samedi 16 novembre 2019 - par Michel J. Cuny

De la direction collégiale de l’État soviétique à la dictature personnelle d’un Gorbatchev sans foi ni loi…

Une première remarque s’impose, selon Andreï Gratchev, l’un des personnages qui auront connu de près toute cette histoire de la destruction de l’Union soviétique. Elle concerne la persistance de l’une des caractéristiques essentielles de la structure de pouvoir mise en place par la dictature du prolétariat ouvrier et paysan : le contrôle exercé en permanence par le Bureau politique – organe collégial – sur les activités du Secrétaire général du Parti communiste :

«  Gorbatchev confirme qu’il a continué, en tant que Secrétaire général, à recevoir des directives écrites du Politburo jusqu’à son élection à la Présidence de l’URSS en 1990. La machine tout entière continuait à fonctionner assez souplement jusqu’à l’implosion des fondements politiques internes du Parti-État soviétique au printemps 1990, avec l’abrogation de l’article 6 de la Constitution soviétique attribuant formellement le monopole du pouvoir politique d’État au parti communiste. » (Andreï Gratchev, Gorbatchev – Le pari perdu ? De la perestroïka à l’implosion de l’URSS, Armand Colin 2011page 116.)

S’il importe de remarquer le maintien de la prééminence du Politburo, c’est-à-dire du Bureau politique issu d’un Comité central qui était, lui-même, l’émanation des Congrès du parti communiste, instance souveraine dans l’ensemble de la structure politique du pays de Lénine et de Staline…, c’est pour souligner qu’il y avait bien du chemin à parcourir avant que Mikhaïl Gorbatchev ne puisse véritablement se saisir de la totalité du pouvoir à la façon d’un dictateur qui, au moment même de son succès, finirait par se faire dépouiller aussitôt de toute initiative par un personnage qui, lui, se posait, avec la plus grande lucidité, la question de la destruction nécessaire et pressante du parti communiste, vraie fondation de l’ensemble soviétique : Boris Eltsine.

Pas si facile, pourtant, après l’anéantissement – un peu trop rapidement proclamé pour être véritablement réalisé – de cet instrument extrêmement ramifié dans l’ensemble du pays, de réinstaurer le capitalisme… Il est même désormais possible de penser qu’en agissant de façon aussi brutale, et en croyant rayer d’un seul trait de plume une histoire longue de plusieurs décennies, le successeur de Mikhaïl Gorbatchev n’aura fait que préparer la chute retentissante qui finirait par l’atteindre une petite décennie plus tard…

Mais, dans le champ international, il n’en irait pas de même : dépouillée de tout une partie de ce qu’elle avait été dans la zone eurasiatique, la Russie ne pourrait plus guère que songer à ne pas se trouver ravalée à la condition d’un État de ce que l’on a longtemps appelé : le tiers-monde…

Grâce au témoignage d’Andreï Gratchev, nous allons pouvoir constater que, sur ce terrain également, il faut compter avec le sans-gêne manifesté par Mikhaïl Gorbatchev pour se défaire, sans trop le dire, du passé soviétique et des institutions qui le caractérisaient dans la dimension des responsabilités collectives…

Prenons la question de la réunification de l’Allemagne, à propos de laquelle Andreï Gratchev nous indique tout d’abord ceci :


« Contrairement aux Français et aux Britanniques, les Américains ne s’alarmaient pas du tout de l’émergence possible d’un géant allemand au centre de l’Europe. En revanche, ce qui inquiétait particulièrement Washington était le danger d’une Allemagne « neutralisée » et son retrait éventuel de l’OTAN. » (Idem, page 184)

La suite concerne le secrétaire d’État américain…
« James Baker, lors de sa visite à Moscou le 9 février 1990, parlant au nom de Bush, utilisa deux arguments principaux pour convaincre Gorbatchev de ne pas s’opposer à l’entrée du futur État allemand dans l’OTAN. Premièrement, une Allemagne neutre, non encadrée par l’alliance Atlantique pourrait devenir imprévisible et être tentée un jour de commencer à développer sa propre capacité nucléaire. Deuxièmement, si l’Allemagne unifiée devait intégrer l’Alliance, l’Occident serait disposé à garantir que l’OTAN « n’avancerait pas vers l’Est, ne serait-ce que d’un pouce, sa zone de juridiction ou de présence militaire  » .  » (Idem, page 184.)

