À l’échelle de la planète, « tout va très bien, madame la marquise »
Avec Thomas Piketty, voyons maintenant "les étapes de la croissance économique". Comme d’habitude, l’évocation de la croissance de la production par habitant ne sert que de rapide antichambre. Il ne sera en réalité question que du revenu par habitant :
« Prenons l’exemple des pays les plus riches. En Europe occidentale, en Amérique du Nord ou au Japon, le revenu moyen est passé d’à peine plus de 100 euros par mois et par habitant en 1700 à plus de 2.500 euros par mois en 2012, soit une multiplication par plus de vingt. » (Idem, page 145.)
Je rappelle que, pour régler la question du capital fixe - c’est-à-dire de l’élément essentiel dans la hausse de la productivité du travail - et de tout ce qui entoure la mise en œuvre de celui-ci, Thomas Piketty s’en remet à cette seule manœuvre comptable qui consiste à retirer 10 % du PIB national pour obtenir le revenu national.
Chassée par la porte et sur le fondement d’un pourcentage - tout rond mais totalement arbitraire -, la productivité revient par la fenêtre d’un rapport direct entre le revenu par habitant en 1700 puis en 2012… Ce qui ne veut en réalité rien dire. Or, comme si cela ne suffisait pas, Thomas Piketty pousse sa fiction un tout petit peu plus loin encore - non sans nous donner, au préalable, une définition de la productivité qui renvoie tout de même au… travail, à ce travail que nous n’avions encore guère rencontré alors que nous avons atteint la cent-quarante-sixième page de son livre… Mais il paraît que ce n’est que pour mieux nous parler des "vacances". Ce qui est à mourir de rire, et bien dans la note de l’idéologie propre aux classes moyennes :
« En réalité, la progression de la productivité, c’est-à-dire de la production par heure travaillée, a été plus élevée encore, car la durée moyenne du travail par habitant a beaucoup diminué : toutes les sociétés développées ont fait le choix, au fur et à mesure de leur enrichissement, de travailler moins longtemps, afin de disposer de plus de temps libre (journées de travail plus courtes, vacances plus longues, etc.) » (Idem, pages 145-146.)
Tout est, bien sûr, dans le "choix"… Et pourtant, de par le monde, combien d’ouvriers tués pour obtenir que la journée de travail soit limitée à 8 heures ! non pas même dans le but de partir en vacances, mais de souffler un peu.
Ne voit-on pas, d’ailleurs, que c’est le secret qui réside dans cette formule essentielle, évoquée plus haut, qui définit la productivité comme étant à mesurer dans l’évolution de la production par heure travaillée ? C’est qu’il faut la "travailler", l’heure… C’est qu’il faut aussi, quelquefois - et tout spécialement dans la France d’aujourd’hui - trouver à la travailler, cette même heure sans laquelle on finirait par ne plus avoir de quoi ni se loger, ni s’alimenter… Quant aux vacances, et alors qu’il ne s’agit plus que d’habiter une vie devenue "vacante", etc…
N’empêche… ainsi que l’écrit Thomas Piketty :
« En Europe, comme dans tous les pays, la croissance du pouvoir d’achat et du niveau de vie sur longue période repose avant tout sur la transformation des structures de consommation : à une consommation constituée majoritairement de produits alimentaires s’est progressivement substituée une consommation beaucoup plus diversifiée, riche en produits industriels et en services. » (Idem, page 147.)
Le fameux "gâteau"… Qui va sans doute continuer à croître, sans qu’il y ait à se soucier de sa production, ni des outils qu’elle exige (c’est dans les 10 % soustraits au PIB…).
Côté "gâteau", nous trouvons, par exemple, ceci :
« Au total, sans même prendre en compte la progression vertigineuse de la qualité et de la sécurité du produit, le pouvoir d’achat en termes de bicyclette a été multiplié par quarante entre 1890 et 1970. » (Idem, page 150.)
Ce qui fait de la société française d’aujourd’hui une véritable caverne d’Ali Baba… pour celles et ceux qui peuvent… À ce compte-là, qui prendrait encore la peine - chez les économistes - de se soucier de la moindre production ? Puisque ça marche - extraordinairement bien - tout seul !
Or, cela ne vaut pas pour les seuls Françaises et Français, bien sûr, ni pour les seuls Occidentaux en général. Il faut en effet s’en convaincre :
« On pourrait multiplier les exemples en examinant l’évolution du prix des ampoules électriques, des équipements ménagers, des draps et des assiettes, des vêtements et des automobiles, dans les pays développés comme dans les pays émergents, et en les comparant aux salaires en vigueur. » (Idem, page 150.)
Au-delà, c’est même toute notre pauvre terre qui peut s’enchanter des généralisations plus que hâtives d'un Thomas Piketty sur l’évolution générale du niveau de vie :
« […] il est clair que les conditions matérielles d’existence se sont améliorées de façon spectaculaire depuis la révolution industrielle, permettant aux habitants de la planète de mieux se nourrir, se vêtir, se déplacer, s’informer, se soigner, et ainsi de suite. » (Idem, page 151.)
