samedi 1er février - par Franck ABED

Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes

Récemment, j'ai publié un article pour souligner combien il semble maladroit de citer des phrases philosophiques ou des pensées historiques hors contexte pour justifier des positions politiques contemporaines (1). Ces détournements, aussi fréquents qu'insidieux, trahissent l'esprit originel des auteurs…

Prenons l’exemple de cette citation attribuée à Jacques-Bénigne Bossuet, éminent homme d'Église et écrivain du XVIIème siècle : « Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes ». Néanmoins, celle-ci ne figure dans aucune de ses publications. Ce qu'il coucha véritablement sur la feuille blanche se trouve dans son Histoire des variations des Églises protestantes (1688) : « Mais Dieu se rit des prières qu'on lui fait pour détourner les malheurs publics, quand on ne s'oppose pas à ce qui se fait pour les attirer ».

Certains argumenteront que l’énoncé bien connu, nonobstant une légère déformation, traduit l’idée générale et reste parfaitement fidèle à l’esprit de Bossuet. Pourtant, cette affirmation ne résiste pas à l’analyse approfondie de cet écrit et du contexte historique. Non, la lettre ne respecte pas l’esprit. Cette critique de Bossuet ne se voulait pas universelle, ni intemporelle. En effet, la citation authentique s’inscrit dans un cadre bien précis : Bossuet dénonçait l’hypocrisie d’un disciple de Martin Luther qui pleurait les violences religieuses tout en soutenant la prétendue réforme protestante. Pour rappel, cette dernière fut à l’origine de nombreux conflits ayant fragmenté l’Europe, ainsi que des huit guerres de Religion qui déchirèrent notre pays.

De plus, la version déformée – « Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes » – perd son sens profond si certains la détachent de son contexte. Érigée en axiome universel, elle ouvre la porte à une interprétation plus large et plus souple, susceptible d’être instrumentalisée pour justifier toutes sortes de discours politiques ou moraux.

Ce procédé argumentatif me paraît très contestable, voire douteux, parce que cette métamorphose nuit vraiment à l’honnêteté intellectuelle nécessaire au débat public. Cela n’étonnera nullement les lecteurs lucides de constater que de nombreux politiques et des journalistes l’emploient très régulièrement.

J’ajoute que cette simplification efface l’intention polémique et théologique de Bossuet pour en faire un énoncé global, ce qu’elle n’était jamais censée être, pour la transformer en une formule insipide et vide de sens. Il ne s’agit pas seulement d’une question de fidélité littéraire, mais d’honnêteté intellectuelle envers les idées et leur contexte.

Je déplore que cette fausse citation se répande sur internet, au point d’être relayée par d’innombrables sites, y compris ceux qui se présentent comme des références en matière de citations. Une rapide recherche suffit à relever son omniprésence, des forums de discussions à des articles de presse, en passant par des plateformes éducatives et même des ouvrages numériques. Cette prolifération illustre non seulement la portée manifeste des nouvelles technologies sur la diffusion d’informations, mais également leurs limites face à certaines carences culturelles. Elle prouve l’absence d’esprit critique chez bon nombre de nos contemporains.

Effectivement, les nouvelles technologies de l’information et de la communication, aussi puissante soient-elles pour diffuser des idées, ne compensent pas le manque de rigueur ou de culture générale. Si internet offre un accès sans précédent, et quelque peu effrayant, à des ressources documentaires quasi illimitées, il peut se transformer en un formidable amplificateur d’erreurs.

Ainsi, une citation erronée, mal attribuée, fausse ou sortie de son contexte devient virale parce qu’elle sera relayée sans vérification préalable par des milliers d’utilisateurs. Ces multiples reprises finissent par lui conférer une apparence de légitimité. Assurément, à l’ère de la démocratie des réseaux sociaux et des échanges numériques, le nombre fait, hélas, office de vérité.

Ce constat symbolise une faiblesse à la fois intellectuelle et culturelle préoccupante : beaucoup de personnes, par manque de temps, de connaissances ou de pratiques ne vérifient pas les sources d’une information avant de la publier sur les réseaux sociaux ou de l’employer lors de discussions. Cette absence de vérification se voit exacerbée par les algorithmes des moteurs de recherche qui privilégient les contenus les plus populaires et non les plus fiables. Résultat : des faussetés se glissent dans des articles de vulgarisation ou sur des plateformes pédagogiques, avant d’être reprises par des internautes peu avertis, perpétuant ainsi un cercle vicieux d’approximations.

Quand j’étais enseignant, je rappelais toujours à mes élèves l’importance de remonter aux sources et surtout de les confronter. Cet exercice indispensable permet d’éviter les maladresses et de ne pas tomber dans certains pièges. Les réseaux sociaux et autres plateformes numériques de promotion de contenus ne corrigent pas encore automatiquement les biais générés par la propagation massive et incontrôlée de données inexactes ou fausses. Pour l’instant, une intervention humaine demeure indispensable pour rectifier les irrégularités factuelles et les imprécisions. Espérons qu’il en soit toujours ainsi…

De fait, la popularité de cette fausse citation – comme de tant d’autres sur Internet, où ce phénomène prolifère – démontre combien il s’avère crucial d’allier l’usage des outils numériques à une solide formation intellectuelle. Selon moi, il demeure essentiel que les jeunes générations soient bien formées, selon l’adage : « Mieux vaut une tête bien faite qu’une tête bien pleine ».

