lundi 11 juin 2018 - par Hamed

Crises monétaires intra-occidentales et importance des déficits américains. Une partie de l’histoire du monde se clôt ?

Troisième partie

 

 L’économie se lit presque à livre ouvert, mais on ne veut pas qu’elle se lise à livre ouvert. Pourquoi ? Parce qu’il y a de gros intérêts. Prenons la situation de l’Europe au sortir de la Deuxième Guerre mondiale jusqu’au début des années 1970. Qu’avons-nous dit dans la deuxième partie sur cette période ? Rappelons un extrait. « Peut-on dire qu’à la fin de la guerre, en 1945, le jeu mondial à somme nulle, positif et ascendant, s’est « inversé ». Cela peut paraître une inversion puisqu’à l’affaiblissement des puissances européennes s’est produit le renforcement des pays colonisés. Mais là encore, on ne raisonnerait que dans le relatif et non dans l’absolu. Certes la décolonisation s’est opérée et s’est étendue à tous les continents. Ce que les grandes puissances occidentales ont perdu, les anciens pays colonisés l’ont regagné après leur indépendance, ils ont eu pleine souveraineté sur leurs territoires. Sur le plan des richesses produites en Occident et dans l’ancien monde colonisé ou dominé, rien n’a changé. Ce qui a changé, c’est la répartition des richesses. Dans le relatif, les puissances occidentales ont perdu, mais dans l’absolu, elles ont gagné. Puisque le jeu mondial à somme nulle, de « négatif » est devenu « positif ». L’économie occidentale a évolué positivement. Ce qui était un frein dans la production de masse n’exista plus. L’absorption mondiale va jouer de nouveau avec ces nouveaux acteurs, les pays sortis de la dépendance occidentale vont désormais compter dans le commerce mondial. Et c’est ce qui explique pourquoi, contrairement aux années 1920, la croissance économique mondiale a été longue. Période qui a duré de 1945 aux années 1970 – les « Trente Glorieuses ». [...] on avait énuméré quatre facteurs qui ont expliqué cette période faste.

1. Les destructions et les morts d’hommes du deuxième conflit mondial sont sans commune mesure avec ce qui a prévalu au premier conflit. Le plan Marshall américain. Une décennie aux pays d’Europe pour se reconstruire. Une aide massive américaine au Japon dictée par l’avènement de la Chine communiste en 1949 et la guerre de Corée (1950-1953). Le japon devenant un allié de première importance pour les États-Unis en Asie.

2. Le deuxième facteur vient de ce nouveau débouché que représentent les pays décolonisés, que l’on a appelé le tiers monde – aujourd’hui cette appellation est pratiquement abandonnée puisque de leur sein de grandes puissances économiques ont émergé. Et c’est ce tiers monde qui a eu une grande part dans le « réajustement » de l’absorption à la « production de masse », expliquant aussi pourquoi il n’y a pas eu de crise économique grave à l’instar de de celle de 1929 qui a fait une hécatombe sur le plan de l’emploi, et à l’échelle mondiale.

3. Le troisième facteur fut le complexe militaro-industriel. Une course de l’armement s’est opérée entre les deux grands, l’Union soviétique et les États-Unis, qui se sont constitués en deux blocs occidental et communiste adverses.

4. Le quatrième facteur, c’est l’antagonisme idéologique entre les deux blocs, la « guerre froide ». L’arme nucléaire empêchant toute confrontation entre les deux grandes puissances, les guerres se sont déplacées dans les pays nouvellement indépendants, devenus un enjeu entre les deux tenants de l’ordre mondial. Le troisième et quatrième facteur ont fortement tiré l’économie mondiale par les dépenses d’armements. »

 

  1. Les trois économies États-Unis-Pays d’Europe-Japon et le reste du monde complémentaires

 

 Ces facteurs comme on les a énoncés ont joué un rôle prépondérant dans la croissance économique mondiale, jusqu’à ce que, au début des années 1970, éclatent les crises monétaires opposant les États-Unis à l’Europe. Que sera ce nouveau concept, « le jeu mondial à somme nulle, positif et ascendant » dans les années 1970 à nos jours ?

