mardi 29 novembre 2022 - par Brutus

476, la chute de Rome ? Ou comment une « fake news » justifie une version officielle des événements

On dit que l'histoire est écrite par les vainqueurs. La formule a le mérite de mettre l'accent sur le crédit relatif qu'il convient d'accorder aux dogmes enseignés par les systèmes d'éducation gouvernementaux pour transmettre à leurs écoliers les mythes fondateurs de l'état-nation qui leur serviront de références quand ils seront électeurs pour "guider" leurs choix. Inutile d'insister sur le rôle qu'ont pu jouer le figures tutellaires de Vercingétorix et de Jeanne d'Arc en la matière pour symboliser l'unité d'un pays qui n'existait pas à l'époque, mais qui ont réellement vécu sur le territoire correspondant et qui ont servi à fabriquer des personnages pour le moins idéalisés. Mais, si elle est pertinente, cette formule n'en est pas moins réductrice. Les états n'attendent pas d'être vainqueurs pour élaborer a posteriori des versions officielles des évènements à partir de faits réels, il leur arrive d'anticiper l'issue de leurs actions militaires en utilisant des interprétations approximatives pour justifier leurs décisions sans avouer leurs buts réels. Ce qu'il est convenu d'appeler la "chute de l'Empire romain" en est un exemple.

L'histoire raconte qu'en septembre 476 de notre ère, le commandant "barbare" Odoacre a contraint l'empereur romain d'Occident Romulus Auguste (encore adolescent) à démissionner de ses fonctions. Il faut savoir qu'à cette période avancée de l'empire, les latins étaient devenus minoritaires dans une armée qui recrutait chez les peuples colonisés, au point que "barbare" en était venu à signifier "soldat", ce qui était le cas d'Odoacre, officier de l'armée romaine devenu citoyen par son enrôlemnt dans cette armée. Quelques décennies plus tard, vers 520, un chroniqueur de Constantinople, Marcellinus Comes, écrira que lorsqu' "Odoacre, roi des Goths, prit le contrôle de Rome", "l'Empire d'Occident du peuple romain... périt". Or, il est plus que probable que ce n'était pas l'opinion des contemporains des faits rapportés, pendant et après. Ils vivaient toujours dans le même environnement socio-politique et, en fait, tout se passe comme si la "chute de Rome" en 476 constituait un tournant historique fabriqué 35 ans plus tard pour servir de prétexte à une guerre dévastatrice. Le fait que cette date soit restée gravée dans les esprits comme la fin d'une époque montre comment l'histoire peut être utilisée pour justifier des stratégies qui ne s'imposaient pas et présenter des agressions comme des protections, des attaques comme des défenses. Et cette "intox" a pris le pas sur le réel non seulement pour les contemporains, mais elle a continué à influencer le jugement des générations suivantes et à les priver des "leçons" qu'elles auraient pu tirer de l'histoire.

Or, les Romains du Ve siècle les plus observateurs n'ont rien remarqué de particulier dans le coup d'état d'Odoacre. Neuf empereurs romains occidentaux différents s'étaient succédés depuis 455 et la plupart d'entre eux avaient été renversés par des commandants dits "barbares", des officiers de l'armée romaine, comme Odoacre. Pour quatre d'entre eux, les généraux barbares ont renversé un empereur et retardé la nomination d'un autre. L'une de ces vacances impériales s'est étendue sur 20 mois, une durée plus longue que les règnes des 20 empereurs romains précédents. D'ailleurs, Romulus Augustus lui-même était un usurpateur qui avait assumé la fonction impériale après un coup d'état partiel et qui avait laissé à son prédécesseur Julius Nepos la charge des territoires impériaux romains occidentaux dans ce qui est aujourd'hui la Croatie. Autrement dit, si l'Occident venait de perdre un usurpateur impérial en 476, il avait toujours un empereur romain légitime, domicilié en Dalmatie.

Durant les quelques dix-sept années où il a exercé le pouvoir, Odoacre a maintenu la majeure partie des structures de l'administration de l'état romain. Le Sénat a continué à se réunir à Rome comme il le faisait depuis près d'un millénaire. Le latin est resté la langue de l'administration. Le droit romain a continué à régir ce qui restait de l'empire. Les armées romaines hétéroclytes mais structurées ont continué à se battre et à remporter des victoires aux frontières. Et ce sont les empereurs romains qui sont apparus sur les pièces de monnaie frappées par Odoacre. Ces pièces montraient d'abord Julius Nepos.

