Avoir toujours un Maréchal dans sa poche... L’exemple de Voltaire (article numéro 5)
Pendant ce temps, évidemment, les frères Pâris, nos quatre gros matamores, ne risquaient à peu près que l’indigestion…Ou alors, carrément, le coup de sang.
En effet, la régence ne leur a pas fait immédiatement les yeux doux : elle leur a réclamé des comptes un peu plus précis ; elle a même écarté d’eux les gages qui garantissaient la dette de l’État relativement à eux.
C’est alors qu’ils obtinrent – vraisemblablement de la plume du jeune Voltaire – cette Ode destinée à courir les rues et à “former” ce qui s’appelle “l’opinion publique”. Une bagatelle sans doute, car il y eut beaucoup mieux pour leur défense, et c’est Robert Dubois-Corneau qui s’en fait l’écho :
“Le maréchal de Villars se chargea de présenter un mémoire adressé au conseil de Régence qui nomma des commissaires ; M. de Noailles était du nombre ; il les tira d’affaire et leur rendit justice [c’est-à-dire leurs gros sous].”
Morale de l’histoire, pour des munitionnaires et autres spécialistes des vivres aux armées : toujours avoir dans sa poche un maréchal… Leçon que Voltaire retiendra jusqu’à son dernier souffle, quitte à y laisser une petite partie de sa fortune, mais patience…
À François-Augustin de Moncrif, le 24 [septembre 1723] :
« Dites, je vous en prie, à M. d’Argenson que je suis bien ennuyé de le voir lieutenant de police. J’ai pourtant besoin de lui car il faudra qu’il mette bientôt son nom au bas de Mariamne. J’ai encore plus besoin de son approbation que de sa signature. »
Ce comte d’Argenson, plus jeune que Voltaire de deux années et son ancien condisciple au collège Louis-le-Grand alors tenu par les jésuites, était devenu lieutenant général de police à l’âge de 24 ans, en 1720, date à laquelle son père, le marquis d’Argenson, avait lui-même mis fin à une carrière qui avait également fait de lui un lieutenant général de police (1697-1718), créateur de la première véritable police politique de France et réorganisateur du fameux système des “lettres de cachet”. Pour finir, il avait été nommé président du conseil des Finances et garde des Sceaux…
Parmi les attributions du lieutenant général de police figurait le contrôle des activités de librairie… Mais Voltaire ne pouvait pas encore imaginer qu’en la personne du comte d’Argenson, il tenait le futur ministre de la Guerre (1743-1757), l’homme le mieux placé pour choisir les munitionnaires.
Et puis il y a encore un petit supplément, puisque le comte avait un frère, élève lui aussi à Louis-le-Grand, du même âge exactement que Voltaire. Ce marquis seconde génération serait une vingtaine d’années plus tard ministre des Affaires étrangères (1744-1747), c’est-à-dire le principal responsable français de tractations internationales qui toucheront le cœur même du développement de la fortune personnelle de Voltaire.
Enfin, pour revenir à la lettre de septembre 1723, soulignons que le poète ne tardera pas à expérimenter ce fait que l’approbation (privée) d’un responsable en ce qui concerne les qualités intrinsèques (ou idéologiquement utilisables) d’une œuvre littéraire peut très bien ne pas s’accorder avec les décisions (publiques) qu’il est amené à prendre à son endroit, et vogue la lettre de cachet…, avec en ligne de mire la forteresse de la Bastille.
À la marquise de Bernières, [vers le 10 juillet 1724] :
« M. de Richelieu ira à Vienne au mois de novembre. »
Ce Richelieu-là est le petit-neveu du cardinal de même nom.
Lui aussi, il est un ancien du collège Louis-le-Grand. Il a deux ans de moins que Voltaire, et c’est le futur maréchal de France (1748) qu’il faudra à celui-ci. Il a été dûment formé à la guerre par le… maréchal de Villars, et ceci dès son plus jeune âge (1712-1713 ; il avait donc seize et dix-sept ans). Il ne cessera de rendre tous les services possibles au philosophe, y compris en lui empruntant des sommes énormes qu’il ne sera à peu près jamais en situation de rétribuer aux dates convenues, ce qui ne lui vaudra pas le moindre reproche direct, phénomène absolument inouï par ailleurs chez le très âpre financier Voltaire.
(Suite à l'article numéro 6)
Michel J. Cuny