De la Science à la Gnose
4) Le système de la Science (au sens de Luhmann) ne peut se passer des laboratoires, institutions et pratiques ; il a ses règles et codes. En tant que milieu technique, il engendre des phénomènes de sélection darwinienne. Les modèles et théories les plus adaptés aux observations sont sélectionnés. D’un autre côté, les équipes qui peinent à suivre la course aux publications s’approchent de la porte de sortie. La Science repose sur un ensemble de langages propres à chaque discipline. Les meilleurs scientifiques sont ceux qui jouent avec le langage utilisé dans la praxis, ainsi que pour faire « parler » les modèles et en parler. Ces langues sont par essence techniques. Elles sont employées pour établir les feuilles de route que doit suivre le groupe de recherche. Autrement dit, élaborer un programme, des protocoles et au final, publier les résultats sans garantir que des découvertes étonnantes se dessinent. Cela arrive, parfois par le hasard d’une expérience, d’autres fois parce qu’un chercheur est visionnaire et son esprit devine et devance la découverte à venir.
i) Les avancées conséquentes dans la recherche se feront pour la plupart avec des approches transdisciplinaires ou transversales. La transdisciplinarité repose en premier lieu sur l’utilisation de plusieurs technologies pour étudier un objet. Elle est facile à mettre en œuvre dans les institutions. Une seconde transdisciplinarité consiste à rassembler les modèles représentant des choses différentes sur le plan phénotypique et à tracer une vue d’ensemble permettant d’établir des explications générales (principe aristotélicien, aller du particulier au général). En ce cas, on peut nommer transversalité cette approche dont le succès repose sur la capacité des scientifiques à comprendre plusieurs langues spécialisées et si nécessaire, à effectuer des traductions reliant les descriptions de phénotypes, proches ou éloignés dans leurs manifestations, leurs codes, leurs mécanismes.
ii) Le scientifique passe par quatre années de pratique de la recherche, validées par la soutenance d’un doctorat, ce qui le place sur une trajectoire spécialisée. Une fois chercheur, il lui appartient de pratiquer la langue de sa discipline ou de parcourir d’autres secteurs du savoir en s’enrichissant de savantes lectures. Le chercheur a aussi la possibilité d’explorer plusieurs thématiques. En une formule, quitter la zone de confort, pour se mettre à l’effort, pour apprendre, et parfois se mettre en danger, professionnel ou intellectuel. Pour faire de grandes découvertes, il faut de la chance, du flair, ou parfois accepter les risques et arpenter des chemins de traverse non balisés, autrement dit non sécurisés. A l’insécurité intellectuelle s’ajoute l’insécurité sociale causée par la réaction parfois agressive de la communauté scientifique à l’égard des savants jugés hérétiques. Sans oublier le risque premier, celui de mettre en suspension, voire en danger, sa position professionnelle.
iii) Les langues scientifiques modernes sont calquées dans le principe sur la langue de l’entreprise utilisée depuis l’Antiquité pour bâtir et gérer les cités (Spengler). En même temps que les langues profanes, les langues sacrées ont émergé et ont été employées pour raconter les mythes, les dieux, les choses invisibles. En fait, la langue s’est dédoublée en deux secteurs distincts mais croisés, l’un profane, technique, utilitaire, pratique, l’autre sacré, appliqué à d’autres mondes, avec d’autres règles, celles des essences cachées, des mélanges, des chimères, des intrications, des séparations et à une époque récente, l’âme et son inconscient. Le sacré a été transmis par des traditions, des oralités, mais nous n’en avons la trace qu’à travers les écrits, mythes, livres saints, métaphysiques, théologies.
iv) La science est une activité visant à résoudre des énigmes mais elle conduit aussi vers un mystère. Avec des questions métaphysiques sur les propriétés de la matière, l’ordre du cosmos, l’origine et le sens de la Vie. Le mystère advenu de la Science conduira-t-il vers une science du Mystère ? Il est fort possible qu’il n’y ait pas de réponse et que cette question soit déplacée, auquel cas, on jugera préférable de rester dans la « science ordinaire » qui à défaut de mener au sens de l’univers, permet de produire des résultats et d’avancer dans une activité « sécurisée ». La zone de confort et le sérieux professionnels garantissent la production de résultats fiables, d’exactitudes phénoménales. En revanche, l’aventure spéculative en dehors des cadres risque de déboucher sur des rêveries, des fantasmagories rationnelles, du brouillard sémantique ; mais c’est le risque à prendre si l’on cherche les grandes avancées pour expliquer la nature et le cosmos. Pourquoi ne pas emprunter la voie spéculative, regarder en miroir derrière les phénomènes, décoder, décrypter les modèles ? Auquel cas on envisage d’employer les méthodes de la gnose pour interpréter les choses cachées dans les modèle, tracer des analogies entre modèles physiques, biologiques, sociaux. Extraire des éléments ayant une signification symbolique voire universelle. Et pour exposer ces recherches, ne pas hésiter à « tordre » le langage scientifique, voire utiliser une sémantique propre, à l’image des langues sacrées employées par les sages et autres gnostiques. Autrement dit, énoncer un discours ayant valeur de Parole annonçant les bonnes nouvelles sur la nature et le cosmos. Les physiciens américains des années 1960, férus de mécanique quantique et de philosophies orientales. Cette tentative de penser le monde fut désignée comme gnose de Princeton par l’épistémologue Ruyer. L’affaire est loin d’être classée avec les avancées les plus récentes de la physique et même de la biologie.