lundi 28 novembre 2016 - par Boogie_Five

De la séparation et de l’altérité : condition nécessaire ou fuite en avant de la gauche altermondialiste ?

« Si le spectacle, pris sous l’aspect restreint des « moyens de communication de masse », qui sont sa manifestation superficielle la plus écrasante, peut paraître envahir la société comme une simple instrumentation, celle-ci n’est en fait rien de neutre, mais l’instrumentation même qui convient à son auto-mouvement total. Si les besoins sociaux de l’époque où se développent de telles techniques ne peuvent trouver de satisfaction que par leur médiation, si l’administration de cette société et tout contact entre les hommes ne peuvent plus s’exercer que par l’intermédiaire de cette puissance de communication instantanée, c’est parce que cette « communication » est essentiellement unilatérale ; de sorte que sa concentration revient à accumuler dans les mains de l’administration du système existant les moyens qui lui permettent de poursuivre cette administration déterminée. La scission généralisée du spectacle est inséparable de l’État moderne, c’est-à-dire de la forme générale de la scission dans la société, produit de la division du travail social et organe de la domination de classe. ».

Guy Debord, La société du spectacle, 1967.

Le capitalisme se développe grâce à la séparation en brisant toute chose en plusieurs morceaux, à l'image d'une gigantesque machinerie spectaculaire conduite par un cyborg milliardaire qui creuse des trous énormes jusqu'au centre de la Terre. La production du séparé est le fondement de toute domination des uns sur les autres, des machines sur l'organique, des êtres humains sur les choses, du mensonge sur la vérité et de l'utopie sur le réel. La figure du « Grand Autre », émanation de cette séparation généralisée, qu'elle soit incarnée par Dieu, un dictateur fou ou une philosophie positiviste, réunit chaque fois qu'il est nécessaire tout ce qui est séparé pour le réduire de nouveau en miettes et en poussière, sur une surface de plus en plus étendue. Séparation et destruction, comme sécession et guerre, sont deux phases d'un même processus de la construction de toute domination politique. La gauche alternative, pour retrouver une certaine hégémonie, ne serait-ce que culturelle et philosophique, peut-elle faire l'économie de ces moyens destructeurs si elle prône une grande séparation avec le capitalisme ?

C'est le dilemme du projet de gauche aujourd'hui. Bien plus que les catastrophes du socialisme d'État du maoïsme et du stalinisme, c'est son lien historique, très intime, avec le capitalisme et le colonialisme qui discrédite son idéal égalitaire et émancipateur, parce qu'elle n'a pas réussi à établir un régime économique qui ne soit pas basé sur la propriété privée, qu'elle soit individuelle ou nationale. Le détachement radical, la séparation ultime, l'opposition à tout grand mouvement grégaire, le dénuement qui libère de toutes les conventions, sont eux-mêmes récupérés et broyés dans la grande séparation qu'opère le grand marché libre-échangiste. L'ermite qui se tient à l'écart de tous les autres, ne recourt pas à l'industrie, totalement déconnecté des médias, est à son insu la dernière figure qui donne un supplément d'âme au système qui détruit partout ailleurs. Ce renversement du rôle de la gauche est à méditer, si je puis dire, parce qu'une de ses principales caractéristiques à partir du 19ème siècle était de « coller » au plus près du monde, de s'en tenir à un strict matérialisme critique qui évite les récupérations idéologiques faites par les dominants, de faire la critique de la critique lorsqu'elle celle-ci est reprise par le système marchand, de pratiquer une guerre de positions et si besoin de faire des purges, et d'abolir toute forme personnelle de pouvoir enfin. Même si cela a rudement échoué, l'identité de la gauche est en jeu, et la reprise définitive éventuelle de son héritage par le capitalisme serait une calamité parce qu'elle le rend encore plus légitime, efficace et destructeur.