Avant toute chose, définissons l’équation économique entre les États-Unis et les pays d’Europe et le Japon ? Qu’en est-il exactement ? Le jeu n’est-il pas à somme nulle entre ces trois grands pôles économiques ? N’y a-t-il pas une seule richesse qui se répartit tant sur le plan des biens et services que sur le plan financier et monétaire. Force de dire que ce que gagne une partie perd l’autre partie. Mais il demeure que la répartition est inégale. Au sortir de la guerre, en 1945, ce sont les États-Unis qui ont soutenu les pays d’Europe et le Japon pour se reconstruire. Donc le transfert d’aides pour ces pays, l’effacement en partie de la dette, ou les dons en partie octroyés à ces pays comme le plan Marshall ainsi que les promesses de remboursement par les pays d’Europe ont joué un rôle central dans la reconstruction de l’Europe et du Japon.

Et ces pays, il faut rappeler, qu’ils ont été un moteur de premier plan dans la croissance et la stabilité économique des États-Unis. Sans ce moteur européo-nippon, l’économie américaine aurait subi un choc économique extrêmement préjudiciable pour son industrie et donc sur l’emploi. En clair, les conséquences auraient été catastrophiques pour l’économie américaine. Des milliers de firmes industrielles et agricoles auraient cessé leur activité. Pourquoi produire ? Et pour qui produire ? Des dizaines de millions de travailleurs seraient au chômage ? Une guerre 1939-1945 en fin de compte qui finirait mal pour l’économie américaine. Un retour donc aux années 1930.

Donc le jeu économique a été à « somme nulle », « positif  » et «  ascendant ». Les trois économies États-Unis-Pays d’Europe-Japon ont été complémentaires. D’ailleurs si on ajoute le reste du monde qui lui aussi a bénéficié de la croissance économique, cette fois-ci, c’est le jeu économique mondial tout entier qui a été à somme nulle, « positif et ascendant ». Bien entendu inéquitable entre les trois grands pôles économiques qui détiennent tous les leviers de l’économie mondiale. Mais alors pourquoi l’irruption des crises monétaires entre les États-Unis et les pays d’Europe ? Pourtant le système monétaire qui a été finalisé et signé 22 juillet 1944, à Bretton Woods, ont permis presque trois décennies de croissance. Disposant des deux-tiers des réserves mondiales d’or, premier producteur de biens dans le monde et de matières premières (charbon et pétrole), les États-Unis ont institué le dollar comme le pilier du système économique mondial. Toutes les monnaies des autres pôles économiques sont définies en dollar et seul le dollar est défini en or, sur la base de 35 dollars américains l'once d'or. Donc la fixité du dollar sur l’or évitera les dévaluations compétitives et le protectionnisme des années 1930 qui ont mené dans un certain sens au Deuxième Conflit mondial.

Et il est supposé que les États-Unis qu’il n’y aurait pas de dérapage incontrôlé dans les émissions monétaires américaines, et par conséquent, ils chercheront à maintenir la valeur « réelle » de leur monnaie. Et si des crises monétaires ont apparu à la fin des années 1960 et début des années 1970, c’est que les États-Unis n’ont pas respecté leurs engagements dans leurs comptes extérieurs envers les pays d’Europe. Essayons de comprendre ce qui s’est passé et toujours, dans le contexte du « concept du jeu mondial à somme nulle, positif et ascendant. »
 

 

 2. L’importance absolue des déficits américains dans le commerce intra-occidental
 sur le plan monétaire européen

 

