Attention aux surprises le 22 avril !
Après un mois et demi de suspense insoutenable, les citoyens savent maintenant qui est candidat à la présidentielle. Les sondages dont nous sommes abreuvés quotidiennement devraient sans doute y gagner en fiabilité.
Alors que la vraie compétition ne fait que commencer, un "détail" retient tout de même l’attention. Le 29 mai 2005, une forte majorité d’électeurs a clairement rejeté le projet européen tel qu’il se concrétise actuellement. Certes, une partie de ces voix émanait, et c’est bien normal, d’"européistes" convaincus, partisans du fédéralisme, déçus par un "traité constitutionnel" mi-chèvre mi-chou conciliant l’inconciliable. Néanmoins, je pense à coup sûr que le message dominant n’était pas "plus d’Europe". En Lorraine, le "non" avait atteint des scores sans appel dans les zones rurales[1] et les régions de tradition ouvrière. Pas à Nancy, solide bastion du "radical-UMP" Rossinot, où le oui, renversant la tendance nationale, l’avait emporté à 55%. Étrangement ces zones s’étaient aussi illustrées en 2002, puisque Le Pen et l’extrême gauche y avaient enregistré de forts pourcentages.
Lequel, parmi les trois candidats susceptibles de l’emporter, a tiré les leçons du 29 mai ?
Sarkozy, entre deux coups de menton, veut faire voter une "miniconstitution" par le Parlement (c’est sans doute moins risqué que de la faire ratifier par référendum).
Royal, centriste à sa manière, prétend synthétiser "la gauche du oui et celle du non" et reste évasive : évacuer toute idée de constitution, faire un traité soumis à référendum, tel semble être son credo.
Quant à Bayrou, qui peut nier que le projet fédéraliste européen est l’alpha et l’oméga de la pensée centriste depuis 50 ans ? D’où le décalage de certains commentateurs avisés, qui expliquent son ascension par sa critique de l’unanimisme médiatique et la rapprochent de la défiance entre le peuple et les médias née de la campagne référendaire. Sauf qu’en 2005, Bayrou était partie prenante du matraquage médiatique en faveur du oui. Cette ficelle est donc un peu grosse pour passer inaperçue et s’apparente plutôt à une critique, certes fondée, de l’effet (le panurgisme des dirigeants des médias), qui évacue le problème de la cause (l’idéologie commune qui les inspire). En tout cas, même si Bayrou et Royal souhaitent faire ratifier par le peuple un nouveau traité, l’impression reste qu’à l’image de ce qui s’est passé en Irlande ou au Danemark, on demande aux citoyens qui ont mal voté de revoter.
Est-il besoin d’insister sur les autres faiblesses des grands candidats ?
Sarkozy, en campagne depuis juin 2002, qui dit tout et son contraire pour faire de la "com" (dernier exemple en date : le ministère de l’immigration et de l’identité nationale qui sera sûrement près d’être oublié quand cet article sera publié). Le seul avantage c’est qu’à la différence de Jospin en 2002, il ne se laisse pas imposer l’actualité par les médias. Au moins, on est sûr d’une chose : une fois élu, celui-là fera ce qu’il voudra.
Royal, choisie par le PS parce qu’elle faisait des points dans les sondages (ce qui est en soi propre à susciter la méfiance), à la fois au coeur et en marge d’un parti qui a remporté les régionales et les cantonales de 2004 en proclamant "Votez pour nous contre Chirac et l’UMP, mais nous n’avons pas de programme !", sorte de troisième voie mal définie, voulue par les militants, entre l’inflexion à gauche de Fabius et le sociolibéralisme de Strauss-Kahn, souhaitant résorber les déficits publics et materner les citoyens, partant du bas pour aller vers l’international (cf. discours de Villepinte) alors que le rôle d’un chef d’État est plutôt inverse... Le moins que l’on puisse dire c’est que ces ambiguïtés ne sont guère enthousiasmantes.