Or, face à cette assimilation du socialisme traditionnel par le néolibéralisme, souvent décrit comme étant la nature de la social-démocratie, dont la définition serait plus exactement le social-capitalisme structuré autour d'un État-nation, la gauche radicale hésite entre deux positions : la participation ou le rejet total des institutions. L'assimilation à la séparation constituée par le système qui a toujours besoin d'opposants professionnels qui fassent le spectacle de la révolution ou alors le détachement précaire en dehors de la civilisation globale qui offre au système sa meilleure technique répressive en lui laissant manipuler le spectacle exemplaire du règne de la pauvreté absolue partout dans le monde.

Dans les débats actuels, plusieurs intellectuels de gauche optent pour un certain détachement. Ugo Palheta, rédacteur de la revue Contretemps, dans un article publié début novembre pense que :

« Nous avons au contraire un besoin impérieux de repenser le rôle possible des médiations organisationnelles et politiques – syndicats et partis, conseils de travailleurs et comités de lutte, assemblées populaires de quartier et commissions d’habitants, mais aussi « front unique » et « gouvernement des travailleurs » (dans le langage stratégique des 3ème et 4ème congrès de l’Internationale communiste) – à travers lesquelles les dépossédés peuvent exister politiquement, en tant que classe, et disputer l’hégémonie aux possédants. Il resterait également à examiner les formes et le statut de la politique démocratique dans la société communiste, permettant d’envisager le dépassement de la séparation entre économique et politique, qui a généralement été pensé dans la tradition marxiste sous la forme d’un dépérissement de l’État mais aussi de la politique elle-même ».

Évidemment, même si les « dépossédés » ne logent pas tous à la même enseigne, la reprise en main subjective de leurs conditions de vie doit être restructurée, mais le dépassement de la séparation entre économie et politique a déjà eu lieu et c'est justement la gauche libérale française qui l'a réalisé depuis les années 1980 en mettant en place le tout-marché au niveau international. Et historiquement, le communisme peut être compris comme une des formes de l'occidentalisation du monde pendant lequel certains pays du sud ont repris des techniques sociopolitiques venues d'Occident et ont ensuite adopté le capitalisme libéral sans même avoir besoin de changer de régime. Dans l'idéal, le communiste serait parfait pour rejoindre ce qui a été séparé, mais son produit historique le condamne pour de bon à la séparation telle qu'elle a été organisée par le capitalisme. C'est à un autre type de séparation qu'il est nécessaire de faire appel, pour que les nouvelles générations puissent s'en emparer pleinement et se revendiquer vraiment « autres », en reprenant en partie l'héritage communiste.

Contre la politique du même et de l'identique, le philosophe Alain Badiou en appelle aussi à une altérité radicale. Dans son émission « Contre-courant La Commune », face à Stathis Kouvelakis, il conclut par rapport aux échecs de Syriza en Grèce que la gauche radicale doit se construire en tant que mouvement autonome qui a les capacités intrinsèques de se développer au niveau international, en totale séparation des régimes parlementaires. Or la séparation est justement ce que fait de mieux le capitalisme, l'économie de guerre étant aussi profitable qu'en temps de paix, si ce n'est pas plus, comment être sûr que la voie de la séparation fût plus prometteuse ?

