jeudi 16 juin 2011 - par
De quel territoire dévasté le Goncourt 2010 est-il la carte ?
Les jurés du Prix Goncourt ont-ils lu le livre qu’ils ont élu, en novembre 2010 ? On jurerait que non. La question, on le sait, est blasphématoire car il faudrait alors sous-entendre que l’attribution de ce prix ne dépend pas de la qualité d’une œuvre mais d’autres considérations.
I- LES CRITÈRES D’ATTRIBUTION DU PRIX GONCOURT
1- Un exemple de Prix Goncourt attribué à un livre qui n’a pas été lu par l’académie
Les unes peuvent être d’ordre clientéliste. L’exemple qui a discrédité à jamais cette académie de l’excellence littéraire, et restera à jamais sa flétrissure, est le leurre par quiproquo cruel que Romain Gary lui a tendu et dans lequel elle est tombée la tête la première en 1975.
En attribuant son prix à Émile Ajar pour « La vie devant soi », ce club d’esthètes mondains a prouvé qu’il ne lisait pas l’œuvre qu’il distinguait : il a suffi que Romain Gary se dissimule sous le masque d’un pseudonyme pour que ces éminents lettrés à qui le Cyrano de Rostand ne concèderait que trois lettres, accordent leur prix à son livre. Le corollaire de cette conduite est que le même livre signé du patronyme de son auteur, et non de son pseudonyme, aurait été dédaigné. Or, raconte Romain Gary dans « Vie et mort d’Émile Ajar », un opuscule posthume de 43 pages, publié en 1981 après son suicide (1), à qui se donnait la peine de lire « La vie devant soi », il était aisé de reconnaître « la voix » du prix Goncourt qu’il avait été déjà en 1956 pour « Les racines du ciel ». Donc les jurés du prix Goncourt n’avaient pas lu son livre autrement qu’en diagonale pour accorder, contre les statuts de leur honorable académie, un deuxième prix au même écrivain ! Quel aveu d’incompétence et quel discrédit pour une académie qui s’arroge un magistère et se targue de juger de l’excellence des livres !
2- La corruption selon Houellebecq lui-même
Les autres considérations seraient bassement lucratives par « la libre concurrence non faussée » de la corruption. Le comble est que c’est le lauréat du prix Goncourt de 2010 qui imprudemment l’a dénoncé publiquement au cours d’une émission de télévision en 2000 quand le prix que la camarilla des lettres parisiennes lui attribuait d’avance, lui était passé sous le nez. Le prix Goncourt dépendait selon M. Houellebecq de l’argent que l’éditeur mettait sur la table (2). Faut-il en conclure qu’en 2010, son éditeur Flammarion ait fait le nécessaire ? On ne le saura jamais.
II- LA MÉDIOCRITÉ DU LIVRE DE HOUELLEBECQ
1- Un pensum
Ce que l’on sait, en revanche, c’est que la qualité du livre n’y est pour rien dans cette élection. Qui peut lire sans bâiller d’ennui, « La carte et le territoire », ce pavé dont on se demande pourquoi il s’arrête à la page 428, tant l’auteur aurait pu continuer à tartiner sans fin. On a souffert à le lire un vrai pensum, s’astreignant pour aller jusqu’au bout à ne consommer qu’un chapitre par jour, comme on n’ingurgite qu’une cuillérée d’huile de foie de morue à la journée.
2- Un titre passionnant mais mis hors-contexte
On avait pourtant ouvert le livre avec entrain, alléché par le titre qui est un des principes de la théorie de l’information emprunté à Paul Watzlawick, que l’on développe depuis longtemps (3). La mythologie médiatique a, en effet, la manie de vouloir faire croire à la fiabilité de l’information rapportée par les « grands reporters » sous prétexte qu’ils vont sur « le terrain » et transmettent « en direct » leurs observations. Or, ce faisant, elle entretient l’illusion qui confond « la carte » et « le terrain ». Puisqu’on ne perçoit la réalité qu’à travers des médias (ses cinq sens, les mots, les images, les silences, les gestes, l’apparence physique), on n’accède qu’à une représentation de la réalité plus ou moins fidèle, qui est une sorte de « carte » plus ou moins précise du « territoire » : ce peut-être un simple croquis ou au contraire une carte satellitaire. Mais, dans les deux cas, ce n’est jamais « le terrain » que l’on rapporte, mais seulement « sa représentation plus ou moins précise », sa « carte ». Magritte l’a remarquablement illustré par deux toiles : « Ceci n’est pas une pipe », « Ceci n’est pas une pomme ». Ce n’ était que la représentation d’une pipe qui ne se fume pas et d’une pomme qui ne se croque pas !
