Crises Agricoles Majeures
Table des matières
Historiques des Crises agricoles 5
Nouvelle crise bretonne du début des années 82-84 5
Révolte des bonnets rouges de novembre 2013 : 7
Un biais historique : le choix de la Bretagne comme pôle de l’agriculture productiviste 8
Processus de fond de concentration capitalistique de l’agriculture 11
Opacité, complicité, comment les gros profitent de la misère des petits 12
Que dire alors du prix de revient au kilo ! 13
Jeu trouble ou double de la FNSEA et des grosses coopératives type Cooperl 15
Quel est le rôle de la Cooperl dans cette histoire ? 16
Quelles solutions possibles ou souhaitables ? 17
Crise de l’été 2015
L’été 2015 connait une forte baisse des prix dans l’ensemble de la filière élevage alors que les différents acteurs de la filière réunis sous l’égide du gouvernement s’étaient pourtant entendus sur des prix planchers. Devant l’ampleur des manifestations, l’affaire envahit les unes des médias et oblige le gouvernement à intervenir à nouveau malgré la trêve estivale.
Le lait ne devait pas descendre en dessous de 340 € les 100 l mais en juillet le prix payé aux producteurs peut atteindre bien moins-par exemple 316 € chez Lactalis en Bretagne, jusqu’à 300 ailleurs.
Le kilo de porc charcutier avait un prix plancher négocié à 1,40 € mais les deux plus gros intervenants du marché Cooperl et Bigard se retirent de la vente au cadran de Plérin arguant que le kilo de porc produit aux Pays-Bas coûte 38 centimes de moins et 28 centimes de moins en Allemagne.
prix porc europe https://www.3trois3.com/comparaison-prix-europeens/
L’été 2015 voit donc à nouveau repartir un mouvement paysan, plus général cette fois, toujours sur fond de baisse des prix européens et de concurrence faussée ; le mouvement démarre surtout avec les producteurs de lait puis se focalise sur les éleveurs de porc. Le président normal, toujours autant à côté de la plaque, y va de son couplet démago mettant en cause la grande distribution, histoire sans doute de caresser les écolos dans le sens du poil et de lisser la fibre « petit commerce de quartier » des bobos urbains socialos.
Pourtant de nombreuses analyses montrent bien que les marges des rayons des produits issus de l’élevage ne sont pas excessives et même assez souvent négatives ; néanmoins il reste vrai que les Centrales d’achat de la Grande Distribution occupent une position de force excessive dans les marchés agricoles et que le gouvernement devrait veiller à un meilleur équilibre.
La plupart des observateurs s’accorde cependant pour constater une baisse générale sur les marchés européens liée au contre-embargo russe, et à une plus grande dépendance de la politique agricole commune européenne au régime des prix mondiaux ; la suppression des quotas laitiers explique une large part de la baisse du prix du lait. La crise de l’été se poursuit début septembre avec l’invasion de Paris par plus de 1500 tracteurs dont le prix moyen HT neuf tourne autour de 40000€ !
Un bref retour en arrière sur les crises précédentes-la dernière, en 2013 puis 2014-ne sera pas inutile pour mieux comprendre la spécificité de l’agriculture française.
Historiques des Crises agricoles
Crise bretonne de juin 1961
Déjà, le 8 juin 1961, la révolte des producteurs de légumes bretons et le saccage de la sous préfecture de Morlaix inauguraient tous les futurs mouvements agricoles de l’ère européenne.
http://blogs.lesechos.fr/echos-d-hier/8-juin-1961-la-revolte-des-a10821.html
Un instant emprisonné le chef de la révolte, Alexis Gourvennec, devient par la suite un acteur et un modèle économique incontournable de la Bretagne, jouant de ses capacités de mobilisation du monde paysan local pour obtenir des pouvoirs publics la création du port en eau profonde de Roscoff, le désenclavement routier (Plan routier breton : 2 routes à 4 voies est-ouest, nord-sud et une route à trois voies diagonale) et des aides pour la réorganisation des filières ; il crée la SICA du pays de Léon et fonde la Compagnie Brittany Ferries dont il restera PDG jusqu’à son décès en 2007 ; il s’investit également dans la filière porcine et développe le système de vente au cadran de Plérin améliorant l’équilibre producteur-négociant. Il fut également président de la Caisse régionale du Crédit Agricole du Finistère.
La crise du légume breton s’étend dans les années 60 à l’ensemble du système agro-alimentaire qui se met alors en place pour faire face à un double enjeu : intégration dans l’économie européenne et mondiale (traité de Rome 1957, création de la Politique agricole commune (PAC), et du Fonds européen d'orientation et de garantie agricole (FEOGA) en janvier 1961).
