Concessions autoroutières : pourquoi le rapport du Sénat a été retoqué par l’ART
Le modèle économique des concessions autoroutières est particulièrement singulier et complexe, ce qui rend sa compréhension des plus difficiles. Une commission d’enquête du Sénat s’est essayée à l’exercice de l’évaluation et a rendu ses conclusions au mois de septembre. Ce travail plutôt abondamment relayé dans les médias a néanmoins été remis en question par l’Autorité de régulation des transports. Cette Autorité publique indépendante, spécialiste des transports comme l’indique son nom, a publié son rapport en novembre, dont les conclusions sont très différentes de celles des sénateurs.
Il existe des passes d’armes feutrées qui échappent souvent aux Unes médiatiques. Celle que se livrent l’Autorité de régulation des transports (ART) et le Sénat pourrait bien finir par faire du bruit tant le sujet de désaccord intéresse les Français : les péages et plus généralement l’économie des concessions autoroutières. L’ART a publié un rapport circonstancié le 4 novembre dernier qui confirme ses premiers travaux rendus publics au mois de juillet dernier. Ce rapport vient surtout mettre à mal les récentes conclusions d’une commission d’enquête du Sénat sur le contrôle, la régulation et l’évolution des concessions autoroutières. Les sénateurs ayant pris part à ce rapport se retrouvent en face d’experts au langage diplomatique, mais aux conclusions souvent divergentes des leurs.
Si le rapport de la commission d’enquête du Sénat souligne la qualité du suivi technique des infrastructures autoroutières au bénéfice de l’usager et met en avant l’évolution majeure du cadre de régulation, intervenue en 2015, en particulier grâce aux nouvelles missions confiées à l’ART, il considère néanmoins que « le transfert des SCA historiques au secteur privé s’est traduit par une perte de recettes de 6,5 milliards d’euros pour l’État » et estime qu’au-delà de 2022, les dividendes des sociétés concessionnaires atteindraient « environ 40 milliards d’euros dont 32 milliards d’euros pour Vinci et Eiffage, pour un coût d’acquisition de 22,5 milliards d’euros et la reprise d’une dette de 16,8 milliards d’euros ».
Ce sont ces éléments qu’ont majoritairement repris la plupart des médias, contribuant ainsi à alimenter les idées reçues qui perdurent depuis 2006 de « vente des bijoux de famille des Français à prix bradé », « d’abandon des services publics » ou encore de « rente hautement lucrative accordée au privé ». Une vision qui vient satisfaire l’ordre de marche des populistes de tous bords, mais que contredit la discrète Autorité de régulation des transports.
Un rapport d’enquête du Sénat malmené
La commission d’enquête du Sénat a effectué un travail de fond qui a été permis notamment grâce à la participation d’un expert indépendant mandaté par les sénateurs pour étudier le modèle économique des concessions autoroutières. Spécialiste des fusions-acquisitions, Frédéric Fortin présente un profil un peu décalé pour traiter du modèle de la concession autoroutière aux nombreuses particularités. Un manque d’expérience en la matière qui pourrait s’être avéré fatal. En effet, l’expert semble s’être trompé dans son analyse basée sur une modélisation trop simplificatrice et des hypothèses de modélisation hasardeuses au regard de ce secteur et du Code de commerce. Le résultat est surprenant puisqu’il s’inscrit à l’opposé des travaux de l’Autorité de régulation des transports.
L’ART, autorité indépendante qui a précisément reçu du législateur la mission d’analyser l’économie des concessions, et dont l’expertise dans ce domaine ne saurait donc être contestée, apporte en effet un démenti à certaines des conclusions de la commission d’enquête du Sénat. L’Autorité conclut en effet à l’absence d’une quelconque rente en constatant que la rentabilité prévisionnelle à l’horizon de la fin des concessions s’établirait entre 7 et 9 %, soit des niveaux conformes à ce qu’on peut attendre sur ce type d’actifs, et que la Commission européenne a d’ailleurs qualifié comme représentatifs d’un « bénéfice raisonnable ».
Il est quelque peu surprenant que le rapport sénatorial fasse la part belle à des analyses isolées et relevant plus de préjugés que de résultats obtenus de manière incontestable, fondés sur une méthode éprouvée. La démarche est d’autant plus baroque que l’ART a travaillé pendant près de cinq ans avec toutes les parties prenantes et est parvenue à un résultat final plutôt consensuel qui n’a attiré aucune critique de fond.
