De l’annexion
Phénomène fréquent d'appropriation territoriale, l'annexion était jusqu'ici plutôt la marque des états totalitaires. Donald Trump va-t-il l'inscrire au fronton de la démocratie américaine ?
Dans la longue histoire de l'humanité, rares sont les états qui, parvenus à un certain degré de puissance, ne lorgnent pas le territoire de leurs voisins. Leur appétit n'est pas toujours démesuré et souvent ils préfèrent une partie à la totalité : celle, bien sûr, la plus proche de leur frontière, donc la plus malléable d'un point de vue linguistique et culturel, ce qui est bien utile pour la suite des choses. Après tout les frontières n'ont jamais été qu'une réalité formelle et modifiable à souhait. Ce mouvement d'expansion et d'appropriation du bien géographique d'autrui – mouvement qui caractérise aussi bon nombre de sociétés animales – s'appelle une annexion. Et même s'il se pare des meilleures raisons du monde, il ne connaît qu'un seul principe : la loi du plus fort. L'annexion, qui est en soi un casus belli, n'entraîne pas toujours un conflit ouvert. Lorsque les forces en présence sont disproportionnées, le plus faible préfère céder au plus fort une partie de son territoire plutôt que de risquer le perdre tout entier. Voyez, parmi cent autres exemples, l'annexion des Sudètes – alors région tchécoslovaque – par l'Allemagne nazie en 1938.
Malgré les institutions internationales créées, comme des garde-fous, au lendemain de la seconde guerre mondiale, ce qui se passait hier se déroule encore aujourd'hui sous nos yeux fatigués de télespectateurs. La Crimée puis maintenant le Donbass, arrachés à l'Ukraine par la Russie, sont sans doute les cas d'annexion les plus marquants de ces récentes années. Il y en a d'autres, bien sûr : le Brésil et le Vénézuela avec l'Amazonie, l'Arménie et l'Azerbaïdjan pour le Haut Karabakh ou, ces jours-ci, la crise congo-rwandaise à Goma. La plupart du temps, ces annexions sont le fait d'états qui n'ont de démocratique que le nom. Mais que dire quand la menace vient des Etats-Unis, pays qui est unanimement considéré comme la première démocratie du monde, membre permanent du conseil de sécurité de l'ONU ?
C'est ainsi que Donald Trump, avant même son retour à la Maison Blanche, a surpris le monde entier en souhaitant l'intégration du Canada aux Etats-Unis d'Amérique. La réponse de Justin Trudeau, son premier ministre, ne s'est pas faite attendre : non le Canada ne sera jamais le 51eme état américain. Ce qui laisse augurer une forte augmentation des droits de douane entre les deux grandes nations d'Amérique du nord, bien davantage qu'une confrontation militaire. Rappelons au passage que le Canada est près de dix fois moins peuplé que les USA (36 millions d'habitants contre 340 millions) pour une superficie sensiblement équivalente ( 9 984 670 k2 contre 9 833 517 k2).
C'est différent avec le Panama et son célèbre canal conçu par Ferdinand De Lesseps en 1881. D'abord parce que ce petit pays (4,4 millions d'habitants), à la pointe de l'Amérique centrale, a toujours été sous la tutelle étatsunienne depuis sa séparation d'avec la Colombie en 1903. Et les USA ne se sont pas privés d'y intervenir militairement à de nombreuses reprises, la dernière en date étant pour chasser le général Noriega du pouvoir en 1987. Alors pourquoi pas une énième fois ? Car si le canal appartient pleinement à l'état du Panama depuis 1999, Trump voit d'un très mauvais œil le nombre grandissant de cargos chinois qui y transitent à bas coût depuis quelques temps. L'Amérique, il le sait bien, a trop à y perdre.
Le Groenland est une contrée encore plus stratégique, tant d'un point de vue militaire que commercial, pour les USA. Proche du cercle arctique, cette île gigantesque ( 2 166 086 k2) et à demi-gelée possède d'importantes réserves halieutiques et un sous-sol riche en hydrocarbures. Déjà, en 2019, Trump avait proposé de l'acheter au Danemark (dont le Groenland constitue une région autonome). Là aussi il avait essuyé un refus cinglant. Depuis tout s'est accéléré, notamment la fonte des glaces polaires qui permet une navigation commerciale presque toute l'année. Et les navires chinois ne se privent pas d'emprunter le détroit de Béring. La Russie, de plus en plus belliciste, a une ouverture sur la mer du Groenland avec les ports de Mourmansk et de Severomorsk. Ils concentrent d'importantes forces navales et nucléaires qu'il s'agit, plus que jamais, de surveiller.
En tant que membre de l'OTAN les Etats-Unis possèdent déjà des bases militaires au Groenland – les plus importantes étant celles de Thulé et de Pituffik. Et le Danemark est, comme eux, membre de cette organisation. Cette situation rend théoriquement impossible une annexion par la force de cette région si convoitée. Car elle mettrait de fait les USA au ban des démocraties. Reste la guerre économique dont Trump semble avoir fait son cheval de bataille. Même si elle ne sera pas décisive dans ce contexte, elle annonce bien des tensions entre des nations pourtant alliées. En outre, les déclarations intempestives du président américain ne sont pas de nature à calmer les ardeurs conquérantes de tous les états en mesure d'envahir leurs voisins. C'est même, de façon à peine voilée, un droit à l'annexion qu'il leur offre.
Jacques LUCCHESI