Cette fronde bretonne va ainsi dessiner, orienter le destin de la filière agricole bretonne et plus généralement française vers le productivisme et le lier aux évolutions de la construction européenne.
Nouvelle crise bretonne du début des années 82-84
La crise agricole bretonne s’invite à nouveau dans l’actualité dès le début des années 80 et il n’est pas interdit de penser que ce nouveau sursaut breton n’est pas complètement étranger à l’arrivée d’un président socialiste. Un article de la revue Persée en analyse ainsi les causes :
« Concurrence du Brésil sur les marchés du poulet d'exportation au Moyen-Orient, accumulation des stocks en chambres froides, réduction de la production chez les éleveurs à partir de l'hiver 1982-83, aboutissant au printemps 1984 au règlement judiciaire de l'abattoir Tilly ; crise dans le secteur des œufs de consommation au printemps 1983 et au-delà, marquée par des manifestations de la filière avicole et l'abattage prématuré de centaines de milliers de pondeuses ; constitution de l'Association des groupements d'éleveurs organisés, puis d'un « Comité de salut économique » et manifestations paysannes d'ampleur fin 1983 - début 1984 autour des thèmes de la suppression des Montants compensatoires monétaires et du maintien de « l'annexe B ter » (politique tarifaire S.N.C.F.) ; crise porcine prolongée culminant en janvier 1984 par la mise à sac de la sous-préfecture de Brest par certains éléments paysans ; »
Pour compenser les évolutions différentielles des monnaies, l’UE a donc mis en place des montants compensatoires monétaires, MCM, à l’exportation. Courant 1983, chaque carcasse de porc en provenance de la R.F.A. bénéficiait d'une prime à l'exportation de 86 F, de 49 F en moyenne pour un porc hollandais ; inversement les produits français se voyaient appliquer une taxe compensatoire que ce soit pour les œufs, le poulet ou le lait. On voit bien à ce propos comment les pays du Nord Allemagne, Pays Bas… savaient bien se protéger contre les monnaies faibles ! On constate aujourd’hui, à quel point, ces pays du nord ont pu profiter de l’euro, monnaie forte, bien souvent au détriment des pays du Sud !
Cette crise est la première dans un contexte d’ouverture croissante des marchés, d’évolution de réglementations européennes de la PAC et de nouvelles tarifications des transports. Elle met déjà en évidence toutes les problématiques de compétitivité internationale, de filières aval, de transport dans une région bretonne trop périphérique et les problèmes de pollution des lisiers commencent alors à poindre…
Finalement tout rentre dans l’ordre-comme d’habitude-les casseurs et les mutins sont graciés de fait ; les subventions sont distribuées, les prêts étalés, les plus petits disparaissent sans bruit et sont repris par plus gros. Les montants compensatoires positifs de l’Allemagne sont démantelés au Conseil de l’Europe de juin 1984 et la France socialiste s’est alors engagée dans une politique de rigueur et d’austérité conforme à la politique communautaire (c'est-à-dire de la Ligue Hanséatique !).
Dans le département des Côtes-du-Nord en Bretagne il y avait, en 1971, 21 % du cheptel dans des élevages de plus de 50 truies. En 1981 il y en avait 70 % (cité par Le Monde du 3 février 1984). Actuellement en 2010, 98 % du cheptel reproducteur (95 % en 2000) est détenu par 5 700 élevages de plus de 50 truies (8 400 élevages en 2000), d’une taille moyenne de 190 truies (160 truies en 2000).
Que sont nos deux meneurs du CDJA devenus ? On peut retrouver, par une curieuse ironie du destin, le cursus de G. Roué sur le site de l’Académie de la Viande :
« Président du CCJA de Landerneau (1982-1983) Secrétaire Général du CDJA du Finistère (1983-1984) Président de la FDSEA du Finistère (1984-1991) Président de la Chambre d’Agriculture du Finistère (1991-1995) Président du Comité Régional Porcin de Bretagne (1989-1995) Secrétaire Général de la Fédération Nationale Porcine (1986-1991) Vice-Président de la Fédération Nationale Porcine depuis 1991 Membre des Conseils de FranceAgriMer (ex. OFIVAL) depuis 1986 Membre du Conseil de Surveillance du groupe GAD (29) depuis 2001 Président de la coopérative des producteurs de porcs PRESTOR (29) depuis 1990 Président de l’Interprofession Nationale Porcine depuis 2002. » Il est même précisé : golf et histoire en loisir. On est très loin du misérabilisme affiché dans l’article d’époque du Nouvel Observateur.
