lundi 1er août 2011 - par Sandro Ferretti

Buick ta mère

Je l’ai vu venir de loin, la grue, avec ses pinces monseigneur qui voulaient me chopper les longerons et m’écraser le capot comme d’autres le nez au hublot. Deux semaines que je fais le pied de grue chez ce casseur de Pantin, à attendre d’être désarticulée façon puzzle, compressée comme César et ses salades. Je subis la promiscuité de caisses de peu, de chignoles à personne, bagnoles sans mémoire, Diesels poussifs et autres écolo-vertueuses à green energy. Je ne leur cause même pas, je leur pisse à la roue. Je Buick leur mère. 50 ans d’histoire derrière moi, on ne m’enlèvera pas ça. Dans le cimetière des voitures, c’est comme au Père Lachaise, faut pas croire que pissenlits et racines nivellent tout : y’en a qui sont plus égaux que d’autres. Et ce chef ferrailleur qui ne descend jamais de sa grue et broie au hasard…

Des mecs, j’en ai eu. Je suis de 1961 : t’étais pas née, cocotte. J’ai commencé à Salt Lake City, la capitale des crotales. J’appartenais alors à un cadreur de ciné qui dévapait pas de la journée de son Brandy en flasque chromée. Sur la Road to Hell, la 66 du pauvre, je cruisais vent debout un petit 180 sur le Jaeger dans le sifflement de la boite auto. Ca décoiffait sec, mon maître était content, avec le ronronnement du V8 et celui des filles à l’arrière.

 Ah ça, mes banquettes en ont vu des bonnes travailleuses sans parlotte, pas le genre à faire les mijaurées ou à demander un bout de latex. Les capotes, c’était pour les cabriolets, pas pour les galipettes à l’arrière. Ouais, ça couinait pas que dans les virages, pendant que Led Zep nous parlait d’un ascenseur pour le ciel. A l’époque, je savais pas ce que ça voulait dire : j’ai appris plus tard, à Pantin (France). Je vous raconterai.

Pas de limitations de vitesse, pas de latex, tout le monde était immortel. John Fante n’avait encore rien demandé à la poussière, et son diabète ne lui avait par encore gangrené les cannes.

Plus tard, un certain Bruce, pas encore surnommé « le patron » chantait « Racing in the street » : des histoires de déprime et de bagnoles, j’aimais bien. Avec une voix grave et rauque de V12 à échappements double six.

Oui, des mecs derrière le volant, j’en ai eu.

J’ai atterri près de Paris, à Bagnolet. J’ai eu des vieux porcs en Porsche, des traders impayables, des frigides hères qui passaient, des marlous de gare-tes-gonzesses, ou de Bobigny, j’sais plus. Epaves et pavés, tout se mélangeait. Un certain Djian prenait la température anale de Béatrice Dalle. C’était avant les chocs pétroliers, le CO2, le sans plomb 98 que j’ai jamais pu avaler. Avant que les gens ne se mettent à sucrer les fraises à l’aspartame et à manger des graines germées dans leur salade de soja.

Après, c’était plus pareil. J’ai eu un parolier désenchanté qui faisait chanter les chanteurs. Je ne cite pas de noms, c’est mieux. Celui-là était sympa, respectueux. Il m’emmenait au car wash, me faisait les jantes au polish les dimanches de soleil. Dans sa vieille grange des Yvelines, sa chatte siamoise voulait dormir sur mes banquettes, mais j’ai dit non, on n’était pas félin pour l’autre.

N’empêche, il avait beau me dire qu’il ne me laisserait pas tomber pour une jeunette à éco pastille, une turbo intercooler 24 soupapes à boite six, je voyais bien que je commençais à gêner. Il me faisait la gueule à la pompe, que j’étais trop goulue, tout ça. Que je ne savais pas ce qu’il lui fallait faire la semaine pour la faire mouiller la machine, mettre les piécettes dans le nourin. Malédiction.

Et puis je devais rester à 2500 tours/ minutes sur l’autoroute, à cause de vilains frigo bars gris qui avaient éclos sur les bas-côtés et qui faisaient des photos maton à tour de bras. Sinon, le permis, ça te le découpait suivant les points, les point-ti-yeah, qu’il me disait, le parolier.