 Prenons les balances commerciales des États-Unis et des pays d’Europe. La balance commerciale d’un pays est la différence entre la valeur des exportations et des importations de biens et services à partir des valeurs douanières. Si les balances commerciales entre ces deux grands pôles économiques étaient nulles, que signifie l’équation des échanges économiques qui les lie ? C’est simple. Puisque le système monétaire international est basé sur le dollar-or, celui-ci est convertible sur un poids d’or fixe, 35 dollars l’once, toutes les importations américaines vont être équilibrées par des exportations américaines. Ce qui signifie qu’une sortie d’une masse donnée de dollars pour les importations va être compensée par le retour aux États-Unis, par les exportations, de la même masse de dollars qui est sortie. De même pour les pays d’Europe qui vont voir la masse de leurs monnaies converties en dollars sorties pour le règlement de leurs importations en provenance des États-Unis leur revenir par les exportations vers ce même pays. Donc, c’est un jeu économique États-Unis-pays d’Europe à « somme nulle », mais « non positif » pour l’Europe. Il est « négatif ». Pourquoi ? Ce strict équilibre dans les balances commerciales des deux pôles va affecter la situation monétaire de l’Europe. Certes les pays d’Europe ont des transactions commerciales avec les pays du reste du monde, mais des balances commerciales équilibrées avec les États-Unis ne feront que différer plus longtemps la convertibilité commerciale de leurs monnaies.

Et le seul moyen qui est économique pour accélérer la convertibilité des monnaies européennes est que les États-Unis acceptent d’avoir des balances commerciales déficitaires. Par ce moyen, les pays d’Europe, disposant d’excédents commerciaux, vont pouvoir accumuler des dollars au détriment de la puissance américaine. Et ce sont ces masses de dollars pour chaque pays, à savoir d’abord le Royaume-Uni, la France, la République fédérale allemande, qui leur permettront d’accélérer la convertibilité de leurs monnaies. Puisque ces dollars qui ont, sur le plan quantitatif et qualitatif, la même valeur-or constitueront les paniers d’or sur lesquels viendront s’adosser les monnaies européennes. Donc en quantité suffisante, d’une part, et de leurs performances commerciales en reprise de parts de marché dans le monde, d’autre part, ces masses de dollars leur permettront d’opérer la convertibilité commerciales de leurs monnaies.

Dès lors l’intérêt des déficits américains dans le commerce intra-occidental a une importance absolue. Et ce qui es valable pour les pays d’Europe est valable pour le Japon.

Sauf que les États-Unis ont abusé dans leurs émissions monétaires, d’autant plus qu’ils étaient en guerre froide avec l’Union soviétique. La course aux armements nucléaires, la guerre au Vietnam, la compétition avec l’URSS dans l’exploration de l’espace ont, en fin de compte, rendu inévitables la crise sur leurs déficits extérieurs. Et le problème n’est pas que les États-Unis n’ont pas respecté leurs engagements dans leurs émissions monétaires. Certes ils ne l’ont pas respecté. Mais la situation était tellement florissante pour l’Europe que venir à toucher aux déficits américains, cela serait pour l’Europe comme si elle coupait la branche sur laquelle reposait toute son économie. Et ce sont surtout ses exportations vers les États-Unis qui lui ont permis de rembourser ses dettes de guerre et d’après-guerre, de se reconstruire, de reprendre ses parts de marché dans le monde, et de compter désormais comme une puissance concurrente à la puissance américaine.

Dès lors peut-on dire que, entre 1945 et 1970, le « jeu économique États-Unis-pays d’Europe est confirmé sur le plan monétaire et qu’il a été à somme nulle, positif et ascendant ? » On n’a besoin point de l’énoncer, la facilité avec laquelle les pays d’Europe, avec des destructions sans commune mesure avec le premier conflit mondial, les pertes de leurs colonies et la remise à niveau de leurs performances commerciales internationales, ont pu rétablir la convertibilité de leurs monnaies, montre que leurs rapports économiques très étroits avec les États-Unis ont joué un grand rôle dans leur montée en puissance. Donc, le jeu économique à somme nulle, est bien positif et ascendant pour l’Europe et les États-Unis. Les uns pour « se reconstruire et s’imposer sur le marché mondial », les autres pour « maintenir leur puissance. »

