samedi 2 août 2014 - par Diogène

Comment l’état fabrique une nation : le cas de la Lorraine

Mes pérégrinations professionnelles m’avaient amené à Nancy et je partageais une table de la cantine avec un collègue. Je lui avais demandé machinalement s’il était du coin, et il m’avait répondu :

- « Non, moi je suis Lorrain. »

En fait, il était de Metz.

Ce jour-là, j’ai découvert que les Mosellans ne considéraient pas forcément les Nancéens comme des Lorrains. Par la suite, j’ai constaté que les habitants de Meurthe-et-Moselle reconnaissaient comme Lorrains les Mosellans, mais se posaient des questions sur les Vosgiens et les Meusiens qui, eux, ne s’en posaient pas et acceptaient que les habitants des autres départements de la région s’identifient comme Lorrains.

Or d’autres conversations m’ont appris que les uns et les autres n’entendaient pas être autre chose que Français, sans la moindre velléité d’autonomie et même se montraient sourcilleux côté patriotisme si on abordait l’histoire des deux guerres mondiales. C’est qu’un énorme travail de fond avait été effectué depuis des décennies pour les faire rentrer dans le moule, fût-ce au prix de sacrifices concernant la vérité historique.

 

Du Rhin aux Pyrénées

Ce n’est pas par hasard si le mythe de la Gaule éternelle est dû à Richelieu, artisan opiniâtre de la centralisation de l’état. En 1640, l’Alsace et l’Artois étaient déjà intégrés au royaume, mais pas la Lorraine. Pour justifier ses guerres de conquêtes contre l’Espagne en particulier, et repousser les frontières de la France pour qu’elles se confondent avec des éléments naturels aussi contradictoires qu’un fleuve (qui relie) et une montagne (qui sépare), « du Rhin aux Pyrénées », disait-il (ce qui inclut les actuels Pays-Bas et la Belgique), il avait déclaré au peuple français qu’il fallait « remettre la France partout où était la Gaule ». La formule a eu un tel succès qu’elle a supplanté la réalité historique. Le mythe de la filiation gauloise et des frontières naturelles sera repris par la monarchie, puis par la république française.

 

Or, ce sont les Romains (et singulièrement Jules César) qui ont « inventé » la Gaule, et non pas les populations concernées (qui se nommaient elles-mêmes Celtes ou Belges ou Aquitains). Il désignait une zone géographique et non pas une nation. Pour les Romains, était gaulois tout ce qui, en Europe occidentale au nord des Pyrénées, n'était ni latin ni germain. C'était l'étranger proche. D’ailleurs le mot " gall " possède, en breton et en irlandais moderne, cette signification d'étranger proche.

« Tous ces peuples diffèrent entre eux par la langue, les coutumes, les lois. Les Gaulois sont séparés des Aquitains par le cours de la Garonne, des Belges par la Marne et la Seine. ..

La partie de la Gaule qu'occupent, comme nous l'avons dit, les Gaulois, commence au fleuve Rhône et a pour limite le fleuve Garonne, l'Océan et la frontière des Belges ; elle touche aussi au fleuve Rhin du côté des Séquanais et des Helvètes. Le pays des Belges commence aux confins extrêmes de la Gaule ; il s'étend jusqu'à la partie inférieure du cours du Rhin ; il regarde vers le septentrion et l'orient. L'Aquitaine s'étend du fleuve Garonne aux monts Pyrénées et à la partie de l'océan qui baigne l'Espagne ; elle regarde entre l'occident et le septentrion. »

J. César. La guerre des Gaules

 

Attribuer des frontières à un territoire qui n’en avait pas et qui était occupé par des peuples de langues différentes est donc de la part de Richelieu une prouesse que les communicants modernes ne renieraient pas, mais la mayonnaise avait pris, la fabrication de la nation avait commencé. L’administration et le brassage du contingent par l’armée allaient contribuer puissamment à transformer le vœu du cardinal en réalité, mais deux autres anecdotes qui ont la Lorraine pour foyer ont contribué à cette réalisation.

 

Création et découpage des départements

Sur les communes d'Outremécourt et de Soulaucourt-sur-Mouzon en Haute-Marne, le site de La Mothe-en-Bassigny n'est plus aujourd'hui qu'une colline couverte de forêt, mais, avant 1645, s’y trouvait la citadelle de La Mothe. La cité a compté jusqu'à quatre mille habitants et soldats.