J’avais plus confiance. Je doutais de moi, de mes yeux même pas fardés au xénon violet, ni même à l’iode H4. Mes pneus à flancs blancs, il a fallu que je les change contre des jantes alliage à cinq branches, façon kakou du Sentier. C’est dire.

Derrière le volant, je voyais bien qu’il gambergeait. La radio faisait rien qu’à dire que le CAC 40 avait remplacé le Top 50, qu’on était foutu-shima, réchauffés à l’Artique de la mort, que « Pâques au scanner, Noël au cimetière », des choses comme ça.

Un matin, il est parti sans rien dire, juste un café et c’est tout, après un plein de pétrole bleu à la station service du temps qui passe.

Le dernier mec que j’ai eu, c’est un écrivain maux-dits, qui avait mis plus de bouquins au pilon des invendus que tripoté d’attachées de fesses de chez Galli-marre. Toujours avec un vieil imper douteux et un cigare puant, comme dirait ma copine la 403 cabriolet qui se faisait Colombo.

Ouais, un mec qui n’en avait plus rien à foutre de rien, avec des yeux gris comme la lande avant qu’elle nous pende et la barbe de trois jours qui craignait le barbier de Barbès.

Un lundi après-midi, il m’a emmené au Père Lachaise, enterrer un pote culbuté par un crabe qui lui avait joué du tambour, avant de lui mettre la culasse en dentelle de Calais.

Au retour, il était plus pareil. Pour tout dire, il se lavait plus, je peux bien le dire, maintenant.

La tristesse, quand ça vient de l’os, de la viande, on peut pas lutter contre.

La semaine suivante, il m’a emmené au Parc de St Cloud, sur la butte d’où on voit Paris, La Défense et tout le bordel industriel avancé qui regorge et se rengorge comme rouge-gorge dans le couchant des lendemains qui vont chanter à la Bourse.

Moi, pauvre pétasse que j’étais, j’étais contente qu’il me sorte un peu. J’avais pas compris. Il m’a mis la boite sur « Neutre », puis « Parking », éteint les veilleuses. Il a ouvert un bouquin qu’il a lu un peu, puis jeté sur la banquette arrière. Et il a sorti ce vieux gun qu’il tenait de son grand père, mais qui marchait tellement bien que sa cervelle a giclé comme fontaine, à la Brautigan. Oui, ça a coulé sur mes compteurs Jaeger où il y a « Oil », « Temp » et « miles per gallon ». Vous pouvez vérifier, tout est encore resté dans son jus.

Chienne perdue sans collier, ramassée par la fourrière, on m’a conduit directement à Pantin, chez le casseur d’où je vous cause.

A l’enferraillement à Pantin-Lachaise, il n’y avait pas foule pour me faire cortège, mais je m’y attendais. Depuis quelques années, on se voyait à peine, avec les autres copines. Un petit appel de phare pour le jour de l’An, un coup d’essuie-glaces les jours de bruine. Beaucoup rechignaient à sortir le soir ou à prendre l’autoroute. Elles restaient sur les départementales ou bien au garage, la batterie faible. Et c’est pas bon, le Doc l’avait bien dit.

Oui, la plupart de mes semblables n’ont pas passé le siècle : certaines ont trop tiré sur la tige des culbuteurs, certaines ont pété une durit passablement encalminée, ou une culasse poreuse. La routine. « Tout passe, tout casse : le joint, le cul lassent », grésillait déjà Noir Désir en 1986 sur mon autoradio Grundig. Arrête, tu vas me faire venir la goutte qui fait déborder les yeux.

Et pourtant, mes copines, le matin même elles étaient souriantes : elles faisaient des projets d’avenir, de Nationale 7, de descentes du Galibier ou de cruising sur la côte d’Opale. Tu parles.

La faucheuse te les a choppé au crépuscule, moissonné comme l’épi d’or par la batteuse de juillet. Faut dire que la camarde, elle roule sans phare dans une vieille Camaro noire : on ne la voit venir qu’au dernier moment, la salope.

Elle les a baisé à mort, à même le trottoir. Comme moi. Quand elle m’a choppé, il traînait sur la banquette arrière défoncée un vieux bouquin de Cioran, laissé-là par mon maître et ouvert à une page qui disait :

« Puisqu’on ne se souvient jamais que des échecs et des humiliations, à quoi donc aura servi tout le reste ? ».

Hey, c’est à toi que je parle, le ferrailleur.