 

 3. Une partie de l’histoire du monde se clôt ?

 

 Mais ce jeu mondial ne pouvait se pérenniser, tout a une limite. Cette situation se retourne en 1971. Forts de leur puissance économique, financière et monétaire, les pays européens ont refusé d’absorber les liquidités en dollars qui n’étaient pas adossées à l’or (Gold Exchange Standard). Et donc, en clair, ils ont refusé de financer les déficits américains. Ce qui est positif doublement ne plus perdre en biens et services contre des papiers dollars qui n’ont plus de valeur, sur le plan intrinsèque, puisqu’ils ne sont pas convertibles. La Réserve fédérale américaine (FED) n’avait plus assez d’or pour satisfaire la demande de conversion monétaire européenne. En second, les pays d’Europe, en continuant à financer les déficits américains, finançaient en même temps les dépenses de guerre contre le peuple vietnamien. Ce qui est immoral.

Et pour clore le système du dollar-or, cet étalon ayant terminé sa mission historique, le président américain Nixon suspend, le 15 août 1971, la convertibilité du dollar en or. Cette suspension deviendra définitive par la suite. Cependant sa mission sera transformée comme on le verra. Toujours est-il ces crises monétaires auront au moins trois avantages. D’abord, comme on l’a dit, les pays d’Europe auront à préserver leurs richesses. Cependant ce qui n’est pas facile compte tenu du marché qu’offrent les États-Unis. Deuxièmement, ces crises monétaires vont jouer positivement à la fois dans le conflit armé vietnamien et le dégel de la Guerre froide puisque le président Nixon fera deux voyages, en 1972, pour la première fois à Pékin, et à Moscou, dans un but de rapprochement pacifique des blocs. Troisièmement, les crises monétaires vont convier les Arabes à trancher le nœud gordien qui oppose les États-Unis aux pays d’Europe et menace tout l’Occident. Et il faut le dire, cela peut paraître incroyable, incompréhensible, mais les Arabes ont, à leur corps défendant, sauvé à la fois les économies occidentales et donc américaine, européenne et japonaise, et se sont sauvés eux-mêmes. Et on comprend aujourd’hui l’importance qu’ils revêtent dans les enjeux économiques et géostratégiques du monde où toutes les grandes puissances, États-Unis, Europe, Russie, Chine, sont concernées. Et ces enjeux se jouent encore dans le monde arabe. Au demeurant, on ne peut s’empêcher, comme on le verra, de dire qu’une partie de l’histoire est en train de se fermer. 

Une autre question qui a aussi de l’intérêt pour la compréhension de la marche du monde. A l’époque, on ne peut savoir si c’est Henry Kissinger qui a eu cette idée de génie de convier les Arabes à entrer en force dans l’économie occidentale, mais il est très probable qu'il revient au pouvoir financier occidental global, lui qui n’a pas de frontières entre l’Europe et les États-Unis – il est « apatride ». Il est depuis longtemps aux commandes de l’économie mondiale. Il est très certainement à l’origine de cette idée de génie. Un constat cependant, que Henry Kissinger qui était, à cette époque, conseiller à la Sécurité nationale des États-Unis, puis devenu, en 1973, secrétaire d’Etat, il demeure qu’il a eu un rôle de premier plan dans le rapprochement de l’Occident avec les pays arabes.

Cette nouvelle impulsion de l’histoire va trancher avec les crises économiques passées du XIXième jusqu’à la première moitié du XX siècle. La quatrième partie traitera précisément de ce changement de paradigme. En clair, l’Occident a besoin du « reste du monde » pour « survivre » et maintenir sa « prospérité ». Pour éviter, à cette époque, une grave dépression économique qui n'était pas très visible, et certainement pire que la crise financière mondiale de 2007-2008.

 

Medjdoub Hamed
Auteur et Chercheur indépendant en Economie mondiale,
Relations internationales et Prospective
www.sens-du-monde.com

 




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