Il est clair, aujourd’hui, que cet engagement n’a pas été tenu… Mais quelle garantie Gorbatchev avait-il prise de ne pas s’avancer bien au-delà des desiderata du Politburo ?… Voici le témoignage d’Andreï Gratchev :
« Gorbatchev n’aurait jamais été en mesure, même s’il l’avait souhaité, d’obtenir du Politburo un mandat pour accepter l’adhésion de l’Allemagne à l’OTAN. En effet, la directive qu’il emmena avec lui au sommet américano-soviétique de Washington, en mai 1990, confirmait l’opposition soviétique à cette issue et obligea Gorbatchev à insister sur une neutralité de l’Allemagne et un statut de non-aligné. Lors des discussions sur la question allemande qu’il eut le 31 mai avec BushGorbatchev prit la responsabilité d’outrepasser son mandat et d’accepter une formulation stipulant une Allemagne unie, libre d’adhérer à l’alliance de son choix. » (Idem, pages 187-188.)

Continuons à lire ce qui, sous la plume d’un Andreï Gratchev dont il n’est guère possible de faire un porte parole du soviétisme, ce qui tourne peu à peu au réquisitoire :
« Pendant les deux dernières années où Gorbatchev fut au pouvoir, la politique étrangère de la perestroïka, n’étant plus le reflet d’un consensus au sein de la classe politique, devint presque entièrement son fief personnel. » (Idem, page 215)

Et plus le temps de ces deux années se sera écoulé, plus le démolisseur de l’Union soviétique devait se sentir à l’abri de ce que le premier fossoyeur de la réputation de Joseph Staline avait eu lui-même à subir un quart de siècle plus tôt :
« Après avoir été élu Président de l’URSS, le 15 mars 1990, par le congrès des députés du peuple, Gorbatchev, bien que toujours Secrétaire général du Parti et encore obligé de consulter le Politburo sur les questions politiques majeures, ne craignait plus la possibilité d’être démis par ses collègues du Parti, comme cela avait été le cas pour Khrouchtchev en 1964. » (Idem, page 217.)

Au cas où nous aurions encore quelques doutes sur le sens de tout ceci, Andreï Gratchev les balaie rien qu’en nous donnant un avis qui émane du général Starodubov :
« Devenu Président, le Secrétaire général de facto s’est transformé en tsar. Il n’y avait plus personne pour le mettre en cause. » (Idem, page 218.)

NB : Ce texte s'inscrit dans un ouvrage en préparation : "Les fondations soviétiques de la politique de Vladimir Poutine", dont j'avais interrompu la rédaction en août 2017 aux environs de la page 300. On pourra en trouver les différentes rubriques ici : 

https://unefrancearefaire.com/2017/08/31/a-paraitre/



6 réactions


  • Clark Kent Séraphin Lampion 16 novembre 2019 10:11

    c’est une étrange façon d’écrire l’histoire

    la « dictature de prolétariat » a disparu avec Lénine et Staline a mis en place une bureaucratie qui confisquait les pouvoirs en quelques mains, le politburo n’étant qu’un organe d’entérinement de décisions de technocrates comme Lissenko ou Béria. Le prolétariat n’avait rien à voir là-dedans, et le congrès était une grand messe.

    L’incapacité des apparatchiks à gérer l’économie visible avait fait place à une économie parallèle, souterraine, un marché noir de plus en plus visible tenu par une mafia de plus en plus puissante, tellement puissante qu’elle a passé un deal avec la CIA dont Gorbatchev était un agent et Eltsine un exécuteur

    après, le « marché » officiel étant en place et les forces de production ayant éré spoliées par les mafieux baptisés « oligarques », il ne restait plus qu’à donner à tout ça une légitimité en confiant les rênes à un officier du KGB : Poutine.

    votre version est un conte de fées


  • Désintox Désintox 16 novembre 2019 16:58

    « De la direction collégiale de l’État soviétique à la dictature personnelle d’un Gorbatchev sans foi ni loi… »

    Staline, c’était mieux ?


  • JP94 16 novembre 2019 20:30

    Aucun des ricaneurs, qui ricanent à défaut de connaissances sur le sujet, n’est en mesure de citer concrètement un seul effet évident pour la population soviétique de la dictature de Gorbatchev  terme qui me semble assez juste mais auquel je n’avais pas songé.

