Du bon sens et de l’expérience dans l’art d’enseigner
Le ministre de l’Éducation Nationale Jean-Michel Blanquer est actuellement au centre de nombreux débats avec ses « recommandations » visant à remettre les « fondamentaux » de l’écriture et du calcul au cœur de l’enseignement dispensé aux élèves de l’école élémentaire. Dans ce contexte, petite réflexion actualisée* sur « l’art d’enseigner »...
« L’art de fortifier ne consiste pas dans les règles et les systèmes, mais uniquement dans le bon sens et l’expérience. » L’homme qui a écrit cette phrase, un certain Sébastien Le Prestre, marquis de Vauban, savait de quoi il parlait, et nombre de ses œuvres, des marches flamandes à celles de l’Italie et de l’Espagne, sans oublier les façades maritimes de notre pays, subsistent encore de nos jours en France pour témoigner de ce que fut son génie d’architecte militaire.
Un tel langage peut paraître surprenant sous la plume d’un ingénieur qui, avant d’être un bâtisseur reconnu, fut surtout un concepteur, un théoricien. Un technocrate, dirions-nous aujourd’hui. Et pourtant ce langage est le fruit d’une analyse objective qui, très vite, a conduit Vauban à subordonner le concept à la finalité. Puisant dans l’observation lors des batailles auxquelles il a participé, le Technocrate s’est effacé derrière le Pragmatique pour réaliser l’œuvre que l’on connaît et s’imposer comme La référence en matière de fortifications militaires.
Quel rapport avec l’enseignement ? Aucun, a priori. Et pourtant, à bien y regarder, enseigner c’est aussi construire, pierre après pierre, pan après pan, un monument de connaissances, un rempart contre l’ignorance et l’obscurantisme, un ouvrage immatériel permettant à chacun de défendre ses intérêts dans une société de concurrence et de rivalités. C’est aussi contribuer à l’édification, bastion après bastion, redoute après redoute, d’une citadelle de compétences nouvelles, de nouveaux savoir-faire, de qualifications reconnues. C’est enfin consolider les acquis, autrement dit les fortifier.
Le rapport avec l’enseignement est donc beaucoup plus étroit qu’il n’y paraît de prime abord, et l’on peut sans difficulté transposer l’affirmation de Vauban à ce domaine : « L’art d’enseigner ne consiste pas dans les règles et les systèmes, mais essentiellement dans le bon sens et l’expérience. »
Seule modification par rapport au texte original : le remplacement du mot uniquement par l’adverbe essentiellement, plus nuancé mais aussi plus réaliste, l’usage d’un cadre réglementaire et le recours a d’éprouvés référentiels pédagogiques apparaissant, quoi qu’on en pense, indispensables, ne serait-ce que pour baliser les premiers pas des nouveaux entrants dans le métier ou rassurer les professionnels en proie au doute.
Mais cela n’est pas suffisant : il appartient aux acteurs de l’enseignement, à tous les niveaux, de faire en sorte que ce cadre réglementaire et ces référentiels pédagogiques n’agissent pas de manière dictatoriale dans le processus éducatif, au risque de faire avorter les initiatives orientées, ici et là, vers une efficacité accrue sur le terrain en fonction des publics rencontrés et des spécificités sociologiques du lieu d’enseignement.
À noter que le mot « art » est en l’occurrence à prendre dans le sens de « manière », l’enseignant (ou le formateur, car la problématique n’est guère différente) n’agissant évidemment pas comme un « artiste », mais de facto comme un « artisan » de la transmission du savoir et de l’acquisition des savoir-faire ; rien à voir avec une quelconque recherche de la beauté ou de l’expression d’un concept novateur.
En définitive, et sans vouloir nier le rôle – ô combien irremplaçable ! – de l’expérience, les maître-mots de cette citation me semblent être « bon sens ». Hélas ! il est à craindre (n’en déplaise à Descartes et à son fameux Discours de la méthode) que ce fameux « bon sens » ne soit pas « la chose la mieux partagée du monde ». Le sociologue Gustave Le Bon prétend même dans son recueil de pensées brèves Hier et Demain que « beaucoup d’hommes sont doués de raison, très peu de bon sens. »
Lequel pense juste ? Probablement les deux. Simplement, le bon sens sommeille chez la plupart d’entre nous, enseignants ou pas, et ne vient éclairer nos actions que de manière épisodique ou en brillant d’un éclat trop faible pour modifier nos comportements d’inspiration technocratique ou dictés par une routine obsolète. Il importe donc de réveiller ce bon sens et de lui rendre l’importance qui lui revient. Ne serait-ce que pour donner tort à Bernard Grasset qui, dans ses Remarques sur l’action, n’hésite pas à affirmer que « la solution de bon sens est la dernière à laquelle pensent les spécialistes. »
L’éditeur se montre en l’occurrence bien sévère. Non sans raisons, il faut bien en convenir au vu de certaines usines à gaz réglementaires ou édifices intellectuels inutilement complexes dont les experts ministériels ont le secret. Quoi qu’il en soit – et quel que soit notre domaine d’activité –, ne soyons pas de ces spécialistes-là, si souvent déconnectés des réalités du terrain et des évolutions sociétales. Mais, de la nécessité d’éviter cet écueil, il va de soi que nous sommes déjà tous convaincus. Simple question de… bon sens !
* Cet article est basé sur un texte de 2009, modifié et complété