mercredi 16 mars 2011 - par Michel Koutouzis

4. … C’était de n’y comprendre rien

Le poète alexandrin Constantin Cavafy avait bien soupçonné la quintessence de la cité à la dérive avec sa fameuse conclusion : « et désormais que ferons nous sans les barbares ? Ils étaient une sorte de solution ». Il lui faut, à cette cité, cultiver ses peurs, les perpétuer, il lui faut des ennemis destructeurs pour occulter qu’elle ne se pense plus… C’est quoi la pensée d’un corps social, d’une entité nationale, d’un ensemble culturel ou multi - culturel ? On ne trouverait pas de définition plus juste que celle d’un autre grand poète, Eluard : « nous sommes l’évidence même, les amoureux se croient chez nous ». Une cité pensante demeure « évidence », embrasse et accueille. Une cité en crise n’existe encore que par ce qu’elle se sent « assaillie ». Elle ne se pense plus qu’en territoires à protéger, en droits à défendre, en identité à préserver, en murs à élever, qu’en « grandeur passée racontée à en pleurer » comme le disait Andréas Calvos, encore un poète. 

Mais qui est la pensée de la cité, sinon ses citoyens ? Quel est le mur protecteur de la cité sinon le lien social, le sentiment d’évidence qui n’a aucun besoin de rappel et d’explication, mais, bien au contraire, intériorise ses strates successives qui en font son socle ? En oubliant sa substantifique moelle, la cité investit sur l’os qui est censé la protéger, tandis que seul le sentiment d’évidence, le lien social, garantit sa perpétuation. Pour aller plus loin, ce qui définit la République, liberté, égalité, fraternité, devient aussi son arme la plus efficace à cause de sa fougue universelle. Violenter les mots fondateurs de la République, c’est ainsi abaisser ses défenses immunitaires ou protéger une coquille vide.

Pour revenir au langage en tant qu’instrument de domination, les latins disaient : da mihi factum, dabo tibi jus : donnez moi les faits, je vous donnerai la justice. Mais dans ce cas, il ne faut pas prendre les faits dans un sens fossilisé, mais y ajouter le temps, l’évolution, les mutations éthiques et technologiques, l’Histoire, bref, penser à réincarner les mots, travailler sur leur interprétation symbolique d’aujourd’hui et restreindre leur pouvoir nostalgique, tout en gardant leurs correspondances historiques. La liberté n’est plus celle de l’an II ; l’égalité n’est plus un slogan contre un pouvoir royal absolu et divin ; la fraternité n’est plus la force du seul Tiers Etat et des Sans culottes. 

Aujourd’hui, pour faire simple, la quête de liberté concerne l’émancipation des tenants de la ville – monde comme les définît Paul Virilio, de ceux qui, comme le pense Marc Augé, considèrent que le monde est un espace fini des affaires.

L’égalité concerne, comme par le passé, celle devant la loi, la géographie et l’histoire mais au sein du monde – ville, un monde communiquant dans ses différences et non pas s’isolant dans ses quartiers ghettoïsés. Et la fraternité, consiste, avant toute chose, à ne pas nier l’autre dans toutes ses variantes.

Le confinement et la segmentation de la pensée empêchent aujourd’hui d’interpréter le monde complexe, ses contradictions, et encore plus la possibilité d’identifier la maltraitance de l’héritage et des alternatives possibles du « vivre ensemble ». Mais s’il fallait ne donner qu’un seul exemple, choisissons la fable de Lampedusa, à notre manière :

Il y a près de quarante ans que l’économie italienne profite des largesses « intéressées » du colonel Kadhafi. Pas un seul secteur d’activité (automobile, immobilier, hydrocarbures, services, hôtellerie, transports, banques, télécommunications, etc.) n’a pas profité de cette manne distribuée par ce dictateur illuminé. Autant dire que le « miracle italien » et surtout le dynamisme du nord italien y sont en partie liés. En outre, Kadhafi, cerise sur le gâteau, offrait ses précieux services pour juguler l’ « immigration clandestine », contre « aides » sonnantes et trébuchantes. 

Loin du miracle italien du nord industriel, une petite île isolée du sud, ce sud dont la Ligue du nord veut se séparer en faisant scission, vivait hors temps, avec ses pêcheurs et ses touristes.

Les révolutions nord-africaines balayant les dictateurs au nom de nos propres valeurs (liberté – égalité - fraternité) et non pas des valeurs d’un supposé ogre islamiste, brandit par ces dictateurs pour perpétuer leur pouvoir et multiplier leur fortune, l’Europe ne craint qu’une seule chose, l’arrivée d’immigrants sauvages. La barrière géographique contre eux se déplace plus au nord, et le rôle des dictateurs, c’est à dire un chantage consistant à demander des fonds pour stopper l’immigration, est désormais joué par l’Italie. Des sous s’écrie Berlusconi à la Commission, sinon… et pour bien faire comprendre les enjeux elle laisse filtrer quelques dizaines de tunisiens vers la France. Marine le Pen, reprend le flambeau. Elle court avec un ministre de la Ligue (celle qui veut de toute façon se débarrasser du sud italien pour profiter toute seule des dividendes libyens) à Lampedusa, limite extrême de l’Union Européenne face à la Libye (et qui, des subventions européennes elle n’en voit même pas la couleur) pour crier aux victimes de la guerre qu’elle ne veut pas d’eux. Nous n’avons pas les moyens dit-elle, et implore l’Union Européenne (d’où elle veut sortir) de distribuer ses millions d’euros (qu’elle veut supprimer) à l’Italie pour qu’elle fasse face à ce tsunami immigrant. 

