jeudi 6 mars - par Léa Renoir

Bioutifoul Kompany : l’aliénation corporate sous haute surveillance

Vous savez quoi ? Moi, j’ai toujours éprouvé un profond malaise dans les grandes entreprises. Toujours cette impression d’y perdre mon identité, de noyer ma personnalité au cœur d’une vision corporate formatée. Les discours lisses, les valeurs d’entreprise imposées comme des dogmes, la surveillance à peine voilée sous couvert d’optimisation… On finit par ne plus savoir si l’on pense par soi-même ou si l’on est devenu un produit parmi d’autres. Avec Bioutifoul Kompany, Frédérique Vissense pousse cette logique à son extrême : bienvenue dans l’ère du management des esprits.

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L’ère des multinationales tentaculaires a engendré un langage propre, une novlangue du management où l’on ne parle plus de travailleurs, mais de « talents », où la motivation se mesure à coups de slogans vidés de substance, et où la surveillance s’érige en principe d’optimisation des ressources humaines. Bioutifoul Kompany, de Frédérique Vissense, est un roman qui nous plonge dans cette dystopie du monde de l’entreprise, où la soumission des esprits devient une science exacte.

Bienvenue dans l'entreprise du futur, à moins qu'elle ne soit déjà là. Le point de départ du roman est glaçant : une entreprise développant un dispositif révolutionnaire permettant de visualiser les pensées de ses salariés. Fini les tests de personnalité approximatifs et les entretiens d’embauche biaisés. Désormais, le management se veut omniscient, pénétrant les cerveaux pour calibrer chaque employé à l’aune des valeurs de la compagnie. Tout écart de pensée est enregistré, scruté, corrigé.

Le héros malgré lui de cette expérimentation, Fifi, surnommé le Prudentissime, incarne ce salarié moyen qui tente de naviguer entre conformité et instinct de survie. Quand il est branché à la machine de la Compagnie Universelle d’Innovation, ses pensées s’égarent sur des images anodines (ou pas), et surtout, sur une couleur… le gris. Une neutralité qui devient suspecte dans un système où tout doit être optimisé, jusqu’au fonctionnement de l’encéphale.

Le management des corps et donc des esprits...

Là où le roman frappe fort, c’est dans sa manière d’explorer l’extension du contrôle de l’entreprise sur ses employés. On connaissait déjà les open spaces aseptisés, la culture du bien-être obligatoire et les entretiens de feedback permanents, mais ici, la Kompanie veut plus : elle veut aligner les pensées de chacun sur sa philosophie d’entreprise.

Cette galetude, néologisme absurde qui traverse le livre, devient la métaphore du salarié idéal : lisse, dur, adaptable, roulant sans heurt sur les pavés du marché mondial. Cette obsession du conformisme mène à des situations absurdes et terrifiantes, où l'on questionne la place de l'individu dans la machine économique.

Quand Orwell et Huxley se rencontrent dans une salle de réunion

Avec une plume acérée et un humour noir mordant, Frédérique Vissense joue avec les codes du langage corporate pour les retourner contre eux-mêmes. L’entreprise décrite ici est à la croisée de 1984 et de Le Meilleur des Mondes, mélangeant contrôle total et gestion des émotions par des artifices dignes des meilleures techniques de manipulation psychologique.

Les personnages, caricatures à peine forcées du monde de l’entreprise, sont pris au piège de cette machine infernale. Entre la figure inquiétante du Doktor Stürmer, ancien consultant berlinois reconverti en architecte du management des esprits, et celle d’Agrippine, reine de la novlangue managériale, chaque interaction sonne comme une parodie glaçante du monde réel.

Bioutifoul Kompany est un texte corrosif, indispensable pour quiconque a déjà ressenti l’absurdité des politiques RH et la schizophrénie d’un monde du travail où l’on exige toujours plus de flexibilité… jusqu’à la pensée. Un livre à lire avant votre prochain team building, histoire d’y aller en connaissance de cause. 



6 réactions


  • Astrolabe Astrolabe 6 mars 17:30

       

    Infopublicité très bien troussée !

    ça donne envie de voler/emprunter/acheter ce bouquin.

    Merci à l’humain/l’I.A pour ce petit texte mettant en appétit smiley 


    • charlyposte charlyposte 7 mars 11:24

      @Astrolabe
      Sources ?


    • Léa Renoir Léa Renoir 7 mars 16:08

      @Astrolabe
      Merci de me comparer à une IA journalistique... mais, votre commentaire, reflète (avec humour) parfaitement l’intrigue de ce roman... 


    • SilentArrow 9 mars 01:57

      @Léa Renoir

      Il y avait déjà « The Dilbert Principle » de Scott Adams, vieux de plus de 20 ans.


    • Léa Renoir Léa Renoir 9 mars 17:38

      @SilentArrow Merci. C’est super intéressant de mettre ces deux livres en parallèle. Scott Adams, avec The Dilbert Principle, expose les absurdités du monde de l’entreprise à travers la satire et le cynisme du monde du bureau, où les moins compétents finissent souvent aux postes de management. Frédéric Vissense, avec Bioutifoul Kompany, pousse la logique plus loin : ici, ce n’est plus seulement l’incompétence des dirigeants qui est en cause, mais un système de contrôle total, où l’entreprise ne se contente plus d’être absurde, mais devient une machine à modeler les esprits. En quelque sorte, Dilbert serait une comédie grinçante, Bioutifoul Kompany un cauchemar dystopique.


  • Francis, agnotologue Francis, agnotologue 9 mars 18:57

    ’’Désormais, le management se veut omniscient, pénétrant les cerveaux pour calibrer chaque employé à l’aune des valeurs de la compagnie.’’

      >

     Frédéric Lordon emploie le verbe colinéariser :

    « On trouverait difficilement normalisation plus finalisée que celle de l’entreprise néolibérale. La pratique du coaching est celle qui enregistre le plus violemment les tensions contradictoires entre des objectifs formes de ’’ développement personnel ’’ et ’’ d’autonomisation des individus ’’ , et des objectifs réels d’étroite conformation à des cahiers des charges comportementaux décalqués des contraintes spécifiques de productivité et de rentabilité de l’entreprise commanditaire.

    « Les plus lucides des coaches reconnaissent que leur intervention auprès des malheureux coachés a pour objet de transformer une pression exogène en motivation endogène : ’’ Conduire les hommes de façon telle qu’’ils aient le sentiment, non pas d’être conduits, mais de vivre selon leur complexion et leur libre décret ’’ (Maxime spinoziste à l’usage des souverains).

    « Induire un désir aligné : c’est le projet éternel de tous les patronats, c’est-à-dire de toutes les institutions de capture. Pour les enrôlés saisis par la machine à colinéariser, il s’agit donc de convertir des contraintes extérieures, celles de l’entreprise et de ses objectifs particuliers, en affects joyeux et en désirs propres, un désir dont l’individu, idéalement, pourra dire qu’il est bien le sien. Produire le consentement, c’est produire l’amour par les individus de la situation qui leur est faite. »

    (PP 127,128, Capitalisme… Frédéric Lordon)

     

    L’épithumogénie (mépris orgueilleux exprimé par l’attitude, le ton, les manières) libérale (cf . Jorion) est donc une entreprise d’amor fati – mais pas de n’importe quel fatum (destin) : le sien exclusivement, celui qu’elle abat sur des salariés au comble de l’hétéronomie (absence d’autonomie).
    Nb : Epithumée : l’« appétit », élément concupiscible, désirant, le siège du désir (faim, sexualité), des passions. le thumos, la « colère »


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