Quant à J.J. Riou on retrouve la trace d’un Jean-Jacques Riou, président du Marché du porc breton (MPB) de 1992 à 2011, condamné, en 2007, à six mois de prison avec sursis et 7.500 € d'amende pour deux pollutions sur l'Élorn constatées en 2005. http://www.brest-ouvert.net/breve4714.html
Jean-Jacques Riou avait déjà été condamné à deux reprises. En 1995, par exemple, parce que sa super porcherie abritait plus de mille porcs clandestins, en plus des 1750 porcs et des 480 truies autorisés. http://www.lanutrition.fr/grand-prix-de-la-propagande/le-gagnant-du-mois/le-betisier-2007-de-lanutrition.fr.html
On constate que les acteurs syndicalistes s’en tirent très bien, et que les pauvres éleveurs au bord de la faillite ne sont pas à rechercher systématiquement dans leurs rangs.
Révolte des bonnets rouges de novembre 2013 :
A l’automne 2013, la révolte des bonnets rouges illustrait une nouvelle fois et les difficultés récurrentes des filières agricoles locales, et la pugnacité des irréductibles bretons. Quelques portiques d’écotaxe, grilles de sous préfectures et le centre d’impôts de Morlaix en septembre 2014 en ont fait les frais.
La crise bretonne repart donc de plus belle en 2013, trente ans plus tard, dans un contexte assez semblable à celui des années 83 : nouveau président socialiste, annonce de la suppression des restitutions (aides à l’export de l’UE) qui fait monter la pression tout comme les MCM de 83, mise en place de l’Ecotaxe se substituant à la refonte des tarifs SNCF annexe B ter
Pour rappel, depuis deux ans, la Commission européenne a réduit par palier le montant des restitutions, passées pour le poulet de 325 €/t en 2011 à 217 € en octobre 2012, puis 108,50 €/t le 17 janvier dernier. L’écart de prix de la tonne de poulet congelé vendue au Moyen-Orient est passé à 382 euros entre le poulet brésilien et le poulet européen, contre 267 euros en début d’année. La filière « poulet export » bretonne est donc largement concurrencée par le poulet brésilien favorisé par de forts soutiens de l’état brésilien ainsi que par la forte baisse du real.
On comprend donc mieux les difficultés des deux exportateurs Doux et Tilly (qui a donc survécu au redressement judiciaire des années 80 !) et des abattoirs Gad. Doux a cependant délocalisé une partie de sa production au Brésil et son dépôt de bilan résulte aussi d’erreurs et de gestion financière risquée. Les producteurs se plaignent des difficultés à l’export du fait de distorsion de concurrence avec le Brésil et l’Allemagne ou les Pays Bas.
http://www.reseaurural.fr/category/%C3%A9diteur/cgaaer
La crise de l’œuf résulte de fluctuations importantes de cours liés à un regain de production dans le contexte général de la circulaire « bien être animal » ; on retrouve la même difficulté de devoir financer de lourds investissements dans un contexte de prix trop instables.
On retrouve dans la filière porcine les mêmes constats de différentiels de compétitivité entre les différents producteurs européens :
Le coût plus faible en France (en 2009) s’explique par une alimentation moins chère et des amortissements d’investissements plus faibles mais la productivité horaire d’un éleveur français est estimée par le CGAAER à 100 kg de carcasse de porc contre 140 pour un éleveur néerlandais et 134 pour un éleveur danois. L’écart de compétitivité entre l'élevage français et néerlandais, lié à la productivité du travail, représente environ quatre centimes d'euros par kg carcasse produit ; l’Allemagne profite de l’absence de salaire minimum et de la directive « Bolkestein » pour employer à bas coût des européens de l’est dans les élevages et les abattoirs, L'avantage qui est ainsi conféré aux entreprises allemandes représente 5 centimes d’euros par kilo de carcasse. La France commence donc à perdre des parts de marché à l’export mais aussi sur le marché intérieur ; la consommation de porc est très sensiblement égale à la production, 1/3 est importée alors que 1/3 de la production est exportée.
Thierry Merret, producteur de légumes, leader du Collectif Vivre et travailler en Bretagne et président de la FNSEA du Finisterre nous vend le déclin breton sous le poids des « contraintes environnementales, fiscales et sociales ». Pour l’instant, plusieurs condamnations ont été prononcées pour les diverses destructions commises- que M. Merret s’obstine à défendre- mais aucun mandat de dépôt n’a été prononcé.