Ces réalités de la vie romaine se sont poursuivies après que le souverain goth Théodoric ait renversé Odoacre en 493, et Théoderic s'est avéré encore plus efficace qu'Odoacre pour raviver les fortunes italiennes après le chaos politique du milieu du Ve siècle. Ses armées ont fait campagne avec succès dans les territoires qui correspondent à la Croatie, la Serbie et la France modernes. Il a imposé un statut de protectorat à une grande partie de l'Espagne. Des réparations à grande échelle ont été effectuées dans des églises et des bâtiments publics dans toute l'Italie. Théodoric et Odoacre ont fait réaliser des rénovations importantes comme celle du Colisée où les sénateurs ont fait graver leurs noms et leurs fonctions sur leurs sièges, laissant par la même occasion la preuve de la continuité des institutions et leur confiance en l'avenir.

En 476, les Italiens de la fin du Ve et du début du VIe siècle ne parlaient d'ailleurs pas de la fin de la domination romaine, mais de son rétablissement. L'évêque Ennodius de Pavie a montré sa reconnaissance à Théodoric qui, pour lui, avait « nettoyé la plus grande partie de l'Italie de la "saleté" qui la polluait, permettant à Rome, sortie de ses « cendres », de « vivre à nouveau ». Pour lui, les victoires militaires de Théodéric signifiaient que « l'empire romain [était] revenu à ses anciennes frontières » et rendait « la culture de leurs ancêtres » aux Romains qui avaient vécu dans les régions qu'il avait reconquises. Ennodius est même allé jusqu'à affirmer que "la renaissance de la renommée romaine" avait promu Théodoric" au rang de rival d'Alexandre le Grand parce qu'il avait déclenché un "âge d'or" romain.

Alors, comment se fait-il que le coup d'état d'Odoacre, à l'origine de cette résurgence romaine, soit considéré comme le coup de grâce définitif qui marque la chute de Rome ? La réponse ne se trouve pas en Italie mais à Constantinople, la capitale de l'Empire Romain d'Orient avec laquelle les relations se détérioraient de plus en plus sérieusement. Au moment de la mort de Théodoric en 526, les Romains de Constantinople ont décidé d'envahir l'Italie.

C'est à ce moment de tension Est-Ouest (déjà) que se situe justement la chronique de Marcellinus Comes évoquée plus haut. Il s'agit du premier ouvrage "historique" connu affirmant que Rome était tombée en 476, et la teneur du texte permet de comprendre le but de cette affirmation péremptoire. Odoacre y est présenté comme « le roi des Goths » lorsqu'il a "donné la mort" à l'empire romain. C'est faux : il n'était ni roi ni Goth. Flavius Odoacre ou Odoacer ou encore Odovacer, né vers 433, et mort le 16 mars 493, était un officier de l'armée romaine de l'empire d'occident, d’origine skire (un peuple allié aux Huns) et il avait quitté la Pannonie quand il avait été enrôlé par l’armée romaine. Par contre, Théodoric, qui a pris le pouvoir à Odoacre, était un Goth, lui, et à moment-là où l'état romain d'occident était géré par un général d'origine gothe, il se trouvait dans un état de tension croissante avec Constantinople. Alors, la "mise à mort" de Rome par des "barbares" est apparue comme un moyen de justifier une invasion romaine orientale qui placerait l'Italie sous le contrôle de l'empire d'orient, sous le prétexte de la protéger.

Marcellinus n'a pas forgé cette légende gratuitement, par simple spéculation. Il était au service du futur empereur romain d'Orient Justinien, qui était à l'époque l'héritier impérial probable, et la publication de sa chronique lui a valu par la suite plusieurs titres honorifiques de la part du même Justinien qui s'était appuyé sur ce "témoignage" pour justifier sa campagne de "restauration" d'une Rome présentée comme un tas de ruines.

Cette propagande a tellement bien fonctionné qu'elle est restée ancrée dans les esprits. En 535, les armées romaines orientales ont attaqué l'Italie. Justinien a expliqué cette agression en affirmant que "les Goths [avaient] utilisé la violence pour envahir l'Italie, qui était la nôtre, et [avaient] refusé de la rendre". Ses troupes sont entrées dans la ville de Rome en décembre 536. Ce jour-là, l'historien officiel de Justinien, Procope, a écrit : « Rome redevient soumise aux Romains après une période de 60 ans. Le nombre 60 n'a pas été choisi arbitrairement. La prise de Rome par l'Orient a eu lieu 60 ans et trois mois après le coup d'état d'Odoacre en 476.

