lundi 4 janvier 2021 - par mich.laurent

Concessions autoroutières : pourquoi le rapport du Sénat a été retoqué par l’ART

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Le modèle économique des concessions autoroutières est particulièrement singulier et complexe, ce qui rend sa compréhension des plus difficiles. Une commission d’enquête du Sénat s’est essayée à l’exercice de l’évaluation et a rendu ses conclusions au mois de septembre. Ce travail plutôt abondamment relayé dans les médias a néanmoins été remis en question par l’Autorité de régulation des transports. Cette Autorité publique indépendante, spécialiste des transports comme l’indique son nom, a publié son rapport en novembre, dont les conclusions sont très différentes de celles des sénateurs.

Il existe des passes d’armes feutrées qui échappent souvent aux Unes médiatiques. Celle que se livrent l’Autorité de régulation des transports (ART) et le Sénat pourrait bien finir par faire du bruit tant le sujet de désaccord intéresse les Français : les péages et plus généralement l’économie des concessions autoroutières. L’ART a publié un rapport circonstancié le 4 novembre dernier qui confirme ses premiers travaux rendus publics au mois de juillet dernier. Ce rapport vient surtout mettre à mal les récentes conclusions d’une commission d’enquête du Sénat sur le contrôle, la régulation et l’évolution des concessions autoroutières. Les sénateurs ayant pris part à ce rapport se retrouvent en face d’experts au langage diplomatique, mais aux conclusions souvent divergentes des leurs.

Si le rapport de la commission d’enquête du Sénat souligne la qualité du suivi technique des infrastructures autoroutières au bénéfice de l’usager et met en avant l’évolution majeure du cadre de régulation, intervenue en 2015, en particulier grâce aux nouvelles missions confiées à l’ART, il considère néanmoins que « le transfert des SCA historiques au secteur privé s’est traduit par une perte de recettes de 6,5 milliards d’euros pour l’État » et estime qu’au-delà de 2022, les dividendes des sociétés concessionnaires atteindraient « environ 40 milliards d’euros dont 32 milliards d’euros pour Vinci et Eiffage, pour un coût d’acquisition de 22,5 milliards d’euros et la reprise d’une dette de 16,8 milliards d’euros ».

Ce sont ces éléments qu’ont majoritairement repris la plupart des médias, contribuant ainsi à alimenter les idées reçues qui perdurent depuis 2006 de « vente des bijoux de famille des Français à prix bradé », « d’abandon des services publics » ou encore de « rente hautement lucrative accordée au privé ». Une vision qui vient satisfaire l’ordre de marche des populistes de tous bords, mais que contredit la discrète Autorité de régulation des transports.

 

Un rapport d’enquête du Sénat malmené

La commission d’enquête du Sénat a effectué un travail de fond qui a été permis notamment grâce à la participation d’un expert indépendant mandaté par les sénateurs pour étudier le modèle économique des concessions autoroutières. Spécialiste des fusions-acquisitions, Frédéric Fortin présente un profil un peu décalé pour traiter du modèle de la concession autoroutière aux nombreuses particularités. Un manque d’expérience en la matière qui pourrait s’être avéré fatal. En effet, l’expert semble s’être trompé dans son analyse basée sur une modélisation trop simplificatrice et des hypothèses de modélisation hasardeuses au regard de ce secteur et du Code de commerce. Le résultat est surprenant puisqu’il s’inscrit à l’opposé des travaux de l’Autorité de régulation des transports.

L’ART, autorité indépendante qui a précisément reçu du législateur la mission d’analyser l’économie des concessions, et dont l’expertise dans ce domaine ne saurait donc être contestée, apporte en effet un démenti à certaines des conclusions de la commission d’enquête du Sénat. L’Autorité conclut en effet à l’absence d’une quelconque rente en constatant que la rentabilité prévisionnelle à l’horizon de la fin des concessions s’établirait entre 7 et 9 %, soit des niveaux conformes à ce qu’on peut attendre sur ce type d’actifs, et que la Commission européenne a d’ailleurs qualifié comme représentatifs d’un « bénéfice raisonnable ».

Il est quelque peu surprenant que le rapport sénatorial fasse la part belle à des analyses isolées et relevant plus de préjugés que de résultats obtenus de manière incontestable, fondés sur une méthode éprouvée. La démarche est d’autant plus baroque que l’ART a travaillé pendant près de cinq ans avec toutes les parties prenantes et est parvenue à un résultat final plutôt consensuel qui n’a attiré aucune critique de fond. 

