines de bâtiments se sont écroulés, des dizaines de milliers de personnes ont péri, que ce soit par le plastic terroriste ou les bombes étatiques. C’est le spectacle télévisé en direct, les moyens dérisoires utilisés, l’affirmation d’un terrorisme idéologique apatride et global, la mort de l’invincibilité dans leur propre territoire des USA (le Vietnam ayant déjà fait la démonstration de leur défaite militaire sous les tropiques) qui font que l’on retient cette année 2001. Par ailleurs, l’effondrement des tours jumelles exhibait de manière oh combien cruelle que la fin du monde bipolaire et du soi disant nouvel ordre mondial n’étaient pas la promenade tranquille qu’on voulait nous vendre, et que les périls, nouveaux et pour lesquels on ne s’était pas préparés, attendaient en embuscade.
Cela dit, ni les tours jumelles, ni les guerres balkaniques, ni les croisades afghanes, ni les massacres tchétchènes, ni les tragédies africaines, ni aucune guerre, ni aucun mur - qu’il reste inébranlable à Chypre ou qu’il s’érige en Palestine -, n’ont fait bouger d’un pouce l’idée saugrenue et mainte fois contestée par les faits, que le néo - libéralisme et son système financier étaient une autoroute à sens unique. Personne ou presque ne pointait le doigt sur les défaillances congénitales de l’Union Européenne, personne ou presque ne s’inquiétait du fait que les dirigeants de ce monde réagissaient au lieu d’agir, se transformant, peu à peu depuis les années 1970, de gouvernants en gestionnaires, de visionnaires en technocrates.
Si l’on s’inquiétait d’une gestion au jour le jour, de l’étouffement de toute action et pensée alternative (que ces gestionnaires d’une crise désormais permanente l’affublaient de « marginale »), la superstructure politique, elle, qu’elle procédât du discours ou de l’anti - discours, restait immuable. Circulez, il n’y a rien à voir et surtout à dire. Si vous voulez vous inquiéter de quelque chose, disaient-ils, cherchez du coté des fondamentalistes (pas ceux de leur propre religion, bien sûr, celles des autres). Si vous voulez perdre votre sommeil, pensez aux chances de vous retrouver au chômage, puisque la mondialisation - c’est triste mais c’est comme ça -, est un fait aussi naturel et évident que l’existence de dieu ou la forme sphérique de la terre. Ils ont mis des centaines d’années pour accepter que la terre fût ronde, ils en ont brûlé des « marginaux » qui l’affirmaient, désormais autant en profiter.
Le tunnel auquel on s’était engouffré depuis les années 1970, et dont certains présidents - technocrates en voyaient déjà la lueur de sa sortie, s’est rallongé indéfiniment devenant depuis 2008 une obscure galerie d’une mine de charbon abandonnée, et là encore, les gouvernants ont continué comme si de rien n’était. Incapables de parler de dépression, ils ont continué à parler de crise, de crise dans la crise survenant après une autre crise, et avec leur aplomb habituel, ils ont fait comme toujours, en plus vite. Déjà, en 2004, Joseph Stiglitz disait d’eux : « les institutions sont devenues le reflet de l’état d’esprit de ceux auxquels ils doivent des comptes ». Refusant devant un fait avéré catastrophique de changer de cap, ils ont bricolé avec des milliards qui ne leur appartenaient pas, pour aider un système financier qui avait réduit en fumée d’autres milliards qui ne lui appartenaient pas. Une ministre, qui ne demandait qu’une chose, qu’on la laisse tranquille « gérer la crise », voyait en 2009, encore et toujours « la fin de la crise ». Jacqueline de Romilly aurait pu alors lui souffler que « crise » signifie jugement, et que l’on ne puisse pas indéfiniment juger le jugement précédent.
A force de bricoler pour laisser la dérégulation suivre son chemin « tranquille » la crise a pris une autre forme, une encore, touchant les Etats bricoleurs. Nous sommes en 2010. Paupérisés, pitoyables, les Etats demandent aux citoyens de s’approprier leurs dettes. De « faire », comme toujours, « des efforts », ces derniers ne touchant pas, par définition, les responsables de cette deculottade.
Mais en cette année 2010, les citoyens, qu’ils soient Grecs, Espagnols, Portugais ou Irlandais, Français ou citoyens de la couronne britannique disent enfin non. C’est un « non » pointé d’humour, de rage, de dépit. Nous sommes presque à la veille d’un fou rire global, d’une crise de nerfs mondialisée, et qui indique que le citoyen, défiant depuis des décennies mais inhibé quelque peu par les technocrates bricoleurs, se dit enfin : mais ils sont pitoyables. Incapables. En tout et pour tout. Incapables de « gérer » les « crises » quelles soient mondiales, qu’elles concernent l’infiniment petit (une autoroute sous la neige) ou l’ailleurs (au Darfour, en Somalie ou en Haïti). Incapables de libérer une personne depuis vingt ans (Aung San Suu Kyi) ou deux journalistes depuis un an, négociant encore et toujours, mais quoi ? Et avec qui ? Une junte d’un autre âge ? Des marchands de tapis radicalisés et que nous sommes allés « libérer » ?
2010, a été ainsi l’année de crise, au sens propre, et le bilan est sans appel : les bricoleurs gestionnaires qui nous gouvernent ne gèrent rien du tout ; ils sont, tout simplement, ridicules. Ni plus ni moins qu’un potentat africain que l’on désire mettre au pas ou la lignée héréditaire archéo - communiste qui continue à briller au firmament pour le bien-être de son peuple affamé.
Oui, 2010 est un bon cru. Il restera celui d’un « non » qui n’est pas commandé par la peur mais par le fou-rire. « Je » lutte de classe criaient les manifestants contre la reforme des retraites. Ce néologisme post globalisation résume tout. Alors on danse.