L’Allemagne s’est engagée à créer un salaire minimum mais la circulaire sur les travailleurs détachés lui permet de payer moins de charges sociales ; l’écotaxe est abandonnée en France et les portiques ont été démantelés à grand frais. Le gouvernement s’engage à mettre en œuvre un Pacte d’avenir pour la Bretagne pouvant dégager jusqu’à 1,5 Milliards de crédits supplémentaires aux diverses filières et au développement régionnal. Comme précédemment, le gouvernement en place calme le jeu des émeutiers et met un peu de beurre sur les épinards bretons mais le problème reste entier ; on a paré au plus pressé et mis quelques rustines et la Crise rebondit donc à l’été 2015.
Les Dessous de la Crise :
Un biais historique : le choix de la Bretagne comme pôle de l’agriculture productiviste
Cet Historique des grandes crises nous a fait parcourir ainsi 54 ans d’évolution du monde agricole en liaison avec l’avancée de la Construction européenne et de la mondialisation. La première crise de 1961, au tout début de la Construction européenne, se déroule dans un contexte où la France est effectivement la première puissance agricole d’Europe, sans perspective alors d’élargissement européen à l’est ou de réunification allemande.
La sortie de Crise se focalise alors sur le développement économique de la Bretagne –connaissant alors un chômage élevée-et sur l’intensification de son agriculture pour l’export. Ce choix de la Bretagne comme pôle de l’agriculture intensive (pour certaines productions légumières et l’élevage porc-poulet-bovin laitier) présente un certain nombre de biais : position excentrée du territoire qui sera encore aggravée par l’ouverture européenne vers l’est, structure agraire avec des exploitations morcelées qui rendra leurs évolutions plus délicates, organisation initiale des filières aval (abattage, transformation, commercialisation) trop éclatée qui rendra plus difficile la confrontation future avec la concurrence internationale ou européenne, éloignement des grandes zones céréalières, manque de diversification des filières sur l’ensemble du territoire national avec la recherche de produits plus différenciés et de plus fortes valeurs ajoutées et plus spécifiquement pour la Bretagne, sous estimation des futurs risques environnementaux liés aux effluents des activités agricoles. La Bretagne concentre an 2010 57% du cheptel porcin français.
Dans les années 80, un responsable des services d’équipement de la Région me confiait qu’une même parcelle d’épandage était utilisée fictivement sur les documents administratifs par plusieurs exploitations pour remplir les obligations environnementales et que de toute manière, si l’on devait réellement satisfaire aux normes d’épandage des lisiers et déjections, la surface agricole de toute la région n’y suffirait pas, d’où les problèmes de nitrates et d’algues vertes que connait la Bretagne.
http://www.skolvreizh.com/wiki/G%C3%A9ographie_de_la_Bretagne/Agriculture_et_agro-alimentaire
La crise des années 80 marque la première confrontation avec la concurrence européenne et extra européenne dans un contexte ou de nombreuses exploitations ont déjà disparu ; des aménagements sont apportés mais les problèmes de structuration des filières et de recentrage des zones d’élevage restent entiers et les crises suivantes montrent que ces difficultés n’ont fait que s’aggraver dans un contexte de concurrence accrue et de prix en voie de mondialisation.
Les biais initiaux impulsés en Bretagne pèsent encore lourdement sur l’organisation actuelle des filières d’élevage. On analysera plus particulièrement le cas de la filière porcine concentrant actuellement l’ensemble des problèmes.
On voit sur ce tableau que le nombre d’exploitations ayant des porcs a été divisé par 2,6 entre 2000 et 2010 et que le cheptel porcin a perdu près de 1 million de têtes ; on constate également que c’est le grand Ouest de la France qui concentre les ¾ des éleveurs et du cheptel porcin (plus particulièrement la Bretagne avec le quart des exploitations et la moitié du cheptel !).
Le tableau suivant montre bien que cette évolution s’est faite par élimination de petites exploitations et augmentation du nombre d’élevages de plus de 200 truies.
http://agreste.agriculture.gouv.fr/IMG/pdf/primeur300.pdf
Et pourtant cela n’a pas suffi : la Crise est repartie en 2013, 2014 puis 2015 car le processus en cours de libéralisation des marchés s’est accéléré et que la Crise Russe en a intensifié encore plus les conséquences. Agreste Synthèses - Commerce Extérieur - Mars 2015
"Baisse des prix et embargo russe pèsent sur les exportations agricoles et agroalimentaires françaises ; En 2014, la forte demande asiatique en viande porcine européenne a amorti la baisse des ventes vers la Russie mais les exportations de viande porcine de l’Union européenne vers les pays tiers reculent fortement courant 2014."