Le rapport de la commission d’enquête sénatoriale n’est pas exempt de maladresses ou inexactitudes. On peut citer, à titre d’exemples, l’hypothèse de distributions de dividendes supérieures aux résultats dégagés ou la modélisation d’amortissements évoluant comme le chiffre d’affaires, à l’inverse des règles comptables appliquées au secteur. Deux éléments qui suffisent à s’interroger sur la qualité des résultats d’une étude qui semble vouloir dénoncer les dividendes à n’importe quel prix. Quant au choix, pour les projections financières, d’une hypothèse d’un retour à la normale du trafic dès 2021, au vu de la situation sanitaire actuelle, il paraît pour le moins optimiste.

De manière plus anecdotique, on remarquera aussi au passage que le rapporteur de la commission d’enquête du Sénat, Vincent Delahaye, n’hésite pas à demander dans ce rapport général sur les concessions autoroutières la gratuité du péage de Dourdan, une commune qui se trouve, heureux hasard, dans sa circonscription. Une demande dont la présence dans un tel rapport est plutôt inattendue.

 

L’Autorité de régulation des transports rectifie le tir

Comme l’explique l’ART dans son rapport, les concessions d’autoroutes se caractérisent par des investissements très importants (2,9 fois les charges d’exploitation), une forte immobilisation de capital (plus de trois fois les recettes annuelles), des revenus échelonnés sur une longue période, et un niveau d’endettement important (les créanciers pèsent 9,7 fois plus que les actionnaires). « La rentabilité des concessions d’autoroutes doit être mise en regard de leur modèle économique », souligne ainsi l’ART. Pour analyser la rentabilité des concessions, l’Autorité retient le taux de rentabilité interne (TRI), qui vise à évaluer la rémunération du capital dans la durée. La rentabilité des concessions doit en effet s’apprécier à l’aune des capitaux apportés et tenir compte de l’ensemble des coûts et des recettes. Ce qui implique de « prendre en considération le poids des investissements et la variabilité des revenus pendant la durée des contrats ».

Autrement dit, la courbe de rentabilité de ce modèle économique singulier qu’est la concession autoroutière dessine généralement un « J », avec des pertes nettes les premières années, en raison de l’endettement massif et des investissements réalisés, puis un redressement et la réalisation de profits en fin de concession. Et comme le fait remarquer à juste titre, Olivier Babeau, président de l’institut Sapiens, également auteur d’un rapport sur le sujet, « quand on assume tous les risques, on espère des profits plus élevés que ceux du livret A ! ».

Le modèle de la concession permet en effet à l’État de transférer à des opérateurs privés les risques financiers liés à la construction, à l’entretien, à l’exploitation et à la fréquentation des autoroutes. C’est ce système qui a permis de développer en France des infrastructures autoroutières de premier plan sans grever les finances publiques.

Alors, une mauvaise affaire pour l’État, la concession ? Rappelons qu’outre les 14,8 milliards d’euros encaissés au moment de l’attribution des concessions, l’État a aussi transféré aux sociétés concessionnaires 20 milliards de dettes publiques. Entre 2006 et 2014, 14 milliards d’euros ont ensuite été investis par les concessionnaires, soit 1,8 milliard par an. Et sans que cela coûte le moindre centime à l’État ni au contribuable français, puisque seuls les usagers paient. En percevant plus de 40 % du prix du ticket de péage en divers impôts et taxes, l’État bénéficie en outre de revenus fiscaux réguliers, de l’ordre de 4 à 5 milliards par an. Et à la fin du contrat, il récupère, gratuitement et en bon état, une infrastructure dont il n’a jamais perdu la possession – contrairement à ce que certains laissent entendre en parlant de « privatisation des autoroutes ».

Parler de « rente » occulte le sens même du mot risque. Le « risque trafic », en particulier, n’a rien de théorique. La rentabilité d’un projet autoroutier repose en effet uniquement sur des prévisions de trafic, c’est-à-dire sur la fréquentation des autoroutes estimée plusieurs années à l’avance – car contrairement à une autre idée fausse, mais répandue, les concessionnaires n’ont pas la possibilité de jouer sur les tarifs des péages, qui sont fixés par l’État. Ainsi, avec la crise de 2008, qui a entraîné une baisse du trafic des poids lourds de 15 à 20 %, les concessions autoroutières ont perdu huit milliards d’euros sur dix ans d’après une estimation de l’ASFA. Avec le confinement du seul printemps 2020, l’ART chiffre les pertes de recettes pour cette année à deux milliards d’euros, tandis que de nombreuses inconnues demeurent pour 2021. Autant d’éléments qui semblent avoir échappé à la commission d’enquête du Sénat qui, malgré la qualité et la richesse des auditions publiques, entretient finalement dans ses conclusions des incompréhensions levées, certes, par la moins médiatique Autorité de régulation des transports.