Et que disent les habitants de Lampedusa : va fan culo. Un lampedusien sur trois s’étant exilé pour survivre, "au continent"…



7 réactions


  • Francis, agnotologue JL 16 mars 2011 09:30

    Bonjour Michel Koutouzis,

    vous écrivez : « Il y a près de quarante ans que l’économie italienne profite des largesses « intéressées » du colonel Kadhafi. Pas un seul secteur d’activité ... »

    L’argent de Kadhafi c’est l’argent du pétrole ! Kadhafi n’est qu’un maillon de la chaîne du système système économique mondialisé : on paie le pétrole produit en Libye à Kadhafi (comprador suprême) qui le rend sous forme de dépenses somptueuses qui sont autant de largesses, aux plus riches d’entre les riches, et la boucle est bouclée.

    Partout autour de nous, on ne voit qu’injustice et inégalités qui telles des tsunamis économiques précipitent les pauvres dans la misère.

    La différence entre pauvreté et misère : la misère c’est la pauvreté sans les moyens de subsistance. Ce ne sont pas les pauvres qui envahiront les pays riches, ce sont les miséreux, ceux qui n’auront plus rien à perdre.


    • Michel Koutouzis Michel Koutouzis 16 mars 2011 09:47

      Comme je l’indique, et cela a son importance, l’argent des hydrocarbures est réinvesti (en partie) dans pratiquement tous les secteurs de l’économie italienne (et pas uniquement) ce qui a un effet pervers supplémentaire : non seulement une adiction politique mais aussi économique. Fininvest, Fiat, italcom, eni, sont des associés du colonel Kadafi, sans oublier sa participation dans une poignée de banques et de compagnies de travaux publics ayant comme client quasi exclusif l’Etat dans toutes ses composantes. Cet entrisme qui, en Angleterre, ne concerne pas seulement la City mais aussi les Universités privées, a, par exemple, débouché par exemple à la démission de recteur de la prestigieuse LSE, acusée d’avoir « vendu » les diplômes du fils Kadhafi en contrepartie de « donnations »... 


    • Michel Koutouzis Michel Koutouzis 16 mars 2011 12:07

      Pour l’individu peut-être. Mais la cité (donc l’ensemble des citoyens qui la composent) se pense comme une entité « civilisée », sortie du chaos de la sauvagerie et de l’arbitraire de la nature. Tous ses mythes fondateurs ne disent pas autre chose : le héros grec est issu de cette sauvagerie mais l’ordonne et la pacifie au nom des principes de la cité et de ses lois. Dans ces mythes, vous rencontrez des monstres, des entités sur-humaines, des géants et autres esprits maléfiques mais pas des vrais hommes, dépourvus d’entendement citoyen. Ce n’est pas un hazard. Je trouve donc la problématique de Castoriadis cohérente et fondée, et surtout dans sa conclusion sur le lien social. On ne parle pas ici de l’être humain mais de ses constructions théoriques et métaphysiques. De la cité. Vous, vous parlez plutôt des tueurs en série...


    • ddacoudre ddacoudre 16 mars 2011 17:15

      bonjour a tous

      Nous naissons unique mais dépendant.

       

      Donc, être un sujet unique porteur de notre individualité ne s’acquiert pas, nous naissons comme cela grâce à la dépendance, l’attraction de deux Êtres dont nous allons être culturellement dépendants. Nous qui tenons tant à notre individualité, imaginons-nous seul dans un espace ou tout serait uniforme, quelle que soit notre capacité individuelle : nous en mourrions.

      Pour vivre, il suffirait que dans cet espace uniforme il y ait une chose qui dénote, quelque chose avec laquelle il peut y avoir un échange d’information qui créerait un mouvement, qui attirerait notre attention comme nous le disons. Alors cette chose deviendrait le centre de notre existence non pas parce qu’elle a une quelconque, valeur mais parce que l’information que nous captons d’elle nous donne un repère auquel nous allons nous associer pour nous mettre en mouvement.

      Dans l’uniformité d’un ciel bleu, ce serait un tout petit nuage et dans une uniformité nuageuse ce serait un coin de ciel bleu.

      Ainsi s’il y a vie et mouvement, ce n’est pas parce que nous avons une existence unique, avec son tempérament, mais parce que nous pouvons « nous regarder, nous percevoir, nous sentir » les uns les autres et acquérir un  caractère.

      S’il y a vie et mouvement, c’est parce qu’il y a le monde, un miroir gigantesque dont nous deviendrons le reflet.

      Ainsi, dès que l’on naît, on est dépendant de la matrice maternelle, puis des tiers que l’on côtoie. Et quand l’on est enfin à l’âge de comprendre que l’on est qu’un sujet unique il est trop tard, parce que le Moi ai déjà été en partie façonné par les autres et l’environnement. 