L’analyse de ces crises montre bien que le monde agricole n’est pas homogène et que les intérêts en jeu sur le terrain sont bien plus complexes et divers. La dualité Confédération paysanne-FNSEA illustre assez bien les deux modèles en course : une agriculture productiviste capitalistique versus une agriculture paysanne soucieuse de l’équilibre durable des milieux naturels et des territoires.
Processus de fond de concentration capitalistique de l’agriculture
Le processus actuel, de concentration des exploitations est en fait conduit conjointement par le syndicat FNSEA largement majoritaire et omniprésent dans l’organisation du système, par la PAC et par tous les gouvernements successifs.
La réalité du terrain est évidemment plus difficile à démêler et beaucoup d’exploitants sont pris dans des dynamiques qui leur échappent et des traditions d’individualisme et d’indépendance qui ont souvent empêché des regroupements ou des coopérations souhaitables.
Tout d’abord, le choix de la politique agricole européenne-et des différents gouvernements français - a été de favoriser progressivement une concentration des exploitations agricoles et une diminution massive du nombre d’agriculteurs ; pour la France l’objectif implicite est voisin de 500000, alors que l’effectif actuel est de l’ordre du million contre quatre millions en 1960.
Ce mouvement de fond a accompagné naturellement le mouvement général des populations vers les villes et leurs multiples emplois dans l’industrie et le tertiaire. Il s’est introduit dans toutes les instances et institutions accompagnant le monde agricole : formation, chambre d’agriculture, installation, financement (Crédit Agricole), agrobusiness, syndicalisme agricole majoritaire complice de cette évolution. Concrètement la recherche permanente de l’amélioration des rendements, des modes culturaux, des variétés, du machinisme et la pression sur les prix liée à la concurrence et à la montée en puissance de la Grande Distribution ont entrainé rapidement le départ des plus petits exploitants.
Les subventions de la PAC ont permis de maintenir et stabiliser des prix agricoles proches des cours mondiaux le temps que la restructuration souhaitée se mette en place. Depuis ces dernières années, la politique européenne a accéléré ce processus libéral en agissant sur les montants à la baisse des subventions et en se référant de plus en plus aux cours et aux processus mondialisés (OGM, techno-génétique appliquée, prix mondiaux fixés à la Bourse).
Ce processus d’écrémage fonctionne un peu à la manière d’une course d’obstacles : l’agriculteur doit rester compétitif s’il veut écouler sa production ce qui le conduit en général à devoir s’endetter pour améliorer son exploitation ou pour s’agrandir ou même parfois simplement pour se mettre en conformité avec de nouvelles normes environnementales ou sanitaires (traitement des lisiers, fumiers ou composts, bien-être animal, normes sanitaires des divers laboratoires ou ateliers à la ferme). Pour certains, en petites exploitations ou en exploitation récemment reprise et déjà lourdement endettée, tout aléa climatique ou fluctuation à la baisse des prix fait alors passer le bilan dans le rouge et peut conduire à la faillite de l’entreprise et à son démantèlement aux enchères qui permet en général aux mieux lotis de s’agrandir à bon compte.
Tout le monde –ou presque- est dans la course, certains par obligation ou inertie car ils n’ont pas les moyens ou l’énergie de se reconvertir, d’autres par l’envie de progresser, de s’agrandir ou par l’appât du gain. La majorité méconnait le fait que la course est truquée et que plus de la moitié est condamné à disparaître, quoi qu’il arrive !
Seuls ceux qui se mettent hors course échappent à cette dure sélection ; il y a les tenants d’une agriculture paysanne alternative et des circuits directs, on les retrouve souvent à la Confédération paysanne et dans des AMAP ; il y a aussi ceux qui choisissent des territoires et des marchés de niche sur des produits labélisés de haute qualité. Ils ne représentent globalement qu’un faible pourcentage du total.
Opacité, complicité, comment les gros profitent de la misère des petits
Le monde paysan a toujours cultivé le secret à la fois sur ses revenus, sur l’étendue de ses terres, sur son activité et ses récoltes ; pour diverses raisons inscrites dans la mémoire profonde des générations précédentes : rivalités villageoises, conflits d’héritage, de bornages, impôts et taxes, accès à certaines subventions ou allocations (bourses d’études pour les enfants !)…
Mais depuis la modernisation et l’énorme diversification de l’agriculture qui a suivi la fin de la seconde guerre mondiale, le monde agricole est devenu tout autant hétérogène que la société elle-même tant par ses modes de vie que par ses revenus. Dans le cadre général de poursuite du processus de concentration capitalistique, par crises récurrentes, éliminations et mesures compensatrices, aussi bien les gouvernements que le syndicat majoritaire ont intérêt à masquer cette hétérogénéité des revenus : les gouvernements qui doivent justifier pour leurs opinions publiques les subventions accordées, les syndicats majoritaires qui vont mettre en avant les difficultés réelles des plus petits pour profiter des compensations pour tous.
