Buick ta mère
Je l’ai vu venir de loin, la grue, avec ses pinces monseigneur qui voulaient me chopper les longerons et m’écraser le capot comme d’autres le nez au hublot. Deux semaines que je fais le pied de grue chez ce casseur de Pantin, à attendre d’être désarticulée façon puzzle, compressée comme César et ses salades. Je subis la promiscuité de caisses de peu, de chignoles à personne, bagnoles sans mémoire, Diesels poussifs et autres écolo-vertueuses à green energy. Je ne leur cause même pas, je leur pisse à la roue. Je Buick leur mère. 50 ans d’histoire derrière moi, on ne m’enlèvera pas ça. Dans le cimetière des voitures, c’est comme au Père Lachaise, faut pas croire que pissenlits et racines nivellent tout : y’en a qui sont plus égaux que d’autres. Et ce chef ferrailleur qui ne descend jamais de sa grue et broie au hasard…
Des mecs, j’en ai eu. Je suis de 1961 : t’étais pas née, cocotte. J’ai commencé à Salt Lake City, la capitale des crotales. J’appartenais alors à un cadreur de ciné qui dévapait pas de la journée de son Brandy en flasque chromée. Sur la Road to Hell, la 66 du pauvre, je cruisais vent debout un petit 180 sur le Jaeger dans le sifflement de la boite auto. Ca décoiffait sec, mon maître était content, avec le ronronnement du V8 et celui des filles à l’arrière.
Pas de limitations de vitesse, pas de latex, tout le monde était immortel. John Fante n’avait encore rien demandé à la poussière, et son diabète ne lui avait par encore gangrené les cannes.
Plus tard, un certain Bruce, pas encore surnommé « le patron » chantait « Racing in the street » : des histoires de déprime et de bagnoles, j’aimais bien. Avec une voix grave et rauque de V12 à échappements double six.
Oui, des mecs derrière le volant, j’en ai eu.
J’ai atterri près de Paris, à Bagnolet. J’ai eu des vieux porcs en Porsche, des traders impayables, des frigides hères qui passaient, des marlous de gare-tes-gonzesses, ou de Bobigny, j’sais plus. Epaves et pavés, tout se mélangeait. Un certain Djian prenait la température anale de Béatrice Dalle. C’était avant les chocs pétroliers, le CO2, le sans plomb 98 que j’ai jamais pu avaler. Avant que les gens ne se mettent à sucrer les fraises à l’aspartame et à manger des graines germées dans leur salade de soja.
Après, c’était plus pareil. J’ai eu un parolier désenchanté qui faisait chanter les chanteurs. Je ne cite pas de noms, c’est mieux. Celui-là était sympa, respectueux. Il m’emmenait au car wash, me faisait les jantes au polish les dimanches de soleil. Dans sa vieille grange des Yvelines, sa chatte siamoise voulait dormir sur mes banquettes, mais j’ai dit non, on n’était pas félin pour l’autre.
N’empêche, il avait beau me dire qu’il ne me laisserait pas tomber pour une jeunette à éco pastille, une turbo intercooler 24 soupapes à boite six, je voyais bien que je commençais à gêner. Il me faisait la gueule à la pompe, que j’étais trop goulue, tout ça. Que je ne savais pas ce qu’il lui fallait faire la semaine pour la faire mouiller la machine, mettre les piécettes dans le nourin. Malédiction.
Et puis je devais rester à 2500 tours/ minutes sur l’autoroute, à cause de vilains frigo bars gris qui avaient éclos sur les bas-côtés et qui faisaient des photos maton à tour de bras. Sinon, le permis, ça te le découpait suivant les points, les point-ti-yeah, qu’il me disait, le parolier.
J’avais plus confiance. Je doutais de moi, de mes yeux même pas fardés au xénon violet, ni même à l’iode H4. Mes pneus à flancs blancs, il a fallu que je les change contre des jantes alliage à cinq branches, façon kakou du Sentier. C’est dire.