Quant à Bayrou, sa fausse bonne idée majeure (rassembler "les meilleurs" de chaque camp pour travailler ensemble) fait figure de cache-sexe idéologique : la politique consistant in fine à choisir, comment faire travailler ensemble les "pour" et les "contre" ?
À cette impression générale d’escamotage d’un thème majeur de campagne, il faut encore ajouter la pantalonnade des parrainages, plus ou moins verrouillés par les grands partis, et la désagréable sensation, comme en 2002, d’un investissement de la scène politique par les médias. Qu’on les instrumentalise (Sarkozy) ou qu’on les critique (Bayrou au début). Et je l’ai déjà souligné, le PS a carrément désigné son représentant sur la foi des sondages.
Comme en 2002, mais pour d’autres raisons, le vote protestataire risque bien de se nourrir de ces phénomènes. Logiquement, cela devrait bénéficier au principal candidat qui "s’oppose" depuis trente ans.
Les 55% de non ne se sont pas évaporés et ne sont pas forcément solubles dans les trois principaux candidats, tout à leur stratégie d’évitement. La mascarade des parrainages avait, d’après les responsables FN eux-mêmes, fort bien servi leur candidat en 2002. Qui d’autre dénonce "la bande des quatre" depuis le début ? Qui d’autre stigmatise "l’Europe mondialisée" depuis aussi longtemps ?
Certes, pour le servir, il ne peut plus compter comme en 2002 sur un "emballement médiatique"[2] comme celui qui a eu lieu au sujet de l’insécurité. Ni sur les projets démotivants de candidats à leur propre succession. Encore que, on l’a très peu souligné, l’insécurité n’a pas tout fait. Synagogues brûlées, juifs agressés, manifestations communautaires débridées, "Intifada des banlieues" sur le modèle de l’Intifada al Aqsa, les conditions étaient vraiment optimales pour Le Pen il y a cinq ans[3].
Mais la percée de Bayrou, qu’il prenne des voix à Royal et à Sarkozy ou qu’il alimente une "course au centre" n’est pas pour lui nuire, puisqu’elle contribue à tasser les scores des principaux candidats. Les sondages ont pu aussi faire état d’une forte mobilisation des électeurs lepénistes, puisqu’ils étaient plus de 80% à être sûrs de leur choix, tandis que cela tombait à 60% chez Sarkozy et Royal, et à 35% chez Bayrou. Cela alors que leur candidat n’avait pas officiellement ses signatures.
Bien sûr, les ambiguïtés de Le Pen sont au moins aussi grandes que celles des trois autres. Mais c’est là essentiellement un vote coup de gueule (comme le furent aussi les régionales de 2004 et le référendum de 2005), et sans doute la majorité de ses électeurs ne souhaitent pas qu’il devienne réellement président. Nos politiques ont donc réussi l’exploit de transformer un représentant de l’extrême droite en homme de l’alternative et du libéralisme contre le système des partis.
Comme en 2002, un certain nombre de facteurs, puissants, structurels, se conjuguent donc pour justifier un vote Le Pen important. Comme en 2002, il est évacué de la liste des candidats pouvant accéder au second tour et "stagne" aux alentours de 12%. Et comme en 2002 ces mêmes facteurs risquent de doper l’abstention. Puisque le premier parti de France lors des dernières présidentielles était en fait celui des abstentionnistes et du vote blanc...
[1] J’y inclus certaines villes administratives moyennes baignées par leur environnement rural
[2] Voir le livre de Daniel Schneidermann "Le Cauchemar médiatique", qui décrit ces emballements à répétition, depuis la pédophilie jusqu’à Loft Story.
[3] Une semaine avant le 21 avril, France 2 avait d’ailleurs largement ouvert son plateau à Roger Cukiermann, président du Crif, et Soheib Bencheikh, mufti de Marseille, qui firent une démonstration édifiante de communautarisme. Le premier souhaitant que le second raisonnât ses "troupes", comme si tous les incendiaires de synagogues fréquentaient la mosquée, tandis que le second trouvait somme toute normal que les musulmans français fussent "chauffés" par les images de la guerre en Palestine.