L’exemple de la publication des subventions de la PAC voulue par la Commission européenne est assez instructif à cet égard. Toutes ces subventions ont été visibles pendant 2 ou 3 ans sur le site Telepac, mais suite à une procédure engagée par les dirigeants syndicaux européens, seules restent visibles les subventions versées aux sociétés non nominatives. La figure emblématique des luttes paysannes bretonnes des années 1960, Alexis Gourvennec, légumier et dirigeant syndical, est devenue par la suite un riche notable accumulant postes de responsabilité et d’influence.
Ainsi, vue à travers le prisme médiatique alimenté par les déclarations des principaux acteurs, dirigeants paysans et Ministre de l’agriculture, la Crise Porcine est d’une double simplicité basique : la concurrence européenne déloyale entraine pertes de marché, surproduction donc baisse des prix et le prix de vente du kilo devient inférieur au prix de revient ; toute la filière est donc en danger.
La réalité est bien plus difficile à cerner. Déjà, rien que pour le prix de vente au kilo il faut préciser la nature et les standards utilisés qui peuvent différer suivant les pays et on ne peut donner que des moyennes car les prix ont des fluctuations saisonnières. Sur le tableau ci-dessus les prix européens 2015 sont voisins de 1,30€/kilo carcasse, mais Cooperl a contesté le prix plancher français de 1,40€ en arguant de prix de 1,02€ au Pays Bas et de 1,12€ en Allemagne ! Complexité du réel !
Que dire alors du prix de revient au kilo !
Tout d’abord précisons qu’il existe 5 types d’élevages de porc ; Les naisseurs produisant des porcelets soit à 6kilos, soit à 25 kilos, les deux types d’engraisseurs suivant les poids des porcelets achetés et les naisseurs-engraisseurs. Les situations des élevages hors sol et des élevages produisant leur propre alimentation à la ferme sont radicalement différentes. Calculer un prix de revient moyen par kilo de carcasse et établir des comparaisons européennes est alors un vrai thème de recherche théorique. C’est ainsi que l’IFIP , Institut du Porc organise des journées de recherche porcine, les derniers relevés quantifiés disponibles datent de 2009 et il figure dans l’étude de la crise des bonnets rouges 2013.
L’IFIP a dressé cependant un indicateur de compétitivité comparée des filières porcines européennes en 2014 (2014. Journées Recherche Porcine, 46, 249-250.) mais le tableau donné étudie l’année 2011 et ne livre aucune valeurs indicatives de coûts comparés : « Les élevages français sont compétitifs (0,56), grâce à de bonnes performances zootechniques et un coût alimentaire particulièrement faible. La productivité du travail y reste néanmoins inférieure à celle des autres pays. Leur rentabilité se situe dans la moyenne des autres pays. » La filière souffre d’un déficit de compétitivité de l’abattage et de la transformation.
Les services belges fournissent une étude de prix de revient toujours datée de 2009.
Prix, coûts et rentabilité de la filière porcine Service public fédéral Economie, P.M.E., Classes moyennes et Energie Rue du Progrès, 50 B - 1210 BRUXELLES
Une étude de l’IFIP, « 2012. Porc performances 2011, 32p : Calcul du coût de revient de l’atelier porc : la méthode GTE+ » évoque cependant suivant les méthodes utilisées une dispersion des couts de revient entre 10% et même plus de 30%. L’étude précise : « Les coûts de revient obtenus avec la méthode GTE+ sont confidentiels (IFIP, non publié). » Effectivement l’étude ne donne aucune valeur indicative du coût.
FAF aliment fabriqué à la ferme, IC indice de consommation. On peut observer que la productivité augmente de près de 15% entre les petits élevages et les plus grands
Il est donc difficile d’avoir une idée précise des coûts de revient du kilo de porc d’autant plus que le prix va dépendre du taux de muscle dans la viande et que ce coût dépend à 70% du coût des aliments lui-même très variable. La comparaison des prix de vente au kilo au niveau européen n’est également pas chose facile. Cette opacité fait le jeu des plus grosses structures qui vont surfer sur les difficultés réelles des exploitations les plus fragiles pour demander subventions et exonérations diverses…Comme d’hab !