Derrière le volant, je voyais bien qu’il gambergeait. La radio faisait rien qu’à dire que le CAC 40 avait remplacé le Top 50, qu’on était foutu-shima, réchauffés à l’Artique de la mort, que « Pâques au scanner, Noël au cimetière », des choses comme ça.
Un matin, il est parti sans rien dire, juste un café et c’est tout, après un plein de pétrole bleu à la station service du temps qui passe.
Le dernier mec que j’ai eu, c’est un écrivain maux-dits, qui avait mis plus de bouquins au pilon des invendus que tripoté d’attachées de fesses de chez Galli-marre. Toujours avec un vieil imper douteux et un cigare puant, comme dirait ma copine la 403 cabriolet qui se faisait Colombo.
Ouais, un mec qui n’en avait plus rien à foutre de rien, avec des yeux gris comme la lande avant qu’elle nous pende et la barbe de trois jours qui craignait le barbier de Barbès.
Un lundi après-midi, il m’a emmené au Père Lachaise, enterrer un pote culbuté par un crabe qui lui avait joué du tambour, avant de lui mettre la culasse en dentelle de Calais.
Au retour, il était plus pareil. Pour tout dire, il se lavait plus, je peux bien le dire, maintenant.
La tristesse, quand ça vient de l’os, de la viande, on peut pas lutter contre.
La semaine suivante, il m’a emmené au Parc de St Cloud, sur la butte d’où on voit Paris, La Défense et tout le bordel industriel avancé qui regorge et se rengorge comme rouge-gorge dans le couchant des lendemains qui vont chanter à la Bourse.
Moi, pauvre pétasse que j’étais, j’étais contente qu’il me sorte un peu. J’avais pas compris. Il m’a mis la boite sur « Neutre », puis « Parking », éteint les veilleuses. Il a ouvert un bouquin qu’il a lu un peu, puis jeté sur la banquette arrière. Et il a sorti ce vieux gun qu’il tenait de son grand père, mais qui marchait tellement bien que sa cervelle a giclé comme fontaine, à la Brautigan. Oui, ça a coulé sur mes compteurs Jaeger où il y a « Oil », « Temp » et « miles per gallon ». Vous pouvez vérifier, tout est encore resté dans son jus.
Chienne perdue sans collier, ramassée par la fourrière, on m’a conduit directement à Pantin, chez le casseur d’où je vous cause.
A l’enferraillement à Pantin-Lachaise, il n’y avait pas foule pour me faire cortège, mais je m’y attendais. Depuis quelques années, on se voyait à peine, avec les autres copines. Un petit appel de phare pour le jour de l’An, un coup d’essuie-glaces les jours de bruine. Beaucoup rechignaient à sortir le soir ou à prendre l’autoroute. Elles restaient sur les départementales ou bien au garage, la batterie faible. Et c’est pas bon, le Doc l’avait bien dit.
Oui, la plupart de mes semblables n’ont pas passé le siècle : certaines ont trop tiré sur la tige des culbuteurs, certaines ont pété une durit passablement encalminée, ou une culasse poreuse. La routine. « Tout passe, tout casse : le joint, le cul lassent », grésillait déjà Noir Désir en 1986 sur mon autoradio Grundig. Arrête, tu vas me faire venir la goutte qui fait déborder les yeux.
Et pourtant, mes copines, le matin même elles étaient souriantes : elles faisaient des projets d’avenir, de Nationale 7, de descentes du Galibier ou de cruising sur la côte d’Opale. Tu parles.
La faucheuse te les a choppé au crépuscule, moissonné comme l’épi d’or par la batteuse de juillet. Faut dire que la camarde, elle roule sans phare dans une vieille Camaro noire : on ne la voit venir qu’au dernier moment, la salope.
Elle les a baisé à mort, à même le trottoir. Comme moi. Quand elle m’a choppé, il traînait sur la banquette arrière défoncée un vieux bouquin de Cioran, laissé-là par mon maître et ouvert à une page qui disait :
« Puisqu’on ne se souvient jamais que des échecs et des humiliations, à quoi donc aura servi tout le reste ? ».
Hey, c’est à toi que je parle, le ferrailleur.
Crédit photo :