Pendant la Guerre de Trente Ans, le duc de Lorraine prend parti pour son suzerain l'Empereur, contre son cousin le roi de France. Il perd rapidement toutes ses possessions excepté la Mothe, qui ne se rend au cardinal de Richelieu que le 26 juillet 1634, après cent quarante et un jours d’un premier siège.

 

Mais l'armée française est écrasée à Liffol-le-Grand en 1642, et Mazarin (émule et successeur de Richelieu) reprend le siège de la ville qui finit par se rendre en 1645, vaincue par le froid et la famine.

Contrairement à ce qui avait été convenu lors des accords de reddition, Mazarin fait démolir non seulement les fortifications, mais aussi tous les bâtiments : la ville est entièrement rasée. La population qui est chassée de la ville-forte est alors évaluée à 3 000 personnes.

Après une existence de trois cent quatre-vingt-sept ans, La Mothe qui, de 1634 à 1645, a résisté à quatre reprises à l'armée du roi de France, n'est plus qu'une vaste ruine. Cela marque la fin de la Lorraine en tant qu'État pleinement souverain. Les ducs de Lorraine qui suivront dépendront fortement de la volonté des Bourbons de France, jusqu'au rattachement officiel à la France en 1766.

 

Cet épisode est resté longtemps une blessure pour les Lorrains. Or, au cours du découpage de la France en départements par l’assemblée constituante en 1789, les républicains eurent soin de prévoir un décrochage dans les limites administratives de la Haute-Marne pour y inclure le site de La Mothe. Un symbole potentiellement dangereux pour l'unité nationale s’est ainsi trouvé rattaché à la Champagne, région fondatrice du royaume de France.

 

Naissance d’une sainte

Jusqu'au XIXème siècle, l'histoire de Jeanne d’Arc n'a pas intéressé grand monde. Entre 1840 et 1920, elle va progressivement gagner les faveurs des historiens, ainsi que celles de politiques qui voient là un mythe et une figure de la Nation. L'Eglise va également revoir sa position, 5 siècles plus tard. Canonisée en 1909 (cela permettait de réconcilier l’église et l’état après la loi de séparation), elle est béatifiée et devient l'une des saintes-patronnes de la France en 1920 : la France venait de repousser un autre envahisseur.

Or, pour Marcel Gay et Roger Senzig (« l’affaire Jeanne d’Arc), l’héroïne nationale n’était pas une bergère, mais une princesse de sang royal mise à l’abri à Domrémy pour la protéger puis mise au premier plan par la duchesse d’Anjou pour combattre les Anglais. Si leurs conclusions ne sont pas orthodoxes, elles ne sont pas moins réalistes que l'histoire « à dormir debout » ou « magique » de cette bergère qui, parce qu'elle aurait entendu des voix, s'en serait allée bouter les Anglais hors de France. Ce qui est sûr, c’est que la vérité historique a souffert, mais le principal coup de force tient une fois encore dans les nouvelles limites des territoires.

Si Domrémy se trouve dans le département des Vosges aujourd’hui, donc en Lorraine, ce village est situé sur la rive gauche de la Meuse, frontière historique de la Lorraine et appartenait au Barrois mouvant qui ne dépendait ni du Duché de Lorraine, ni du Royaume de France. Quel qu’ait été le personnage historique ayant servi de matrice au mythe, cette femme n’était donc pas Lorraine. Mais la géographie administrative républicaine permettait de le prétendre, et la Lorraine (ou plutôt la Moselle) venait, avec l’Alsace de retrouver le giron de la mère patrie ? Le sens de la création de ce mythe est très clair : dès le moyen-âge, les Lorrains éprouvaient un sentiment patriotique pour la France.

De tels exemples seraient faciles à trouver dans chaque région en France. Mis en place par Richelieu, consolidé par Colbert, rationnalisé par la Révolution, renforcé par deux empires, puis rendu autonome de la tutelle religieuse par la troisième république, l’appareil d’état a eu raison des régionalismes. "L'Etat, c'est une bande de gens armés" disait Friedrich Engels ; sans doute, mais c’est aussi une législation et une idéologie forgée par des intellectuels, des historiens (parmi lesquels Michelet n’a pas été le moindre). Qu’on le veuille ou non la plupart de nos concitoyens se reconnaissent aujourd’hui dans le modèle standardisé du citoyen français parlant la même langue (et souvent « sans accent ») sur l’ensemble du territoire et possédant les mêmes références institutionnelles, culturelles et sociales. Combien de temps cette nation, fabriquée mais réelle, tiendra-t-elle encore ?