    Autant l’aura de Gorbatchev est grande en Occident  propagande oblige et les ricaneurs en sont bien les suiveurs, autant en ex-URSS, il n’y a jamais d’illusions sur cette pérestroïka tant voulue par nos élites occidentales et il n’y a encore aujourd’hui jamais de mots assez durs en Russie pour fustiger le « bon Gorbatchev » qui se fend encore de déclarations qui passent pour de la provocation auprès de la population. 

    Ce type a tout détruit, a volé  ou provoqué tout à fait sciemment  le pillage non seulement des biens collectifs ,mais encore et cela a aussitôt marqué les Soviétiques leurs biens privés. 

    Moi, sur l’URSS, j’écoute avant tout ce que me disent ceux qui l’ont connue y ayant vécu... et la propagande des ricaneurs est outrageusement grotesque.

    Il faudrait d’ailleurs voir ce qu’eux-mêmes diraient si un Gorbatchev commençait par ne plus leur verser de salaire pendant ...18 mois !

    Mais le coût de la vie en URSS étant dérisoire ( eau,, logement santé, vacances, études énergie à peu près gratuites,  les études étant même rémunérées  les ignorants anticommunistes pourront contester, je leur opposerai les témoignages indépendants mais concordant de dizaines d’amis russes  et pas spécialement communistes  nier cela c’est se montrer plus crétin encore  donc les Soviétiques ont d’abord à un retard mais l’argent n’a jamais été payé et ils ont dû liquider leur épargne ; les Soviétiques avaient beaucoup d’épargne  pour leurs enfants en vue du futur ...enfin ils ne l’imaginaient pas ainsi. J’en connais qui de leurs mains se construisaient de belles maisons secondaires : pas des oligarques, des ingénieurs salariés, qui ont démarré dans le dénuement de l’après-guerre.

    Les propositions de compensation ( dont il est encore question 30 ans après, se font après une dévaluation qui vous fait perdre 90% ou pire ...)

    Bref ils ont tout perdu et même plus encore : leurs droits à l’éducation et quelle éducation ! même un orphelin en URSS pouvait devenir ingénieur et avec de bonnes chances. ( et au sortir de la guerre, les orphelins ne manquaient pas, même après 1921 et l’invasion étrangère), à la santé et au travail !

    Pas de chômage. Par contre , même sous Poutine  devenu impopulaire , mais sans l’hystérie russophobe d’ici  on peut bosser au bureau à 6h du mat ou finir à 23 h et se faire virer du jour au lendemain et ceci ... dans la filiale russe d’une grande banque française , la SG ...donc avec le bon vouloir de la maison-mère. 

    Gratchev, voyant le rejet radical de son Gorbatchev, et aussi la terrible situation des Russes vivant dans un système capitaliste ( bien sûr, ici, on insiste sur Poutine, mais le système est bien capitaliste, pas poutinien), s’en démarque.

    Autre chose : pour les Russes, le concept de stalinisme est invalide,c’est un non-sens, une vue erronée construite par l’Occident ...pour servir d’épouvantail. 

    Mais la plupart des ex-Soviétiques regrettent l’URSS, alors nos ricaneurs regrettent peut-être Pétain ? ou adorent-ils le dieu Macron ? après tout, c’était bien la fausse alternative ici ... bon ils vouent peut-être un culte à Lepen, plus à Pétain...mais si c’est ça leur vision du futur ...


    • Michel J. Cuny Michel J. Cuny 16 novembre 2019 20:50

      @JP94
      Je tiens à vous remercier pour l’ensemble de votre commentaire.
      C’est un grand malheur d’avoir à constater à quel point l’ignominie s’est répandue dans notre pays... Ces pauvres types ne savent décidément pas de quoi ils parlent.
      Cependant, mieux vaut ne pas ignorer que « cela » existe.


  • julius 1ER 18 novembre 2019 15:19

    Drôle d’article, à charge contre le meilleur des hommes politiques de l’URSS de la décennie 80/90 et le seul à même d’emboîter le pas à une politique Kroutchevienne 

    homme lucide s’il en est sur les forces et les faiblesses du système soviétique et les possibilités d’y remédier, l’Histoire ne lui en aura pas laissé le temps .... et en lieu et place de çà on aura eu droit à la fable de Fukuyama et sa fin de l’histoire !!!

    quel gâchis et surtout que de décennies perdues puisque la problématique du Capital / Travail n’est pas réglée (et encore loin de l’être ) !!!!

    alors Vive Gorby et aux chiottes les tyrans !!!!


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