Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes

Récemment, j'ai publié un article pour souligner combien il semble maladroit de citer des phrases philosophiques ou des pensées historiques hors contexte pour justifier des positions politiques contemporaines (1). Ces détournements, aussi fréquents qu'insidieux, trahissent l'esprit originel des auteurs…
Prenons l’exemple de cette citation attribuée à Jacques-Bénigne Bossuet, éminent homme d'Église et écrivain du XVIIème siècle : « Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes ». Néanmoins, celle-ci ne figure dans aucune de ses publications. Ce qu'il coucha véritablement sur la feuille blanche se trouve dans son Histoire des variations des Églises protestantes (1688) : « Mais Dieu se rit des prières qu'on lui fait pour détourner les malheurs publics, quand on ne s'oppose pas à ce qui se fait pour les attirer ».
Certains argumenteront que l’énoncé bien connu, nonobstant une légère déformation, traduit l’idée générale et reste parfaitement fidèle à l’esprit de Bossuet. Pourtant, cette affirmation ne résiste pas à l’analyse approfondie de cet écrit et du contexte historique. Non, la lettre ne respecte pas l’esprit. Cette critique de Bossuet ne se voulait pas universelle, ni intemporelle. En effet, la citation authentique s’inscrit dans un cadre bien précis : Bossuet dénonçait l’hypocrisie d’un disciple de Martin Luther qui pleurait les violences religieuses tout en soutenant la prétendue réforme protestante. Pour rappel, cette dernière fut à l’origine de nombreux conflits ayant fragmenté l’Europe, ainsi que des huit guerres de Religion qui déchirèrent notre pays.
De plus, la version déformée – « Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes » – perd son sens profond si certains la détachent de son contexte. Érigée en axiome universel, elle ouvre la porte à une interprétation plus large et plus souple, susceptible d’être instrumentalisée pour justifier toutes sortes de discours politiques ou moraux.
Ce procédé argumentatif me paraît très contestable, voire douteux, parce que cette métamorphose nuit vraiment à l’honnêteté intellectuelle nécessaire au débat public. Cela n’étonnera nullement les lecteurs lucides de constater que de nombreux politiques et des journalistes l’emploient très régulièrement.
J’ajoute que cette simplification efface l’intention polémique et théologique de Bossuet pour en faire un énoncé global, ce qu’elle n’était jamais censée être, pour la transformer en une formule insipide et vide de sens. Il ne s’agit pas seulement d’une question de fidélité littéraire, mais d’honnêteté intellectuelle envers les idées et leur contexte.
Je déplore que cette fausse citation se répande sur internet, au point d’être relayée par d’innombrables sites, y compris ceux qui se présentent comme des références en matière de citations. Une rapide recherche suffit à relever son omniprésence, des forums de discussions à des articles de presse, en passant par des plateformes éducatives et même des ouvrages numériques. Cette prolifération illustre non seulement la portée manifeste des nouvelles technologies sur la diffusion d’informations, mais également leurs limites face à certaines carences culturelles. Elle prouve l’absence d’esprit critique chez bon nombre de nos contemporains.
Effectivement, les nouvelles technologies de l’information et de la communication, aussi puissante soient-elles pour diffuser des idées, ne compensent pas le manque de rigueur ou de culture générale. Si internet offre un accès sans précédent, et quelque peu effrayant, à des ressources documentaires quasi illimitées, il peut se transformer en un formidable amplificateur d’erreurs.
Ainsi, une citation erronée, mal attribuée, fausse ou sortie de son contexte devient virale parce qu’elle sera relayée sans vérification préalable par des milliers d’utilisateurs. Ces multiples reprises finissent par lui conférer une apparence de légitimité. Assurément, à l’ère de la démocratie des réseaux sociaux et des échanges numériques, le nombre fait, hélas, office de vérité.
Ce constat symbolise une faiblesse à la fois intellectuelle et culturelle préoccupante : beaucoup de personnes, par manque de temps, de connaissances ou de pratiques ne vérifient pas les sources d’une information avant de la publier sur les réseaux sociaux ou de l’employer lors de discussions. Cette absence de vérification se voit exacerbée par les algorithmes des moteurs de recherche qui privilégient les contenus les plus populaires et non les plus fiables. Résultat : des faussetés se glissent dans des articles de vulgarisation ou sur des plateformes pédagogiques, avant d’être reprises par des internautes peu avertis, perpétuant ainsi un cercle vicieux d’approximations.
Quand j’étais enseignant, je rappelais toujours à mes élèves l’importance de remonter aux sources et surtout de les confronter. Cet exercice indispensable permet d’éviter les maladresses et de ne pas tomber dans certains pièges. Les réseaux sociaux et autres plateformes numériques de promotion de contenus ne corrigent pas encore automatiquement les biais générés par la propagation massive et incontrôlée de données inexactes ou fausses. Pour l’instant, une intervention humaine demeure indispensable pour rectifier les irrégularités factuelles et les imprécisions. Espérons qu’il en soit toujours ainsi…
De fait, la popularité de cette fausse citation – comme de tant d’autres sur Internet, où ce phénomène prolifère – démontre combien il s’avère crucial d’allier l’usage des outils numériques à une solide formation intellectuelle. Selon moi, il demeure essentiel que les jeunes générations soient bien formées, selon l’adage : « Mieux vaut une tête bien faite qu’une tête bien pleine ».
En réalité, à l’heure des fausses nouvelles, l’enjeu majeur n’est pas seulement d’accéder à l’information, aux savoirs et à la connaissance, mais aussi d’en discerner la qualité, de vérifier les sources et de replacer chaque propos dans son contexte. En somme, si nous souhaitons réellement enrichir les débats actuels, résistons à la tentation du simplisme.
De nos jours, malheureusement, la rapidité de propagation l’emporte très régulièrement sur la rigueur, transformant des approximations ou des erreurs en vérités admises par presque tous. L’instantanéité numérique et le culte déplorable de l’éphémère encouragent le minimalisme à outrance, au détriment de la nuance ou de l’exactitude.
Si nous voulons véritablement nous inspirer des plus grands écrivains des siècles passés, commençons par les citer correctement afin de respecter toute la profondeur de leur pensée. Dans son livre intitulé Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte, Bossuet rédigea une réflexion que je livre à votre sagacité : « Les vraies études sont celles qui apprennent les choses à la vie humaine »…
(1) À Rome, fais comme les Romains, janvier 2025