17 réactions


  • chapoutier 4 janvier 2021 18:27

    article foutage de gueule !

    "Parler de « rente » occulte le sens même du mot risque.

    "

    quel risque ? les contribuables ont payé les km d’autoroutes et vinci et consort encaissent les péages


    • Et hop ! Et hop ! 5 janvier 2021 11:37

      @chapoutier

      Les concessions ont été vendus à Vinci après que les investissements de la construction aient été entièrement amorties.

      Donc il n’y a eu eucun risque pris par l’acquéreur qui a pris possession d’une affaire rentable.

      Pour payer l’achat des concessions, Vinci se rembourse sur les usagers qui doivent payer une deuxième fois des autoroutes qu’ls avaient déjà financées.


    • Garibaldi2 5 janvier 2021 16:23

      lze@Et hop !

      C’est tout à fait ça. On ne peut pas être plus clair.

      Quelques petites anecdotes ... il fut un temps où l’on pouvait payer son péage avec des chèques vacances. Brusquement, c’est devenu impossible : il a fallu ouvrir un compte avec une carte de télépéage, et le maximum payable par chèques vacances dans l’année est de 150 euros.

      On voit des fois de longues files de voitures à l’attente pour prendre un ticket d’entrée, alors que la file réservée au télépéage est vide. Cette discrimination entre usagers est basée sur quoi ?

      Plus possible de payer en cash ! Monsieur Preskovic n’a plus de boulot !

      Il faut quelques fois faire pas mal de kilomètres pour pouvoir prendre l’autoroute. Si on supprimait les péages on pourrait ouvrir plus d’entrées/sorties.

      Le bonnets rouges ont été assez débiles pour manifester contre l’écotaxe qui aurait permis de faire payer les poids lourds étrangers, permettant ainsi de financer en partie les travaux autoroutiers, et de rétablir la balance entre produits fabriqués à des milliers de kilomètres et produits locaux.


    • Et hop ! Et hop ! 9 janvier 2021 12:32

      @Garibaldi2

      Pour faire payer les camions étrangers il fallait mettre des portiques aux frontières.

      Ces portiques en plein coeur du pays auraient servi à rendre payantes les nationales pour tous les usagers.


  • L'apostilleur L’apostilleur 4 janvier 2021 20:16

    « ...La rentabilité des concessions doit en effet s’apprécier à l’aune des capitaux apportés et tenir compte de l’ensemble des coûts et des recettes... »

    La rentabilité des concessions est à considérer en prenant en compte celles des autres sociétés des groupes, car quand « VINCI concessionnaire », sous-traite sans mise en concurrence à « VINCI travaux publics » les travaux des autoroutes, les marges des deux entités doivent être rapprochées pour être appréciées. 

    Dans ces conditions, la marge déclarée est celle qu’on veut bien.


    • Et hop ! Et hop ! 5 janvier 2021 11:40

      @L’apostilleur

      Il est dit : «  L’Autorité conclut en effet à l’absence d’une quelconque rente en constatant que la rentabilité prévisionnelle à l’horizon de la fin des concessions s’établirait entre 7 et 9 %. »

      C’est énorme cette rentabilité sans prendre de risques.

      Surtout que cette rentabilité est calculée après remboursement par Vinci des emprunts d’acquisition.


  • Clark Kent Séraphin Lampion 5 janvier 2021 09:04

    Encore une fois on confond sciemment « rentabilité » et « profit ».

    Ce que les rentiers et les financiers appellent « rentabilité », c’est la capacité à produire des excédents au-delà du seuil de rentabilité et après auto-invetissements et charges de maintien de la valeur du patrimoine. 

    Utiliser le mot « rentabilité » pour désigner les « profit » est une arnaque intellectuelle classique dont le but est d’embrouiller les très néophytes auxquels l’école s’est bien gardée de donner les moindres rudiments de gestion et d’économie. Maths ou Grec pour les lycéens, économie pour la fac de droit et les « grandes écoles ». Le domaine de l’économie ressort de la transmission initiatique d’un savoir, comme chez les druides.