3- Une histoire à tiroirs pour assurer la publicité de quatre produits
1- Publicité du Guide Michelin
Or, le livre une fois lu, on se demande toujours pourquoi ce titre donné à l’histoire à tiroirs qu’il raconte. Sans doute est-ce en relation avec la première marotte du héros, Jed, un « artiste » qui s’est fait connaître par une de ces recettes surprises farfelues dont est friand l’art officiel contemporain : il exposait… des photos de cartes Michelin, prises selon différents plans. Passionnant ! Il fallait y penser. L’entreprise Michelin, en revanche, a eu de quoi se réjouir pour cette publicité gratuite dans la première partie du livre.
Le personnage principal est, en effet, le contraire d’un héros, il est tout juste un de ces fades aventuriers qui grenouillent dans le milieu artistique parisien. C’est ainsi d’ailleurs qu’il fait la connaissance d’une Russe ravissante, attachée de presse du Guide Michelin qui a tout de suite vu le parti publicitaire à tirer de cette utilisation incongrue mais prétendument artistique de ses cartes routières. Ils deviennent - qui l’eût cru ? - amants pour un temps.
2- Publicité de Houellebecq soi-même
Mais il n’y a pas de succès assuré dans ce milieu de la frime sans la tutelle d’une autorité de connivence. Et l’auteur du roman ne trouve rien de mieux que de faire sa propre publicité en se présentant comme cette autorité recherchée par Jed : on n’est jamais mieux servi que par soi-même ! Houellebecq soi-même, auteur mondialement connu, résidant alors en Irlande, est sollicité pour écrire l’introduction du catalogue d’une autre exposition de tableaux représentant des métiers. On apprend, ainsi, lors de la visite de Jed à l’immense écrivain, qu’il vit comme un misanthrope et se couche tôt le soir, une bouteille de rouge à portée. Il a beau avoir fait fortune avec ses livres, on ne le croira peut-être pas, Houellebecq n’est pas heureux. Il n’est même pas intéressé par le portrait que Jed fera de lui pour le remercier de sa contribution. Ce n’est pourtant pas un mince cadeau. Définitivement lancé dans le milieu, Jed voit sa cote sur le marché atteindre des sommets : le portrait de Houellebecq est estimé à près d’un million d’Euros ! Mais pour Houellebecq déjà plein aux as, qu’est-ce que cette menue monnaie ?
3- Publicité des mondains parisiens
L’auteur profite de cette ascension sociale de Jed pour faire alors, sous leur propre patronyme, la publicité des figures du sordide milieu parisien où il évolue : plastronnent l’inévitable Beigbeder et les poupées de la télévision, genre Jean-Pierre Pernaud lors d’une des fêtes insolentes que ces parvenus se donnent entre eux. On objectera que c’est de l’ironie. Alors elle ressemble furieusement à l’humour corrézien de Jacques Chirac qui feint de railler ce qu’il chérit (4) .
4- Publicité de la police, remerciée par l’auteur en fin de livre
Puis patatras ! On sombre, en troisième partie, sans crier gare dans le mauvais roman policier. Rentré dans sa région natale française et devenu riche propriétaire terrien faute de savoir que faire d’autre de son immense fortune, Houellebecq est assassiné de façon atroce : son cadavre a été dépecé et mutilé ! Qu’on n’attende pas une enquête avec une collecte d’indices et une confrontation d’hypothèses vraisemblables à partir de témoignages et d’une reconstitution ! Non, on ne suit que les états d’âme des flics chargés de l’affaire jusqu’au jour où, tombant du ciel comme « deus ex machina » sans qu’on sache trop comment, le meurtrier est arrêté. Sans doute, l’auteur fatigué a-t-il senti que son lecteur le serait aussi, et décidé de mettre enfin des bornes… à ce « territoire » sans fin dont il avait perdu « la carte ». À vrai dire, voilà sans doute une justification du titre. Mais l’auteur n’y a peut-être pas songé !