Mais, malgré les premiers succès, les armées de Justinien ont eu du mal à consolider le contrôle de la péninsule. La guerre d'Italie ne s'est terminée qu'en 562 et les combats ont dévasté à la fois la ville de Rome et une grande partie de l'Italie. Les armées supplétives sous le commandement de chefs de guerre goths ont repris Rome en 546, l'ont perdue en 547, l'ont reprise en 549, puis ont perdu la ville pour de bon en 552. Les habitants de Rome ont survécu en mangeant des racines, des rats et de la paille pendant un long siège en 546. On estime que la population de la ville de Rome est passée de 500 000 au milieu du Ve siècle à 25 000 dans les années 560. D'autres villes italiennes ont subi des sorts encore pires. Milan, autrefois la deuxième plus grande ville d'Italie, a été rasée en 539 et toute sa population a été tuée ou réduite en esclavage. Et c'est l'Empire romain d'Orient qui a récupéré l'Italie après en avoir détruit une grande partie, et non pas les Goths.

Quoi qu'il en soit, en 560, l'Empire romain d'Occident était bel et bien tombé, du coup. L'Italie était contrôlée par Justinien, beaucoup de ses villes avaient été ruinées et une grande partie de son infrastructure avait été gravement endommagée. Lorsque les historiens ultérieurs ont cherché la date à laquelle s'était produit le basculement, ils ont pris pour argent comptant la chronique de Marcellinus et son affirmation selon laquelle Rome était tombée sous Odoacre, et c'est un événement pour le moins "reconfiguré", pour ne pas dire "fabriqué", qui est devenu un fait historique admis. Or, c'est bien l'invasion de Justinien, et non le coup d'état d'Odoacre, qui a décimé l'Italie et mis fin à l'état romain d'occident.

Cette falsification a eu deux conséquences :

  1. C'est l'invention de la chute de Rome en 476 par Marcellinus qui a créé des conditions permettant à Justinien de lancer une guerre qui a tué des centaines de milliers de personnes et détruit la prospérité que la domination romaine avait autrefois créée en Occident. Ses affirmations ont eu des conséquences réelles, mortelles et durables.

  2. Le fait même que l'idée d'une "chute de Rome" subite soit une fabrication montre que les frontières entre les grandes périodes époques historiques sont fluctuantes, pour ne pas dire arbitraires. Depuis 1 500 ans, le coup d'état d'Odoacre a servi de base à un récit, présenté comme une leçon à retenir, sur la façon dont les commandants "barbares" de l'armée romaine ont mis fin à l'empire de Rome (en omettant d'ailleurs la plupart du temps de préciser qu'ils commandaient les armées romaines). Et cette "leçon" sert depuis ce temps à mettre en garde les sociétés en place et leur permettre d'éviter de subir le sort de Rome. Or, si on admet que Rome n'est pas tombée en 476, les "leçons" à tirer de l'histoire romaine sont différentes. L'histoire de Rome ne nous avertit donc pas du danger que des étrangers barbares renversent une société de l'intérieur. Elle montre plutôt comment une fausse affirmation peut contribuer à causer les problèmes mêmes que son auteur a imaginés.

Colin Powell n'a rien inventé, avec sa fiole d'anthrax. Peu importe pour les faucons étasuniens que les quelques originaux qu'ils ont baptisés "conspirationnites" montrent qu'il s'agit d'une imposture. Ce qui compte, c'est ce que la masse des électeurs US et de ce qu'ils ont baptisé la "communauté internationale" considèrent que "l'intervention" en Irak était légitime. C'est l'effet produit qui compte et qui reste dans les esprits, pas la véracité des faits.

 



13 réactions


  • L'apostilleur L’apostilleur 29 novembre 2022 19:16

    @ l’auteur,

    Comme vous l’avez très bien dit, Odoacre était un soldat romain, j’ajoute chrétien. Théodoric aussi et aspirait au titre d’empereur romain. Il aura reconquis des territoires perdus par ces prédécesseurs et s’inscrivait dans une continuité romaine.

    Cette précision religieuse avait pour conséquence que même séparé, ils reconnaissaient le même Dieu et cohabitaient en bonne entente. Ce qui n’aurait pas été possible avec les Perses. Théodose le savait quand il décréta le christianisme religion de tout l’empire romain. Une nécessité que les peuples qui l’ont oubliée paient souvent cher.

    Dire que 476 est la fin de l’empire romain ne me semble pas pertinent, bien que ce soit largement repris au point que certains retiennent cette date comme bascule de l’Antiquité vers le Moyen-Age. 

