Bioutifoul Kompany : l’aliénation corporate sous haute surveillance
Vous savez quoi ? Moi, j’ai toujours éprouvé un profond malaise dans les grandes entreprises. Toujours cette impression d’y perdre mon identité, de noyer ma personnalité au cœur d’une vision corporate formatée. Les discours lisses, les valeurs d’entreprise imposées comme des dogmes, la surveillance à peine voilée sous couvert d’optimisation… On finit par ne plus savoir si l’on pense par soi-même ou si l’on est devenu un produit parmi d’autres. Avec Bioutifoul Kompany, Frédérique Vissense pousse cette logique à son extrême : bienvenue dans l’ère du management des esprits.
L’ère des multinationales tentaculaires a engendré un langage propre, une novlangue du management où l’on ne parle plus de travailleurs, mais de « talents », où la motivation se mesure à coups de slogans vidés de substance, et où la surveillance s’érige en principe d’optimisation des ressources humaines. Bioutifoul Kompany, de Frédérique Vissense, est un roman qui nous plonge dans cette dystopie du monde de l’entreprise, où la soumission des esprits devient une science exacte.
Bienvenue dans l'entreprise du futur, à moins qu'elle ne soit déjà là. Le point de départ du roman est glaçant : une entreprise développant un dispositif révolutionnaire permettant de visualiser les pensées de ses salariés. Fini les tests de personnalité approximatifs et les entretiens d’embauche biaisés. Désormais, le management se veut omniscient, pénétrant les cerveaux pour calibrer chaque employé à l’aune des valeurs de la compagnie. Tout écart de pensée est enregistré, scruté, corrigé.
Le héros malgré lui de cette expérimentation, Fifi, surnommé le Prudentissime, incarne ce salarié moyen qui tente de naviguer entre conformité et instinct de survie. Quand il est branché à la machine de la Compagnie Universelle d’Innovation, ses pensées s’égarent sur des images anodines (ou pas), et surtout, sur une couleur… le gris. Une neutralité qui devient suspecte dans un système où tout doit être optimisé, jusqu’au fonctionnement de l’encéphale.
Le management des corps et donc des esprits...
Là où le roman frappe fort, c’est dans sa manière d’explorer l’extension du contrôle de l’entreprise sur ses employés. On connaissait déjà les open spaces aseptisés, la culture du bien-être obligatoire et les entretiens de feedback permanents, mais ici, la Kompanie veut plus : elle veut aligner les pensées de chacun sur sa philosophie d’entreprise.
Cette galetude, néologisme absurde qui traverse le livre, devient la métaphore du salarié idéal : lisse, dur, adaptable, roulant sans heurt sur les pavés du marché mondial. Cette obsession du conformisme mène à des situations absurdes et terrifiantes, où l'on questionne la place de l'individu dans la machine économique.
Quand Orwell et Huxley se rencontrent dans une salle de réunion
Avec une plume acérée et un humour noir mordant, Frédérique Vissense joue avec les codes du langage corporate pour les retourner contre eux-mêmes. L’entreprise décrite ici est à la croisée de 1984 et de Le Meilleur des Mondes, mélangeant contrôle total et gestion des émotions par des artifices dignes des meilleures techniques de manipulation psychologique.
Les personnages, caricatures à peine forcées du monde de l’entreprise, sont pris au piège de cette machine infernale. Entre la figure inquiétante du Doktor Stürmer, ancien consultant berlinois reconverti en architecte du management des esprits, et celle d’Agrippine, reine de la novlangue managériale, chaque interaction sonne comme une parodie glaçante du monde réel.
Bioutifoul Kompany est un texte corrosif, indispensable pour quiconque a déjà ressenti l’absurdité des politiques RH et la schizophrénie d’un monde du travail où l’on exige toujours plus de flexibilité… jusqu’à la pensée. Un livre à lire avant votre prochain team building, histoire d’y aller en connaissance de cause.