 

 

Crédit photo : Troy Pava, in « Lost America »



22 réactions


  • Gabriel Gabriel 1er août 2011 10:44

    Superbe, magnifique article. J’imagine presque le chagrin de cette bonne vielle Buick couler en larmes de pluie sur ses phares, la nostalgie dans le reflet de ses chromes et l’odeur perdue de notre enfance encore imprégnée dans le cuir de sa banquette arrière. Le souvenir du tangage de ce cruiser sur l’asphalte déformé et le roulis associé à la plainte des pneumatiques hurlant dans les virages viennent encore chahuter mon cœur et brasser mon estomac. Merci pour ce flashback Sandros…


  • snoopy86 1er août 2011 10:47

    Vlà que ses cauchemars le reprennent ....

    Je sais bien que le climat est déréglé mais normalement ses pensées suicidaires coïncident avec le Beaujolais Nouveau ...

    Complétement bidon son histoire ...
    La Buick, Tony est allé la chercher à Cuba où des cousins à lui avaient du l’abandonner

    Il a dépensé une fortune pour la rénover et de temps en temps il permet à Sandro de poser ses fesses sur la banquette arrière entre deux ukrainiennes girondes comme il les aime. ..
    L’autre jour il était tellement bourré qu’il a cru que c’était pour un go-fast ...

    Mais il serait incapable de vous dire si c’est une Le Sabre, une Electra ou une Invicta ...


    Heureusement qu’il connait mieux le code pénal ... 


    • Sandro Ferretti SANDRO 1er août 2011 14:15

      Il s’agit d’une Buick Invicta Custom de 19959.
      Dans le coffre, il y a pas mal de place pour les clubs.
      On peut même enfourner un certain nombre de caddies, morts ou vifs, c’est comme on sent.


  • Lisa SION 2 Lisa SION 2 1er août 2011 11:34

    Allez, Salut Tristine !


  • SATURNE SATURNE 1er août 2011 11:37

    Belle histoire, très belle plume.
    C’est vrai qu’on nous dit souvent (surtout les femmes, qui préfèrent les sacs à main) qu’ « il y a une vie en dehors de la bagnole ».
    Merci de dire joliment que les voitures aussi ont une vie, et meurrent. Et que comme nous, elles voudraient bien savoir pourquoi elles crèvent, et qui est ce grand horloger .. heu pardon, ce chef ferrailleur qui décide de la vie et la mort.
    Un article évidement plus profond qu’il n’en a l’air. Une parabole.


    • Sandro Ferretti SANDRO 1er août 2011 14:13

      Vous avez tout compris, Saturne.
      Cette brève nouvelle ne traite de voitures qu’en apparence.


  • ZEN ZEN 1er août 2011 12:15

    Non, pas l’ambulance !...
    Excellent Sandro !


  • Bobby Bobby 1er août 2011 12:29

    Joliment tourné, un parallèle avec notre dynamique sociétale pour sûr !  smiley

    ... mais chuuut, trop de gens s’en rendent bien compte maintenant !


  • sisyphe sisyphe 1er août 2011 13:03

    Crottes de Buick : du temps où on croyait que le pétrole, c’était encore l’or noir, avant que ça tourne au poison d’un siècle encalminé par Big Oil et ses sbires...


    Reste une beauté nostalgique d’un luxe voluptueux et clinquant., promis à la casse... ou aux road-movies d’’époque...

    Foutue destinée...

    Merci pour la nostalgie, si bellement évoquée... 

  • ZEN ZEN 1er août 2011 14:18

    Aux USA, aujourd’hui encore, sans la bagnole, t’es rien...


  • Ariane Walter Ariane Walter 1er août 2011 14:49

    Très joli texte, Sandro. Un grand plaisir à lire. La nostalgie et le baroque procèdent de mondes brouillés qui ont le charme de la poésie. il n’y a que le luxe qui soit pauvre.


    • SATURNE SATURNE 1er août 2011 15:42

      Ariane, si vous admettez que Sandro est une grande plume, nous allons peut étre pouvoir nous reparler.
      Mais c’est peut étre un peu tard :
       pour Sandro qui a tant écrit par le passé avant d’obtenir enfin votre reconnaissance (...) , et pour nous, après des paroles quasi- définitives..
      Bah, « demande à la poussière », comme disait John Fante opportunément cité dans l’article, avec Richard Brautigan , 37.2 le matin et quelques autres en filigrane des mots de Sandro.