  • sylvain sylvain 5 janvier 2021 10:59

    Le modèle économique des concessions autoroutières est particulièrement singulier et complexe, ce qui rend sa compréhension des plus difficiles


    Ca s’appelle du vol, c’est pas si compliqué . C’est comme les subprimes, si vous essayez de tout comprendre dans les détails ouh la c’est compliqué . Si vous regardez de loin c’est limpide, c’est des paris et des arnaques, point .


  • Abou Antoun Abou Antoun 5 janvier 2021 14:26

    Un mystère ...

    La RN42 (Boulogne-Saint Omer) est propriété de l’Etat. L’A-16 (portion Boulogne Calais Dunkerque), également. Des travaux importants devant durer deux ans sont entrepris à l’échangeur des deux à l’entrée de Boulogne (Saint-Martin). Le maître d’oeuvre est la SANEF (société autoroutière exploitant l’A-26 et une portion de l’A-16.

    Ma question est :

    Qu’est-ce que la SANEF vient foutre là-dedans. Pas de réponse d’une part et personne d’autre ne se pose la question localement.

    Si quelqu’un sait ...


  • Jean Claude Massé 5 janvier 2021 14:41

    Après avoir diminué l’imposition des multinationales et que les états se soient retrouvés avec des ressources ne permettant plus de remplir leurs missions, il a bien fallu requalifier les dites missions pour diminuer les dépenses, puis il a fallu vendre les biens nationaux pour trouver de nouvelles recettes. Ceux qui ont bénéficié des ces diminutions d’impôts, ont acheté avec ces économies les dits biens nationaux. Mais nous voilà arrivés au plancher. C’est ainsi que la valeur de la totalité des actifs et bâtiments publics ne suffiraient plus à rembourser la dette des états contractée auprès de ceux qui ont bénéficiés des baisses d’impôts. Si la France est encore juste à l’équilibre, les US, l’Angleterre et l’Italie sont négatifs.

    Alors voila qu’opportunément le COVID arrive orchestré par la ploutocratie.

    Un complotiste.


  • Daniel PIGNARD Daniel PIGNARD 5 janvier 2021 15:51

    l’Autorité de régulation des transports

    (L’ART) connait-elle le préambule de la Constitution de 1946 qui interdit aux autoroutes de sortir de la collectivité parce qu’elles sont un service public national et un monopole de fait ?

     

    « Tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité. » (préamb consti 1946)

    Ça veut dire que les autoroutes, les chemins de fer, les aéroports, l’eau, le gaz, l’électricité, la poste doivent réintégrer la propriété de la collectivité sans tambour ni trompette.

     

    Il n’y a donc pas à tortiller du cul mais à marcher droit comme la Constitution française les y oblige.

    La collectivité doit reprendre les autoroutes sans indemniser qui que ce soit car la Constitution ne permettait pas leur privatisation.


    • Garibaldi2 5 janvier 2021 16:33

      @Daniel PIGNARD

      La subtilité, c’est que les autoroutes n’ont pas été vendues, mais que les sociétés concessionnaires qui les exploitaient (détenues par l’état) ont cédé leurs actions pour que le privé devienne concessionnaire pendant un certain nombre d’années.


    • Daniel PIGNARD Daniel PIGNARD 5 janvier 2021 17:06

      @Garibaldi2
      Un Président de la République digne de ce nom trancherait cette subtilité dans le sens du texte pour affirmer son obligation de garantir le respect de la Constitution :

      « Le Président de la République veille au respect de la Constitution. » (Art.5 Constitution de 1958)


    • Garibaldi2 7 janvier 2021 06:57

      @Daniel PIGNARD

      Vous vous égarez. Cette cession du droit d’exploitation pour plusieurs années était parfaitement légale. Illégitime mais légale. S’il n’en avait pas été ainsi, l’affaire se serait terminée devant un juge et ce ne fut pas le cas.


  • Garibaldi2 5 janvier 2021 16:40

    Et surtout, n’oubliez pas que Jean Castex a signé ’’Un décret publié en août dernier [2019] autorise des concessionnaires et sociétés privées à racheter certaines portions de routes nationales, sous conditions. Une décision qui ne passe pas pour l’opposition.’’ 

    https://www.ladepeche.fr/2020/09/19/le-decret-polemique-qui-autorise-la-privatisation-de-certaines-routes-nationales-en-france-9082576.php


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