En réalité, à l’heure des fausses nouvelles, l’enjeu majeur n’est pas seulement d’accéder à l’information, aux savoirs et à la connaissance, mais aussi d’en discerner la qualité, de vérifier les sources et de replacer chaque propos dans son contexte. En somme, si nous souhaitons réellement enrichir les débats actuels, résistons à la tentation du simplisme.

De nos jours, malheureusement, la rapidité de propagation l’emporte très régulièrement sur la rigueur, transformant des approximations ou des erreurs en vérités admises par presque tous. L’instantanéité numérique et le culte déplorable de l’éphémère encouragent le minimalisme à outrance, au détriment de la nuance ou de l’exactitude.

Si nous voulons véritablement nous inspirer des plus grands écrivains des siècles passés, commençons par les citer correctement afin de respecter toute la profondeur de leur pensée. Dans son livre intitulé Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte, Bossuet rédigea une réflexion que je livre à votre sagacité : « Les vraies études sont celles qui apprennent les choses à la vie humaine »…

 

(1) À Rome, fais comme les Romains, janvier 2025



14 réactions


  • Julian Dalrimple-sikes Julian Dalrimple-sikes 1er février 16:26

    Salutations, la phrase complete que je connais est celle ci :

    "Mais Dieu se rit des prières qu’on lui fait pour détourner les malheurs publics quand on ne s’oppose pas à ce qui se fait pour les attirer. Que dis-je ? Quand on l’approuve et qu’on y souscrit."

    Bossuet, Oeuvres Complètes IV, édition Vivès, p. 145, "Histoire des variations des églises protestantes

    Votre citations n’est pas complete, ceci ne me gene pas..Bossuet non plus.

    Mais il se trouve que elle a aussi un contexte plus large...

    elle complete, POUR MOI, et sûrement d’autres, celle de Étienne de la Boétie vers 1500 à la louche donc environ

    Ce maître n’a pourtant que deux yeux, deux mains, un corps, et rien de plus que n’a le dernier des habitants du nombre infini de nos villes. Ce qu’il a de plus, ce sont les moyens que vous lui fournissez pour vous détruire. D’où tire-t-il tous ces yeux qui vous épient, si ce n’est de vous ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s’il ne vous les emprunte ? Les pieds dont il foule vos cités ne sont-ils pas les vôtres ? A-t-il pouvoir sur vous, qui ne soit de vous-mêmes ? Comment oserait-il vous assaillir, s’il n’était d’intelligence avec vous ? Quel mal pourrait-il vous faire, si vous n’étiez les receleurs du larron qui vous pille, les complices du meurtrier qui vous tue et les traîtres de vous-mêmes ?


    Mes respects


    • Seth 1er février 17:57

      @Julian Dalrimple-sikes

      Merci de citer La Boëtie, il m’est venu immédiatement à l’esprit aussi. Peut être parce que lui et moi sommes nés dans la même ville où je n’ai pu m’empêcher de revenir.

      Plaisanterie mise à part, son Discours court et concentré est un texte politique incontournable maintes fois interdit, une analyse profondément et froidement réaliste. Un pré-marxiste dans un certain sens.


    • Julian Dalrimple-sikes Julian Dalrimple-sikes 2 février 07:23

      @Seth

      Salutations, je vous en prie.
      Vous êtes né dans un très bel endroit en tous les cas , comme Étienne.
      Je ne sais si ce fut une analyse ou autre chose ( vision etc ) concernant ce texte, il montre en clair, entre autre, comment et pourquoi 1% dominent à ce point 99%...dit t’on, alors que le fait est autre..
      qui est pour moi du moins, que 100% d’humains , avec sûrement ici et là des exceptions qui ne pèsent pas sur l’ensemble, ayant choisit de ne pas coopérer avec équité ne peuvent que tous être en combat , ce qui donne tout le reste y compris cette pseudo compétition qui cache le réel d’une élimination,spoliation , guerres , massacres, tortures etc
      Oui le discours court et concentré de E. de la Boétie écrit vers 18 ans je crois est un concentré qui dit et montre tant de choses ..
      remarquable..
      Mes respects..