Le rapport de la commission d’enquête sénatoriale n’est pas exempt de maladresses ou inexactitudes. On peut citer, à titre d’exemples, l’hypothèse de distributions de dividendes supérieures aux résultats dégagés ou la modélisation d’amortissements évoluant comme le chiffre d’affaires, à l’inverse des règles comptables appliquées au secteur. Deux éléments qui suffisent à s’interroger sur la qualité des résultats d’une étude qui semble vouloir dénoncer les dividendes à n’importe quel prix. Quant au choix, pour les projections financières, d’une hypothèse d’un retour à la normale du trafic dès 2021, au vu de la situation sanitaire actuelle, il paraît pour le moins optimiste.
De manière plus anecdotique, on remarquera aussi au passage que le rapporteur de la commission d’enquête du Sénat, Vincent Delahaye, n’hésite pas à demander dans ce rapport général sur les concessions autoroutières la gratuité du péage de Dourdan, une commune qui se trouve, heureux hasard, dans sa circonscription. Une demande dont la présence dans un tel rapport est plutôt inattendue.
L’Autorité de régulation des transports rectifie le tir
Comme l’explique l’ART dans son rapport, les concessions d’autoroutes se caractérisent par des investissements très importants (2,9 fois les charges d’exploitation), une forte immobilisation de capital (plus de trois fois les recettes annuelles), des revenus échelonnés sur une longue période, et un niveau d’endettement important (les créanciers pèsent 9,7 fois plus que les actionnaires). « La rentabilité des concessions d’autoroutes doit être mise en regard de leur modèle économique », souligne ainsi l’ART. Pour analyser la rentabilité des concessions, l’Autorité retient le taux de rentabilité interne (TRI), qui vise à évaluer la rémunération du capital dans la durée. La rentabilité des concessions doit en effet s’apprécier à l’aune des capitaux apportés et tenir compte de l’ensemble des coûts et des recettes. Ce qui implique de « prendre en considération le poids des investissements et la variabilité des revenus pendant la durée des contrats ».
Autrement dit, la courbe de rentabilité de ce modèle économique singulier qu’est la concession autoroutière dessine généralement un « J », avec des pertes nettes les premières années, en raison de l’endettement massif et des investissements réalisés, puis un redressement et la réalisation de profits en fin de concession. Et comme le fait remarquer à juste titre, Olivier Babeau, président de l’institut Sapiens, également auteur d’un rapport sur le sujet, « quand on assume tous les risques, on espère des profits plus élevés que ceux du livret A ! ».
Le modèle de la concession permet en effet à l’État de transférer à des opérateurs privés les risques financiers liés à la construction, à l’entretien, à l’exploitation et à la fréquentation des autoroutes. C’est ce système qui a permis de développer en France des infrastructures autoroutières de premier plan sans grever les finances publiques.
Alors, une mauvaise affaire pour l’État, la concession ? Rappelons qu’outre les 14,8 milliards d’euros encaissés au moment de l’attribution des concessions, l’État a aussi transféré aux sociétés concessionnaires 20 milliards de dettes publiques. Entre 2006 et 2014, 14 milliards d’euros ont ensuite été investis par les concessionnaires, soit 1,8 milliard par an. Et sans que cela coûte le moindre centime à l’État ni au contribuable français, puisque seuls les usagers paient. En percevant plus de 40 % du prix du ticket de péage en divers impôts et taxes, l’État bénéficie en outre de revenus fiscaux réguliers, de l’ordre de 4 à 5 milliards par an. Et à la fin du contrat, il récupère, gratuitement et en bon état, une infrastructure dont il n’a jamais perdu la possession – contrairement à ce que certains laissent entendre en parlant de « privatisation des autoroutes ».
Parler de « rente » occulte le sens même du mot risque. Le « risque trafic », en particulier, n’a rien de théorique. La rentabilité d’un projet autoroutier repose en effet uniquement sur des prévisions de trafic, c’est-à-dire sur la fréquentation des autoroutes estimée plusieurs années à l’avance – car contrairement à une autre idée fausse, mais répandue, les concessionnaires n’ont pas la possibilité de jouer sur les tarifs des péages, qui sont fixés par l’État. Ainsi, avec la crise de 2008, qui a entraîné une baisse du trafic des poids lourds de 15 à 20 %, les concessions autoroutières ont perdu huit milliards d’euros sur dix ans d’après une estimation de l’ASFA. Avec le confinement du seul printemps 2020, l’ART chiffre les pertes de recettes pour cette année à deux milliards d’euros, tandis que de nombreuses inconnues demeurent pour 2021. Autant d’éléments qui semblent avoir échappé à la commission d’enquête du Sénat qui, malgré la qualité et la richesse des auditions publiques, entretient finalement dans ses conclusions des incompréhensions levées, certes, par la moins médiatique Autorité de régulation des transports.