4- La médiocrité du personnage principal et du style
1- Le contre exemple : « L’Étranger » d’Albert Camus
- Meursault, un héros médiocre mais grandi par la tragédie où il sombre
On ne reprochera pas à l’auteur la médiocrité de Jed, son héros. Des remarques cyniques, jetées ici et là, en effet, ne suffisent pas à lui donner de l’épaisseur. Il n’en a pas plus qu’un des joyeux drilles de la bande des « Pieds Nickelés ».
Meursault, le personnage de « L’Étranger » d’Albert Camus, est aussi un individu d’une rare inconsistance, incapable de savoir ce qu’il veut ou s’il aime Marie, son amie, quand elle le lui demande.
Mais Camus a l’art d’agencer les mots. Sa phrase est ciselée, frappe, fait image. On se laisse volontiers sous son charme entraîner dans les aventures plus ou moins ennuyeuses de Meursault, qui finit malgré lui par susciter un intérêt quand, pour le meurtre fortuit d’un homme qu’il n’a pas voulu, il est broyé par une justice inhumaine. On en vient à partager son désespoir face à l’aumônier qui, à la veille de sa mort, vient le détourner avec ses rêves d’un au-delà de ce qui lui reste de vie terrestre et qu’il n’a pas su goûter à sa juste saveur comme « la bouche de Marie » ou « un cheveu de femme » ! Et comme on comprend sa rage au cœur qui lui fait souhaiter une foule de spectateurs haineux présents à son exécution ! Qu’a-t-il de commun avec la tourbe de ses prétendus semblables ? Il leur est « étranger ».
2- L’énoncé de mode d’emploi pour style de Houellebecq
Houellebecq n’est pas Camus. On passe sur ses incorrections : il n’aime pas la concordance des temps apparemment. Peu importe ! Ce n’est pas aussi grave que la platitude de son style qui s’apparente à l’énoncé de mode d’emploi qu’on trouve dans les recettes ou les notices d’une encyclopédie par exemple. Ce n’est pas un hasard si Houellebecq use de quasi copier/coller pour renseigner son lecteur qui n’en peut mais, sur les mouches, « la musca domestica » en particulier, les servitudes de la police et de la gendarmerie, le tourisme provincial et tutti quanti. C’est à mourir d’ennui.
Qu’a-t-on appris de ce livre, en fin de compte, à défaut de s’être diverti ? L’art officiel contemporain est une imposture ? On le sait depuis longtemps : Yasmina Reza a signé une pièce d’une autre tenue, « Art » en 1994, dénonçant ses surprises qui font son sinistre ordinaire : « Je ne crois pas aux valeurs qui régissent l’art d’aujourd’hui, dit Marc réfractaire à son ami Serge, le snob. La loi du nouveau, la loi de la surprise... La surprise est une chose morte. Morte, à peine conçue, Serge ». On découvre aussi que Houellebecq, pourtant immensément riche, n’est pas heureux. On le savait aussi : l’argent ne fait pas le bonheur… mais il aide à faire les commissions ! Quelle autre carte garder de ce désert d’ennui sans une oasis où se réfugier, qu’est ce livre insipide ? Le prix Goncourt qui lui a été attribué est, en revanche, une carte assez précise du territoire dévasté des lettres officielles françaises. Paul Villach
(1) Romain Gary, « Vie et mort d’Émile Ajar », Éditions Gallimard, 1981.
(2) Paul Villach, « Acheté ou vendu, un "Con gourd" pour "clouer l’bec" ? », AgoraVox, 12 novembre 2010
« À l’animateur Thierry Ardisson qui lui rappelait qu’il avait dit que « (son) éditeur, en l’occurrence Flammarion, n’avait pas de ligne budgétaire pour acheter les jurés », il avait répondu : « Ben oui ! Mais ça c’est pas un scoop ! Enfin, il paraît que c’est un scoop qu’un écrivain le dise. J’ai entendu des éditeurs le dire. Donc, je n’avais pas l’impression de dire un truc si choquant que ça. Je croyais que tout le monde le savait déjà, quoi ! J’ai dit ça un peu imprudemment, mais je pensais que tout le monde le savait »
(3) Paul Villach, « « La carte et le territoire », le rappel salutaire d’une règle d’information trop ignorée », AgoraVox, 10 septembre 2010.
(4) Paul Villach, « L’humour chiraquien dans l’art de trahir son camp ? », AgoraVox, 13 juin, 2011.