    • Julian Dalrimple-sikes Julian Dalrimple-sikes 2 février 07:34

      @Julian Dalrimple-sikes

      Ce combat mettant au sommet ceux qui coopèrent sur au moins quelque chose, je les appelle les truands du sommet , eux préfèrent dire élites..
      Sur ce sujet ils sont moins « cons » que la masse, con entre «  » car nous sommes tous le con de quelqu’un..écouter Brassens le roi des cons..
      La masse sur rien,
      Car la coopération est absolument supérieure à la guerre entre tous ( compétition = élimination)
      Ces gens sont bien sur au pouvoir dans notre présent, ce sont des truands financiers ou autre qui eux coopèrent pour niquer les autres, et cela nous ramène de suite à Étienne de la Boétie .
      LA boucle est bouclée, elle est simple à voir et à changer.
      Apparemment nous ne voulons pas..
      dès lors alea jacta est..
      un alea intégralement prévisible..
      Bien sur je répète cela sans arrêt, c’est une clé majeure, pour sortir de cet enfer dorée pour certains mais enfer mental total quand meme, et avec bombes et torture etc pour d’autres, comme chaque jours nous faisons et refaisons encore et encore la meme chose donc erreur de chemin depuis des millénaires, refaisons les mêmes erreurs profondes menant au désastre humain...
      ce qui avouons le est fort dommageable.


  • Opposition contrôlée Opposition contrôlée 1er février 18:30

    il s’avère crucial d’allier l’usage des outils numériques à une solide formation intellectuelle.

    Vous avez parfaitement raison. J’ai même l’impression que vous faite un très bon usage de ces outils, une grosse partie du texte de l’article respire la génération IA. Et tant mieux, et pourquoi pas. Tant que l’IA reste sous contrôle et relecture d’un humain responsable.



    • Eric F Eric F 1er février 19:12

      @Opposition contrôlée
      Dans la mesure où l’IA reproduit la démarche intellectuel de l’analyste, il n’est pas étonnant qu’une analyse puisse ressembler à ce qu’aurait pu donner l’IA.


  • Eric F Eric F 1er février 19:18

    Est-ce vraiment certain que la formule originelle de Bossuet ne puisse être valablement appliquée qu’au contexte précis dans laquelle elle a été appliquée ? Je ne le pense pas, et je trouve même que la formulation simplifiée courante est très judicieuse.

    Alors pour la forme, on devrait dire ’’pour paraphraser Bossuet’’ plutôt que ’’comme l’a écrit Bossuet’’, mais bon, ce n’est pas si grave.


  • SilentArrow 2 février 02:29

    @Franck ABED

    Pas plus tard que hier, je répondais à un auteur qui citait la version simplifiée à l’envers et en l’attribuant à Einstein. ici


  • Aristide Aristide 2 février 14:46

    Selon moi, il demeure essentiel que les jeunes générations soient bien formées, selon l’adage : « Mieux vaut une tête bien faite qu’une tête bien pleine ».


    Par qui et avec quelles idées ?

    Je ne suis pas sûr qu’une tête bien faite, qui peut être bien conformée, soit préférable à une tête bien pleine, qui est surement bien plus capable de discernement…


  • Zolko Zolko 2 février 14:59

    @l’auteur : mouais, pas très convaincant. Ce n’est peut-être pas la citation d’origine, et ça ne reflète peut-être même pas l’idée initiale, mais la citation connue est quand-même très pertinente, et rejoint un autre « dicton » : la route vers l’enfer est pavé de bonnes intentions.

     

    Et je trouve effectivement très drôle de voire certaines personnes se plaindre des effet secondaires ? de leurs choix. C’est particulièrement croustillant de voir les justifications des « Verts » Allemands lors de la campagne électorale en ce moment : promouvoir les voitures électriques et fermer les centrales nucléaires, sanctionner la Russie et voire les prix de l’énergie exploser, puis s’étonner que les gens votent AfD ! Dieu doit bien se marrer


    • Seth 2 février 16:26

      @Zolko

      Je trouve aussi ce reproche à cette citation paraphrasée un peu discutable, d’autant plus qu’elle est très juste et se vérifie chaque jour.

      Après tout, on voit bien incessament une certaine gauche « culturisée » citer Tocqueville, Arendt, Orwell voire même Confucius sans se préoccuper outre mesure de la position exacte et des actions de ces gens là.

      Ça va avec la citation hors contexte « la religion est l’opium du peuple » que sortent à tout bout de champ les athées fondamentalistes en prétendant démontrer ainsi que Marx voulait abattre les religions. smiley


  • L'apostilleur L’apostilleur 2 février 22:20

    @ l’auteur 

    Avec cet adage à l’appui de votre conseil ; « ..il demeure essentiel que les jeunes générations soient bien formées, selon l’adage : « Mieux vaut une tête bien faite qu’une tête bien pleine ».. » on comprend que « bien faite » traduit capable d’esprit critique.

    Ce qui dans ce cas pourrait s’entendre indépendamment des parcours de chacun, si on admet que cette disposition peut se trouver chez chacun, formé ou pas.

    Ici donc, « une tête bien faite » pourrait aussi n’être pas« formée »,  comment alors expliquer que certains s’en dispensent, sauf à penser qu’une tête pourrait n’être pas « bien faite ».

    Cela se pourrait-il ?




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