Jeu trouble ou double de la FNSEA et des grosses coopératives type Cooperl
Cela n’a pas trainé : Xavier Beulin, secrétaire de la FNSEA, à demandé à être reçu par F.Hollande avec une revendication de 3 milliards d’euros sur 3ans pour moderniser et améliorer la compétitivité de la filière élevage c'est-à-dire évoluer vers encore plus d’ agro-industrie libérale mais avec le soutien de l’Etat ! C’était d’ailleurs à peu de choses près ce que proposait déjà l’agence gouvernementale France Agrimer dans Les synthèses de FranceAgrimer juin 2011 • numéro 7 :
« Face à une volatilité des prix à la fois au stade des matières premières (céréales et soja) et du prix du porc à la production, quelles sont les solutions qui peuvent être envisagées ? Plusieurs filières européennes ont établi de nouveaux schémas d'organisation pour construire l'avenir :
• L'Espagne avec une production largement intégrée par les acteurs de l'amont (fabricant d'aliments) mais aussi de l'aval (abatteur - découpeur, industriel de la salaison),
• Le Danemark, les Pays-Bas et l'Allemagne en construisant une nouvelle organisation de filière sur la base d'une optimisation du potentiel de chacune de ces zones (le naissage au Danemark et aux Pays-Bas, l'engraissement, l'abattage et la découpe en Allemagne), ainsi que l'achat d'entreprises de transformation secondaires dans les principaux pays clients comme le Royaume-Uni,
• Certaines filières européennes avec des relations de partenariats soutenus entre les différents maillons de la filière (aliment du bétail - abattage - découpe - transformation).
Toutes ces initiatives visent à mettre de la cohérence entre les différents maillons de la filière (amont de la production - production -aval de la production), à renforcer la cohésion de l'organisation de la filière afin de tirer profit des opportunités (économies d'échelle, économies d'agglomération, différence de compétitivité entre telle et telle zone dans un domaine d'activité précis, capture de la valeur ajoutée...). »
Cette cohérence ne devrait pas nous surprendre car le président du conseil d’administration de France Agrimer est précisément M.Xavier Beulin ! Le CV de M.Beulin (cf Wikipédia) montre bien à quel point ce syndicalisme majoritaire de la FNSEA entretient des liens étroits entre les gros céréaliers (associé dans une EARL familiale de 600ha céréale et lait), l’agro business (PDG du groupe Avril, groupe leader de l’agro carburant en France, spécialiste des oléo-protéagineux et important semencier), et le Ministère de l’Agriculture (président du conseil d’administration de l’Agence gouvernementale France Agrimer).
Quel est le rôle de la Cooperl dans cette histoire ?
A priori, la Cooperl fait un peu figure de méchant dans le scénario médiatique : le gros qui ne veut plus payer au pauvre éleveur du marché de Plérin le vrai prix de son travail. Or, la Cooperl est une vraie coopérative de 2700 éleveurs comme on peut le voir sur wikipedia
« La particularité du groupe est qu'il maîtrise l’ensemble de la filière porcine donc toutes les étapes de production : construction des bâtiments, élevage, alimentation animale, services aux éleveurs, transformation et salaison, commercialisation, normes environnementales.
Le groupe produit plus de 5,7 millions de porcs (24% de la production annuelle française) et en abat près de 5 millions (21% de la production française), faisant de cette coopérative agricole la première de France pour la filière porcine. »
La Cooperl représente ainsi une forme assez curieuse d’intégration de la filière, mi coopérative, mi groupe agro-industriel, dans laquelle on peine à voir quelle est au juste la parole des éleveurs. Ceux ci bénéficient de l’expertise du groupe, de tarifs avantageux pour l’alimentation animale et de l’assurance d’écouler leur cheptel dans le groupe Cooperl aux meilleures conditions du marché.
Par ailleurs la logique gestionnaire du groupe s’inscrit complètement dans celle de la Fnsea ou de la PAC. Le Groupe a même développé des liens avec un Fond Financier Labeliance Invest pour favoriser le financement de transmission ou reprise d’élevage parmi ses adhérents comme on peut le lire dans les Echos :
« Chargé de la transmission au sein du groupe Cooperl Arc Atlantique, Frédéric Launay estime que l’acquisition d’un élevage nécessite « entre 1 et 3 millions d’euros de capitaux pour la reprise de l’outil ». Les banquiers étant de plus en plus exigeants de peur de prendre trop de risques, Cooperl Arc Atlantique, numéro un en France de l’abattage de porcs, vient de signer un accord avec le fonds parisien Labeliance Invest. « Nous allons prendre des participations dans le capital des élevages porcins pour un maximum de 48 % et pour un montant unitaire compris entre 150.000 et 400.000 euros », précise Gérald Evin, son directeur général. »
Le communiqué de la Cooperl reprend point par point l’argumentaire et les demandes de la FNSEA et on peut même penser que son refus de participer au marché de Plérin s’inscrit dans une forme de chantage à l’égard du gouvernement venant renforcer la menace de la montée nationale à Paris des Tracteurs :
- « Export : mise en place d’une aide européenne d’urgence visant à dégager le marché intérieur de la surproduction conséquente à la fermeture du marché russe. L’embargo russe a des motifs géopolitiques, les éleveurs n’ont pas à en assumer le coût.