    Votre commentaire « ...cette »leçon« sert depuis ce temps à mettre en garde les sociétés en place et leur permettre d’éviter de subir le sort de Rome... » me paraît exagéré.

    Ceux qui savent l’apport de Théodoric pour stabiliser l’empire romain d’Occident en décrépitude avec une démographie défaillante et des assassinats d’empereurs comme jamais, pensent probablement l’inverse. Ces « barbares » ne l’étaient pas au sens qu’on lui donne aujourd’hui, ce que savait Justinien qui l’a encouragé à reprendre l’empire d’Occident avec sa population et ses troupes qu’il n’était pas en mesure d’arrêter, trop occupé par les puissants Perses.


  • L'apostilleur L’apostilleur 29 novembre 2022 19:20

    « ...les figures tutélaires de Vercingétorix et de Jeanne d’Arc en la matière pour symboliser l’unité d’un pays qui n’existait pas à l’époque... »

    Vous avez raison, elles ne symbolisent pas l’unité d’un pays, mais le sacrifice de ceux qui ont combattu pour cela. 


  • Montdragon Montdragon 29 novembre 2022 19:42

    Justinien ne peut pas reconquérir l’ouest : ici la cause

    Parmi les conséquences, la Peste : 1/3 de l’Europe meurt.

    Moins d’un siècle plus tard, le Mordor envahit le sud de la Méditerranée.


  • Jean Keim Jean Keim 29 novembre 2022 20:53

    D’après certains historiens, la chute de l’empire romain serait due à des épidémies de peste, choléra, varioles, etc.


    • Brutus paparazzo 29 novembre 2022 21:37

      @Jean Keim

      merci pour cette précision que j’ai vue dans un document diffusé sur ARTE

      mais les causes de la déliquescence, puis de l’implosion étaient multiples, et mon propos n’était pas d’en trouver une nouvelle : il s’agissait au contraire de démystifier celle qui est le plus souvent mise en avant alors qu’il s’agit d’une manipulation

      en fait, l’empire romain s’est perpétué à travers l’église catholique pour ce qui concerne l’empire d’occident dont la structure administrative était constituée de diocèses, dont la langue était le latin toujours considéré comme langue de liaison institutionnelle, et à travers la notion de droit, qu’il soit civil ou pas

      pour ce qui est de l’empire d’orient, c’est l’église orthodoxe qui perpétue l’héritage, sauf en Turquie et singulièrement à Istanbul, l’ancienne Constantinople dont le rayonnement n’avait rien à envier à celui de Rome.


    • Brutus paparazzo 29 novembre 2022 21:58

      @paparazzo
      Il n’y a pas eu rupture, mais continuité, sur un autre mode


    • mmbbb 30 novembre 2022 10:40

      @paparazzo la science permet d ouvrir d autres perspectives et de donner à l histoire un nouvel horizon.

      Il est vrai que les épidémies et les changements climatiques n ont pas été retenues notamment . mes profs nous soutenaient la « décadence romaine »

      Les hittites auraient disparus par un changement climatique, analyse des pollens dans les strates du sole et par datation par luminescence .

      Ces techniques scientifiques récentes permettent d apporter de nouvelles connaissance à l histoire

      Quant à votre propos, il est évident juste, j habite pres de Lyon 

      Ville romaine ou le christianimse a pu ainsi aissaimer à parrir de cette ville ; Sain Irénée Saint Potain  ect 
       


  • the clone the clone 30 novembre 2022 07:55

    On attend la date de la chute de la Macronnie ....


    • Brutus paparazzo 30 novembre 2022 09:38

      @the clone

      le départ (volontaire ou forcé) de Macron ne supprimera pas automatiquement le système qu’il sert : un naufrage n’arrête pas la tempête


  • PascalDemoriane 30 novembre 2022 15:15

    @l’auteur

    Votre exposé est vraiment intéressant, oui, mais ce qui est affligeant est que vous qualifiez de « fake news » une idée construite discutable il y a, ou depuis 15 siècles. Anachronisme et mésemploi du vocabulaire qui décrédibilise tout votre raisonnement. Quelle pollution mentale ! Quel formatage irrépressible ! Berk !


  • Jérémy Cigognier Mervis Nocteau 1er décembre 2022 22:53

    il se trouve que les Goths en question, n’ont « sauvé Rome » que dans un contexte fort instable, de guerres dont ils étaient parties-prenantes, d’épidémies, de famines, de morts, de pertes, de dérèglement climatique, etc. de telle sorte que la venue des Romains d’Orient fut « la cerise sur le gâteau ».


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