      Peut-il en être autrement ? 

      Aussi, affirmer son indépendance vis à vis d’autrui cela conduirait à s’isoler et ne plus avoir conscience d’exister ; à ne plus rechercher de lien avec l’autre (qui est toujours une entrave à la « liberté arbitraire ») ; exercer une tyrannie irréductible, ce qui s’avérerait impossible (dans le sens où le tyran doit toujours être en état de vigilance donc tenir compte des autres). 

      L’individualisme n’est donc qu’un état d’être. L’individualisme c’est le commencement, c’est la naissance sans cesse recommencée. A l’inverse se réaliser en tant que personne, individu, sujet unique (se personnaliser) en partant de tout ce que nous ont apporté les autres ajouté à notre tempérament, pour forger notre caractère, notre singularité dont découlera notre existence : c’est un autre discours. Ce n’est pas être indépendant des autres, mais être dépendant de toutes leurs histoires. De plus les nouveaux venus, en fonction de l’apprentissage et du savoir qu’ils auront accumulé, seront en mesure de faire évoluer la relation de dépendance de l’Homme à l’Homme et à son environnement. Non pour en être indépendant, mais pour s’y développer et améliorer si possible sa condition humaine en prenant en compte ses différences et ses singularités. Mais pour cela encore faut-il comprendre ce discours.

      Si bien qu’avoir une association d’idées que d’autres n’ont pas eue, n’est pas être indépendant d’eux. C’est simplement faire une analyse à partir de ce qui est notre existence unique à laquelle nous associons les informations d’événements que nous vivons, ainsi que les informations sur la vie des autres que nous avons emmagasinées dans notre mémoire.

      Sauf que ceci inclut quelque chose d’important la reconnaissance due à autrui d’être ce que chacun devient, tout en affirmant sa propre personnalité source de créativité qui est pondéré par le groupe. Ce dernier point n’est pas une décision concertée du groupe, mais plutôt une obligation immanente (obligation de se rencontrer, conscience collective ou loi des probabilités) pour atteindre des objectifs collectifs qui dépassent la seule capacité d’un individu et exigent la durée. Le tout dans une convergence de buts au travers d’enchaînements d’événements associatifs et dispersifs. Dans ce cas affirmer son indépendance revient à nouer de nouveaux liens d’interdépendances dans la permanence d’une sociabilité qui bien que variable, n’en reste pas moins incontournable.


      cordialement.


  • Cocasse cocasse 16 mars 2011 12:53

    Une cité pensante demeure « évidence », embrasse et accueille. Une cité en crise n’existe encore que par ce qu’elle se sent « assaillie ». Elle ne se pense plus qu’en territoires à protéger, en droits à défendre, en identité à préserver, en murs à élever, qu’en « grandeur passée racontée à en pleurer » comme le disait Andréas Calvos, encore un poète.

    Je trouve cela très beau comme poème. Il contient une part de vérité.
    Seulement une part, car la réalité ne peut s’ignorer pour s’adapter à de si belles paroles.
    La cité qui accueille, comment peut elle accueillir, si elle n’a plus de place ?
    Si elle n’a plus de place, ne devient elle pas en crise, au fur et à mesure de sa réduction ?
    Alors elle n’accueille plus.
    Serait ce une loi naturelle visant à l’équilibre des choses ?
    Dans ce cas, que fait le poète ?
    Il magnifie l’essence des choses, Ou il dresse un constat moraliste ?

    Incroyable que ces habitants de Lampedusa soit obligés de partir.
    Ils vivent au fond en accéléré, ce que nous vivons progressivement depuis des décennies.
    Avec les quartiers qui se vident de ses Français.


    • ddacoudre ddacoudre 16 mars 2011 17:36

      bonjour cocasse
      il y a de la place pour tout le monde encore sur cette planète, si les gens se concentrent, c’est pour trouver, comme les singes, l’arbre qui porte des fruits. ce comportement est inné, sauf à pratiquer l’eugénisme il habite chacun nous faisons exactement la même chose quand nous quittons une régions pauvre pour un bassin industriel source d’emploi et de revenu. la morale n’est pas faite pour que les homme acceptent de mourir, çà sa s’appelle le suicide altruiste, que l’on trouve dans les communautés ou dans les nations, les fous de dieux en tout genre ou fous d’idéologies, ou les armées des nations.
      si l’on abordaient les difficultés avec moins de passions, l’on trouverait certainement plus de solutions.
      mais nous vivons comme des être bloqués détenteurs d’une vérité absolue qui en définitive, nous pose plus de problèmes.
      http://www.agoravox.fr/ecrire/?exec=articles&id_article=90584.
      cordialement.


  • Antoine Diederick 16 mars 2011 22:28

    Bonsoir, Monsieur Koutouzis,

    a la lecture de votre article, je pense donc, qu’il nous faudra de l’héroisme afin de défendre les valeurs qui sont les nôtre et qu’il n’est pas possible d’aimer le barbare puisqu’il pourrait nous rendre barbare...


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