9 réactions


  • gegemetz gegemetz 2 août 2014 10:03

    bonjour Diogène
    tu oublies un truc..
    METZ a été une capitale pendant 300 ans d’un royaume qui s’appelait l’Austrasie ...une rue en face de la gare de Metz rappelle cette histoire
    NANCY ne doit son histoire que depuis Louis XV
    Metz a été aussi traversé par une voie romaine importante qui allait de Trèves à Lyon ! et c’est une ville qui avait un amphithéatre romain de 25000 places !! enseveli sous 10 m de sable grâce à l’annexion allemande de 1870 !! On a préféré y construire à coté un « truc » affreux appelé Centre Pompidou !! 
    donc Metz a une grande Histoire que Nancy n’a pas !


  • Diogène diogène 2 août 2014 10:16

    bonjour Gegemetz


    Je ne suis pas Lorrain et je n’ai aucune d’état d’âme sur la rivalité Nancy-Metz (dont je connais l’histoire).
    J’avais été simplement étonné qu’un collègue originaire de Lorraine ne se considère pas comme étant en Lorraine à Nancy.

    C’est tout.

  • gegemetz gegemetz 2 août 2014 10:56

    d’accord
    ce n’était pas une attaque ...la rivalité existe ...l’état l’avais montré en plaçant en plaçant le conseil régional de lorraine à Metz
    et pour l’anecdote actuelle.. la chambre de commerce de Metz est placée dans un contexte de chambre régionale située à ....Nancy !!


  • César Castique César Castique 2 août 2014 11:02

    « Combien de temps cette nation, fabriquée mais réelle, tiendra-t-elle encore ? »


    Tant que des gens éprouveront à son égard un sentiment d’appartenance exclusif, et qu’ils se considéreront comme des NOUS par rapport aux EUX qui ressentent un autre sentiment d’appartenance.

    • Pere Plexe Pere Plexe 2 août 2014 16:52

      « ... sentiment d’appartenance exclusif ».

      Diable...il serait donc impossible par exemple de se sentir Lorrain ET Français ?

      Ou français ET européen ? Peut on être Français et restaurateur ?


    • César Castique César Castique 2 août 2014 18:59

      « Diable...il serait donc impossible par exemple de se sentir... »


      Pour autant que je sache la Lorraine n’est pas une nation, l’Europe non plus et la restauration pas davantage, mais vous me corrigerez si je me trompe, j’en suis sûr...

  • Pascal L 2 août 2014 11:29

    Tiens, c’est bizarre. Etant moi-même originaire de Metz, j’ai plutôt tendance à considérer que Nancy est lorraine, mais pas Metz. Et depuis Louis XIV, nous sommes Français.

    Après la Guerre de 30 Ans, toute la région n’est plus qu’un désert où tout est à refaire.
    La ville de Metz est sur un petit territoire entouré par le Luxembourg au nord (Thionville est au Luxembourg), l’Allemagne à l’Est (la frontière et sur la Nied), La Lorraine et les territoires de l’évêché de Metz au sud et le Barrois à l’ouest.
    Grâce à Louis XIV, les terres en friches ont été données aux immigrants venant de toutes les régions de France et même de l’étranger (j’ai des ancêtres Suisses) pourvu qu’ils soient catholiques…
    L’attachement à la France provient bien de Louis XIV dans la région. Il a résisté à toutes les tentatives allemandes d’annexion.

  • Rincevent Rincevent 2 août 2014 11:49

    NANCY ne doit son histoire que depuis Louis XV. Ah bon ? L’histoire du (des) Duché (s) de Lorraine avant Louis XV ça n’a donc pas existé ?


  • lejules lejules 26 février 2016 15:40

    « Combien de temps cette nation, fabriquée mais réelle, tiendra-t-elle encore ? »

    un patriote americain c’est un homme qui aime son pays.
    un patriote français c’est un con rétrograde qui ’a rien comprit a l’Europe ni au tafta, ni a l’ultra libéralisme, en principe un français c’est con dominateur et destructeur des entités régionales pas comme les Usa champion du régionalisme indien.
    mais c’est quoi ces conneries autodestructrices ? je suis fier d’être français . c’est pas pour cela que je ne me sent pas fraternel avec d’autre peuples. comme si c’était honteux d’être français.vaut mieux être angloricain plutôt que français breton ? c’est quoi cette propagande avilissante !

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