Angles morts
Alors que la vie urbaine retrouve peu à peu ses couleurs, ses sonorités, ses odeurs – hélas déjà certains de ses heurts –, les angles sont toujours morts. Les angles des capitales et de tant d’autres villes européennes. On y passe, mais on ne s’y attarde plus. Un fleuriste ou une épicerie, un night-shop ? Peut-être… Mais l’attractivité n’est pas la même. Rien ne vaut un bar sur un coin de rue.
Il y a une indéniable poésie dans ce constat : de très nombreux cafés, troquets, bistrots, pubs, zincs, rades, estaminets et autres caboulots sont situés à l’intersection de deux rues, au lieu de rencontre résultant de l’organisation du réseau viaire. Ces « coins » sont encore plus perceptibles dans les quartiers en damier, reconnaissables sur les plans à leurs droites, leurs axes, leurs angles droits. À ces carrefours, dans le cœur battant des établissements qui les animent, se prolongent nos désirs et s’émancipent nos replis.
Bar ! Lieu de rendez-vous – le premier rencard ou les retrouvailles entre amis de toujours –, lieu convivial par définition et par projet diffus qui se prolonge tard dans la nuit, lieu d’isolement magique au milieu de la foule pour le lecteur ou l’écrivain solitaire. Poste restante, confessionnal liquide, générateur de brèves de comptoir, de joutes verbales politico-sportives, lieu parfois de confrontation physique imbibée, mais aussi de réconciliation autour du dernier verre avant la cloche qui annonce la fermeture. C’est tout un art de vivre qui somnole aux angles de nos villes, un art de vivre qui rassemble, comme l’a si justement souligné George Steiner : « Dessinez la carte des cafés, vous obtiendrez l’un des jalons essentiels de la notion d’Europe ». En espérant que cet art à la fois noble et populaire n’étouffe pas, sous un de ces draps dont on recouvre les meubles d’une résidence secondaire au moment de la délaisser à la fin de la belle saison. La réouverture du bar de quartier, celui « du coin », dont la terrasse s’étale bien souvent sur deux rues aux noms différents, est un élément indispensable de la relance sociale – celle du « contact » (mot interdit ?) et de « l’échange » (du verbe, des idées, des concepts) – et, au-delà, une obligation pressante pour la survie économique d’un secteur en souffrance. Dans cette magnifique « rentrée » programmée par paliers, coupons à droite ou à gauche, mais de grâce, n’oublions pas les angles morts…
Photo : Yao Hu - Unspalsh