- L’étiquetage de l’origine : ordonnance gouvernementale rendant obligatoire immédiatement l’étiquetage de l’origine des viandes dans les produits transformés.
- Coût du travail : allègement sectoriel massif des charges sur le travail pour retrouver une compétitivité face au travail détaché auquel ont recours à grande échelle les opérateurs allemands.
- Fiscalité : compensation des agriculteurs français pour l’avantage fiscal que représente la ‘TVA forfaitaire’ accordée aux producteurs allemands.
- Réglementation : allègement de la sur-réglementation française en matière d’installations classées pour l’aligner sur les exigences européennes et faciliter ainsi la restructuration et la modernisation des élevages.
Finalement, les demandes de Xavier Beulin ont été acceptées par le gouvernement. La politique de concentration capitalistique de l’agriculture européenne va pouvoir se poursuivre ainsi de crises en crises.
Jusqu’à quand ? Jusqu’où ?
Quelles solutions possibles ou souhaitables ?
Souhaitables :
Une étude a établi un Bilan énergétique global de l’agriculture française et a dressé une comparaison des bilans énergétiques entrées- productions pour un hectare de terrain en mode économe et en mode intensif. L’unité d’énergie choisie est l’équivalent litre fuel.
En élevage laitier on produit en gros deux fois plus en intensif mais on consomme quatre fois plus d’énergie, en grande culture on produit 1,5 fois plus mais pour une consommation double. Dans le contexte du réchauffement climatique il faudrait donc orienter l’agriculture vers des modes économes du type bio, permaculture, agro-écologie.
Des exemples de fermes durables utilisant le système herbager d’ André Pochon dans le Nord de la France obtiennent sur des surfaces très moyennes des ratios comparables à des élevages bien plus intensifs. (37 ha de polyculture-élevage, 10 ha de céréales (blé, escourgeon, avoine/orge), 3 ha de maïs ensilage,4.5 ha de prairies de fauche (ray-grass hybride / trèfle violet), 19.5 ha de pâtures (ray-grass anglais / trèfle blanc). Environ 2 ha de blé vendus. 136 500 litres de quota laitier pour 30 vaches laitières avec un excédent brut d’exploitation EBE de 40%.)
On obtiendrait globalement des rendements légèrement inférieurs compensés ensuite par une revitalisation des sols et une meilleure connaissance des pratiques.
L’utilisation de circuits courts, de ventes directes, de transformations à la ferme et d’un retour plus important à l’emploi paysan n’entrainerait pas de hausses importantes des prix alimentaires.
On pourrait imaginer de véritables coopératives de producteurs à l’échelle d’un bassin de vie fonctionnant à la manière des AMAP en liaison avec des associations de consommateurs ; l’objectif premier resterait la souveraineté alimentaire. Des cultures d’exportation pourraient être développées dans un cadre de grandes coopératives avec un contrôle public très fort.
Possibles, dès maintenant
Quelques pistes non limitatives :
- Favoriser tout ce qui va dans le sens décrit ci-dessus par la politique agricole commune, la formation, les initiatives locales…
- Trouver des solutions de reconversion pour le Grand ouest connaissant une trop forte concentration d’élevages intensifs nuisibles à l’environnement : cela peut passer par le maintien du plus grand nombre possible avec des coopératives pour méthaniseur, traitement des déchêts, production d’énergie. Cela peut comprendre des reconversions dans des filières de qualité avec transformation, dans des rachats d’exploitation…L’abattage transformation de la région devra être réorganisé sur des bases équitables et équilibrées.
- Favoriser l’installation des jeunes sur un concept de bail long, d’appropriation collective ou publique des terres et avec des marchés contractuels bassin de vie-paysans.
- Orienter progressivement la PAC dans ce sens là, prioritairement pour la souveraineté alimentaire et la dynamisation des territoires et non pour la compétitivité à tout prix et l’exportation, quitte à désobéir aux orientations européennes.
- Contrôler les relations commerciales Grandes distributions- producteurs et en particulier les centrales d’achat.
- Etablir plus de transparence sur la formation des prix et leur publicité et interdire alors toute vente à perte.
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