    • Ariane Walter Ariane Walter 1er août 2011 16:41

      je n’ai lu de lui qu’un seul texte sur ce site. balade de nuit d’un taxi. ce texte est le second. je ne suis pas régulièrement sur ce site depuis longtemps.

      Ensuite les idées sont une chose et l’écriture en est une autre.Ne pas reconnaître une belle écriture serait de la malhonnêteté intellectuelle. 


  • rocla (haddock) rocla (haddock) 1er août 2011 15:11

    Caisse tu dis encore Sandro avec ta plume trempée dans le réservoir à benzine ... au lieu de t’ hydrater au Père Lachaise va te mouiller la luette   dans un fauteuil au bar du Lutétia , elles sont fardées au string minimum ... et y’ a d’ vieilles canailles qui défouraillent . 


    Tu m’ diras le faire ici ou le ferrailleur ......

    Sandro le désabuseur d’ abus ....la classe mec .

    j’ te tiens par le barbichon et te signale sur Radio France Feuilleton Alain Bashung Bio de lui de par ses proches . A écouter sans modernisation . 


    Salut l’ artiste pas triste .

    • Sandro Ferretti SANDRO 1er août 2011 21:45

      Salut, Had. Un petit appel de phares, puisque la nuit est tombée à présent.
      Et que ne durent que les moments doux...


  • Clojea Clojea 1er août 2011 18:35

    Fan de vieilles voitures de tout pays, bel article qui en dit plus long que le sujet lui même. Merci pour cette page de rêve...


  • easy easy 1er août 2011 19:15

    Aborder le thème de la fidélité par le biais de la fidélité à l’objet est probablement la solution la plus intelligente.
    Certes on fait parler cigales, madeleines, corbeaux et voitures, m’enfin ça nous fait du bien sans leur faire du mal.

    Il est impossible de vivre dans un contexte où fusent constamment des mots-d’ordre nous enjoignant à récuser tous nos attachements aux personnes, surtout singulières, même à nous-mêmes puisque nous devons recuser notre passé en récusant nos rides et gamelles, sans devenir volages, prompts à renier et à jeter ce qui n’est plus à la mode.


    « Trahissez-les tous, récusez vos anciennes amours,
    abandonnez père et mère pour une Variomachin 8S »




    Il reste à voir s’il est plus facile d’être fidèle à un objet ou une personne.
    Il me semble qu’on peut être plus courageux en restant fidèle à son drapeau qu’à sa première compagne. Et inversement. Ca dépend des cas de figure.

    L’amour, l’attachement, la fidélité, se mesurent dans ce qu’on est capable d’endurer pour les cultiver, donc dans le pire.



  • jack mandon jack mandon 2 août 2011 06:58

    Bonjour Sandro,

    Objets inanimés et mythiques avez vous donc une âme
    qui s’attache à notre âme et la force d’aimer...

    A. Musset Sandro

    Au père Lachaise de la berline du souvenir,
    il dessine l’amitié dans les volutes du temps.


    • Sandro Ferretti SANDRO 2 août 2011 08:01

      Bonjour Jack.
      Les Helvètes sont toujours plus près des cîmes que les autres, c’est comme ça...


  • carolucem 3 août 2011 01:15

    Superbe, bravo Sandro !

    Juste un petit detail pour que je pinaille : 180 sur le Jaeger en miles, c’etait du brandy gold medal ! 


  • moineau moineau 19 août 2011 00:39

    se régaler, la littérature des jamais oubliés ! merci, sandro. xoxoxooxox


  • aloha aloha 8 octobre 2011 01:00

    Bonsoir cher Sandro,


    Je ne dois ma visite sous ce beau papier (une fois de plus !) que grâce à un ami commun qui du fond de sa Wallonie m’a informée, moi qui ne vivait que de soleils redondants durant tout l’été...

    Superbe texte, à ton habitude, qui nous confronte à la triste finalité de nos vies...

    Ecrasés par une machine ou piétinés mille fois par des pas inconnus, finalement... Que sort envier vraiment ?

    Nous ne sommes que peu de choses et bien peu, icic bas, réalisent à quel point ce « léger » détail est primordial.

    Tu n’a rien perdu de ta superbe ! Le mot est là vivat et transperçant ! Merci cher Sandro.

    Gül

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