4. … C’était de n’y comprendre rien

Le poète alexandrin Constantin Cavafy avait bien soupçonné la quintessence de la cité à la dérive avec sa fameuse conclusion : « et désormais que ferons nous sans les barbares ? Ils étaient une sorte de solution ». Il lui faut, à cette cité, cultiver ses peurs, les perpétuer, il lui faut des ennemis destructeurs pour occulter qu’elle ne se pense plus… C’est quoi la pensée d’un corps social, d’une entité nationale, d’un ensemble culturel ou multi - culturel ? On ne trouverait pas de définition plus juste que celle d’un autre grand poète, Eluard : « nous sommes l’évidence même, les amoureux se croient chez nous ». Une cité pensante demeure « évidence », embrasse et accueille. Une cité en crise n’existe encore que par ce qu’elle se sent « assaillie ». Elle ne se pense plus qu’en territoires à protéger, en droits à défendre, en identité à préserver, en murs à élever, qu’en « grandeur passée racontée à en pleurer » comme le disait Andréas Calvos, encore un poète.
Mais qui est la pensée de la cité, sinon ses citoyens ? Quel est le mur protecteur de la cité sinon le lien social, le sentiment d’évidence qui n’a aucun besoin de rappel et d’explication, mais, bien au contraire, intériorise ses strates successives qui en font son socle ? En oubliant sa substantifique moelle, la cité investit sur l’os qui est censé la protéger, tandis que seul le sentiment d’évidence, le lien social, garantit sa perpétuation. Pour aller plus loin, ce qui définit la République, liberté, égalité, fraternité, devient aussi son arme la plus efficace à cause de sa fougue universelle. Violenter les mots fondateurs de la République, c’est ainsi abaisser ses défenses immunitaires ou protéger une coquille vide.
Pour revenir au langage en tant qu’instrument de domination, les latins disaient : da mihi factum, dabo tibi jus : donnez moi les faits, je vous donnerai la justice. Mais dans ce cas, il ne faut pas prendre les faits dans un sens fossilisé, mais y ajouter le temps, l’évolution, les mutations éthiques et technologiques, l’Histoire, bref, penser à réincarner les mots, travailler sur leur interprétation symbolique d’aujourd’hui et restreindre leur pouvoir nostalgique, tout en gardant leurs correspondances historiques. La liberté n’est plus celle de l’an II ; l’égalité n’est plus un slogan contre un pouvoir royal absolu et divin ; la fraternité n’est plus la force du seul Tiers Etat et des Sans culottes.
Aujourd’hui, pour faire simple, la quête de liberté concerne l’émancipation des tenants de la ville – monde comme les définît Paul Virilio, de ceux qui, comme le pense Marc Augé, considèrent que le monde est un espace fini des affaires.
L’égalité concerne, comme par le passé, celle devant la loi, la géographie et l’histoire mais au sein du monde – ville, un monde communiquant dans ses différences et non pas s’isolant dans ses quartiers ghettoïsés. Et la fraternité, consiste, avant toute chose, à ne pas nier l’autre dans toutes ses variantes.
Le confinement et la segmentation de la pensée empêchent aujourd’hui d’interpréter le monde complexe, ses contradictions, et encore plus la possibilité d’identifier la maltraitance de l’héritage et des alternatives possibles du « vivre ensemble ». Mais s’il fallait ne donner qu’un seul exemple, choisissons la fable de Lampedusa, à notre manière :
Il y a près de quarante ans que l’économie italienne profite des largesses « intéressées » du colonel Kadhafi. Pas un seul secteur d’activité (automobile, immobilier, hydrocarbures, services, hôtellerie, transports, banques, télécommunications, etc.) n’a pas profité de cette manne distribuée par ce dictateur illuminé. Autant dire que le « miracle italien » et surtout le dynamisme du nord italien y sont en partie liés. En outre, Kadhafi, cerise sur le gâteau, offrait ses précieux services pour juguler l’ « immigration clandestine », contre « aides » sonnantes et trébuchantes.
Loin du miracle italien du nord industriel, une petite île isolée du sud, ce sud dont la Ligue du nord veut se séparer en faisant scission, vivait hors temps, avec ses pêcheurs et ses touristes.
Les révolutions nord-africaines balayant les dictateurs au nom de nos propres valeurs (liberté – égalité - fraternité) et non pas des valeurs d’un supposé ogre islamiste, brandit par ces dictateurs pour perpétuer leur pouvoir et multiplier leur fortune, l’Europe ne craint qu’une seule chose, l’arrivée d’immigrants sauvages. La barrière géographique contre eux se déplace plus au nord, et le rôle des dictateurs, c’est à dire un chantage consistant à demander des fonds pour stopper l’immigration, est désormais joué par l’Italie. Des sous s’écrie Berlusconi à la Commission, sinon… et pour bien faire comprendre les enjeux elle laisse filtrer quelques dizaines de tunisiens vers la France. Marine le Pen, reprend le flambeau. Elle court avec un ministre de la Ligue (celle qui veut de toute façon se débarrasser du sud italien pour profiter toute seule des dividendes libyens) à Lampedusa, limite extrême de l’Union Européenne face à la Libye (et qui, des subventions européennes elle n’en voit même pas la couleur) pour crier aux victimes de la guerre qu’elle ne veut pas d’eux. Nous n’avons pas les moyens dit-elle, et implore l’Union Européenne (d’où elle veut sortir) de distribuer ses millions d’euros (qu’elle veut supprimer) à l’Italie pour qu’elle fasse face à ce tsunami immigrant.
Et que disent les habitants de Lampedusa : va fan culo. Un lampedusien sur trois s’étant exilé pour survivre, "au continent"…