Ce qui manque à tous ces souhaits de différence, d'altérité et de séparation, c'est la menace d'un communisme de guerre, autrefois incarné par l'U.R.S.S. C'est-à-dire une intégration potentielle imminente dans laquelle tout le monde peut être perdant… Ou gagnant, c'est selon. Aujourd'hui, chacun pense à sa survie, et j'ai été interloqué lorsqu'en discutant avec des jeunes de mon âge, plus ou moins qualifiés, les problèmes que se posent les intellectuels de gauche se retrouvent à l'identique lorsqu'ils me font des objections quand je leur présente les propositions de la gauche radicale. Le premier, un jeune professeur d'histoire-géographie, tendance Parti Socialiste, me dit que tant qu'il n'existe pas de nouveau une grande puissance mondiale qui porte le projet socialiste, c'est voué à la clandestinité, et comme le second, qui est mon collègue de travail à l'entrepôt, faiblement politisé et plutôt conservateur sur la culture, il n'y a qu'une société autarcique, détachée du circuit globalisé, qui puisse donner l'image d'un « autre possible ». Donc l'isolement, le repli sur soi et avec d'autres qui le font aussi, est la grande tendance qui domine dans l'opposition au capitalisme mondialisée. Une opposition soumise, résignée, qui comprend la séparation telle que lui délaisse encore le système : une petite portion de terre, une série télé, un chauvinisme désuet, une équipe de foot locale, etc. C'est sur ce terreau que l'Extrême-Droite prospère, en lui reconduisant ce que le système avait séparé depuis les années 1970, dans un cadre fermé et hors du monde. Une vie de petit propriétaire qui n'a plus envie de donner mais veut maintenir son niveau de vie en préservant une relation exclusive avec le pouvoir, sans recourir à l'intégration collective. Pour le moment, la gauche dans son ensemble n'a pas su apporter de réponses à cette dispersion culturelle et politique de la population. Et la remise en cause des institutions, la mise en valeur du « Grand Autre », des différences et des altérités, ne semblent être mobilisateurs que pour la droite, en prenant appui sur une certaine mésestime de soi et une pensée décliniste.

Les commentateurs politiques se demandent parfois pourquoi la droite attire plus les pauvres que la gauche. C'est parce que l'image de l'altérité a complètement été redessinée par le système marchand. La séparation existe toujours, mais elle a tellement été recouverte par la schizophrénie ambiante que les acteurs du système ont recours à des fonctions plus primitives, infra-politiques, pour ne pas trop éveiller la réflexion intellectuelle sur les conditions générales du développement économique. La technique du bouc-émissaire étant la mieux connue, parce qu'elle est classique, mais ce n'est rien par rapport à la monstruosité de l'industrie publicitaire qui a tout intérêt à produire des millions de petites différences.

Comment la gauche peut-elle retrouver cette grande image de la différence, terme que je préfère à la séparation ? Une des lacunes de la séparation est qu'elle n'est pas assez générative, et ce qui a été séparé ne peut pas se retrouver, le dialogue est fortement perturbé et les identités sont fixes. La séparation ne vaut que si il y a une logique de guerre, où un ennemi doit être anéanti. Avec la différence, il y a plus une idée de mouvement, il reste en référence avec tous les autres mais s'en éloigne de plus en plus en même temps. Il est vrai que le capitalisme se développe en créant toutes sortes de distinctions et de différences, en lui-même il incarne la grande différence, mais c'est justement parce qu'il ne l'explicite pas et qu'il recouvre toute son action sous une fallacieuse unité que ceux qui sont dépossédés doivent saisir au premier degré cette l'altérité construite de cette manière entre « eux » et « nous », en proposant une véritable concurrence qui a son identité, son projet et ses acteurs qui se distinguent des autres.

Pour ce résultat, les leaders de la gauche doivent être clairs dans leurs intentions : la reconstruction idéologique et la détachement de la société de consommation demande des efforts et des sacrifices, peut-être même plus que ce qui est demandé dans les bilans comptables de la droite – qu'il faut absolument rejeter par ailleurs. Il faut que la gauche (la vraie, pas celle de Hollande et de Valls bien entendu) intègre aussi, et ne se cantonne pas au registre de la séparation, elle doit proposer dans les faits un mode d'organisation qui puisse attirer le plus grand nombre. Avec la France Insoumise, cela peut être un premier pas vers une refondation globale de la gauche, où l'écologie sociale est la première des priorités, parce que la grande séparation que le capital organise depuis toujours, ce n'est pas seulement avec ceux qui n'ont rien, c'est avec la nature dans son ensemble.

 

Image : segement du mur de Berlin, Strasbourg.




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