Est-ce vraiment aussi simple ? Mais oui, certainement.
C’est qu’il est très loin de nous, à peu près du côté du moyen-âge, le temps où il y avait en France des SDF et autres abonnés aux restos du cœur !... Et s’ils n’ont pas de soupe, qu’ils mangent donc du gâteau de la si bien organisée démocratie méritocratique !
La première partie de l’ouvrage Le capital au XXIe siècle de Thomas Piketty portait le titre "Revenu et capital". Comme nous l’avons vu, il s’agissait essentiellement pour cet auteur de présenter ces deux notions qu’il forge à sa convenance pour décrire ensuite la répartition mondiale du "revenu par habitant" en gardant toujours comme souci l’éventualité d’une convergence qui serait désormais d’actualité…
Pour mieux cerner les conditions nécessaires, selon lui, à l’obtention d’une convergence durable, Thomas Piketty doit introduire la question du temps qui passe, et celle des évolutions induites. Il écrit :
« Nous allons maintenant nous concentrer dans cette deu-xième partie sur l’évolution du stock de capital, à la fois du point de vue de son niveau global - tel que mesuré par le rapport capital / revenu - et de sa composition en différents types d’actifs, dont la nature a profondément changé depuis le XVIIIe siècle. » (Idem, page 183.)
Pas plus que dans la première partie, il ne sera question ni de production, ni de travail : le "capital" se suffit à lui-même… ou presque. En effet, ce n’est pas tant le "stock de capital" qui intéresse l’auteur, que le rapport capital / revenu, c’est-à-dire la proportion qui s’établit, d’un point de vue strictement comptable, entre le tout du capital présent dans un pays donné à un moment donné, et sa traduction en un multiple du revenu national annuel… Parallèlement à cette fragmentation quantitative, Thomas Piketty se propose d’introduire un distinguo qualitatif entre les différents types de titres de propriété qui fondent ce capital qui n’est, en réalité, que l’évaluation d’un patrimoine, rien de plus, au prix de marché…
Ceci apparaît dès la première illustration littéraire qu’il choisit de nous donner de son travail d’analyse :
« Dans le roman classique du XIXe siècle, le patrimoine est partout, et quels que soient sa taille et son détenteur il prend le plus souvent deux formes : terres ou dette publique. » (Idem, page 184.)
La suite confirme immédiatement l’angle sous lequel le "capital-patrimoine" est ici considéré, et le type de "perfection" qui se trouve visé à l’intérieur de cette économie-là :
« Quoi de plus naturel, pourtant, que de demander à un capital de produire un revenu sûr et régulier : c’est d’ailleurs le but même d’un marché du capital "parfait" au sens des économistes. » (Idem, page 184.)
Ainsi comprenons-nous aussitôt pourquoi la production, qui n’est sans doute qu’un mauvais moment à passer, ne peut en rien intéresser Thomas Piketty :
« Le capital n’est jamais paisible : il est toujours risqué et entrepreneurial, tout au moins à ses débuts ; et en même temps il tend toujours à se transformer en rente dès lors qu’il s’accumule sans limite - c’est sa vocation, son destin logique. » (Idem, page 187.)
Entrons maintenant dans la périodisation que les énormes agrégats manipulés à bon compte par l’auteur du Capital au XXIe siècle seraient censés établir :
« Au Royaume-Uni comme en France, la valeur totale du capital national se situe autour de six-sept années de revenu national tout au long des XVIIIe et XIXe siècles, et jusqu’en 1914. Puis le rapport capital / revenu s’effondre brutalement à la suite de la Première Guerre mondiale, des crises de l’entre-deux-guerres, et de la Seconde Guerre mondiale, à tel point que le capital national ne valait plus que deux-trois années de revenu national dans les années 1950. » (Idem, page 188.)
La suite énonce des phénomènes tout aussi massifs :
« Dans les deux pays, la valeur totale du capital national se situe au début des années 2010 autour de cinq-six années de revenu national, voire un peu au-delà de six en France, contre moins de quatre dans les années 1980, et à peine plus de deux dans les années 1950. » (Idem, page 189.)
L’instrument de mesure utilisé par Thomas Piketty est-il spécialement pertinent ? Serait-il question de nous révéler quoi que ce soit de particulièrement neuf ? L’auteur lui-même ne paraît pas en être véritablement convaincu :
« Il s’agit là de variations de très grande ampleur, à la mesure des violents conflits militaires, politiques et économiques qui ont marqué le XXe siècle, notamment autour de la question du capital, de la propriété privée et de la répartition mondiale de la fortune. » (Idem, page 189.)
Humilité sainte… Au moins jusqu’ici.
Mais évoquer la "question du capital, de la propriété privée et de la répartition mondiale de la fortune" au XXe siècle, n’est-ce pas dire… la révolution bolchevique de 1917, et ses suites dans la Chine de 1949, et ailleurs ?...
Michel J. Cuny