lundi 30 avril 2018 - par Fergus

Du bon sens et de l’expérience dans l’art d’enseigner

Le ministre de l’Éducation Nationale Jean-Michel Blanquer est actuellement au centre de nombreux débats avec ses « recommandations » visant à remettre les « fondamentaux » de l’écriture et du calcul au cœur de l’enseignement dispensé aux élèves de l’école élémentaire. Dans ce contexte, petite réflexion actualisée* sur « l’art d’enseigner »...

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Photo Ouest-France (école élémentaire de Bourbriac, Côtes d’Armor)

 « L’art de fortifier ne consiste pas dans les règles et les systèmes, mais uniquement dans le bon sens et l’expérience. » L’homme qui a écrit cette phrase, un certain Sébastien Le Prestre, marquis de Vauban, savait de quoi il parlait, et nombre de ses œuvres, des marches flamandes à celles de l’Italie et de l’Espagne, sans oublier les façades maritimes de notre pays, subsistent encore de nos jours en France pour témoigner de ce que fut son génie d’architecte militaire.

Un tel langage peut paraître surprenant sous la plume d’un ingénieur qui, avant d’être un bâtisseur reconnu, fut surtout un concepteur, un théoricien. Un technocrate, dirions-nous aujourd’hui. Et pourtant ce langage est le fruit d’une analyse objective qui, très vite, a conduit Vauban à subordonner le concept à la finalité. Puisant dans l’observation lors des batailles auxquelles il a participé, le Technocrate s’est effacé derrière le Pragmatique pour réaliser l’œuvre que l’on connaît et s’imposer comme La référence en matière de fortifications militaires.

Quel rapport avec l’enseignement ? Aucun, a priori. Et pourtant, à bien y regarder, enseigner c’est aussi construire, pierre après pierre, pan après pan, un monument de connaissances, un rempart contre l’ignorance et l’obscurantisme, un ouvrage immatériel permettant à chacun de défendre ses intérêts dans une société de concurrence et de rivalités. C’est aussi contribuer à l’édification, bastion après bastion, redoute après redoute, d’une citadelle de compétences nouvelles, de nouveaux savoir-faire, de qualifications reconnues. C’est enfin consolider les acquis, autrement dit les fortifier.

Le rapport avec l’enseignement est donc beaucoup plus étroit qu’il n’y paraît de prime abord, et l’on peut sans difficulté transposer l’affirmation de Vauban à ce domaine : « L’art d’enseigner ne consiste pas dans les règles et les systèmes, mais essentiellement dans le bon sens et l’expérience. »

Seule modification par rapport au texte original : le remplacement du mot uniquement par l’adverbe essentiellement, plus nuancé mais aussi plus réaliste, l’usage d’un cadre réglementaire et le recours a d’éprouvés référentiels pédagogiques apparaissant, quoi qu’on en pense, indispensables, ne serait-ce que pour baliser les premiers pas des nouveaux entrants dans le métier ou rassurer les professionnels en proie au doute.

Mais cela n’est pas suffisant : il appartient aux acteurs de l’enseignement, à tous les niveaux, de faire en sorte que ce cadre réglementaire et ces référentiels pédagogiques n’agissent pas de manière dictatoriale dans le processus éducatif, au risque de faire avorter les initiatives orientées, ici et là, vers une efficacité accrue sur le terrain en fonction des publics rencontrés et des spécificités sociologiques du lieu d’enseignement.

À noter que le mot « art » est en l’occurrence à prendre dans le sens de « manière », l’enseignant (ou le formateur, car la problématique n’est guère différente) n’agissant évidemment pas comme un « artiste », mais de facto comme un « artisan » de la transmission du savoir et de l’acquisition des savoir-faire ; rien à voir avec une quelconque recherche de la beauté ou de l’expression d’un concept novateur.

En définitive, et sans vouloir nier le rôle – ô combien irremplaçable ! – de l’expérience, les maître-mots de cette citation me semblent être « bon sens ». Hélas ! il est à craindre (n’en déplaise à Descartes et à son fameux Discours de la méthode) que ce fameux « bon sens » ne soit pas « la chose la mieux partagée du monde ». Le sociologue Gustave Le Bon prétend même dans son recueil de pensées brèves Hier et Demain que « beaucoup d’hommes sont doués de raison, très peu de bon sens. »

Lequel pense juste ? Probablement les deux. Simplement, le bon sens sommeille chez la plupart d’entre nous, enseignants ou pas, et ne vient éclairer nos actions que de manière épisodique ou en brillant d’un éclat trop faible pour modifier nos comportements d’inspiration technocratique ou dictés par une routine obsolète. Il importe donc de réveiller ce bon sens et de lui rendre l’importance qui lui revient. Ne serait-ce que pour donner tort à Bernard Grasset qui, dans ses Remarques sur l’action, n’hésite pas à affirmer que « la solution de bon sens est la dernière à laquelle pensent les spécialistes. »

L’éditeur se montre en l’occurrence bien sévère. Non sans raisons, il faut bien en convenir au vu de certaines usines à gaz réglementaires ou édifices intellectuels inutilement complexes dont les experts ministériels ont le secret. Quoi qu’il en soit – et quel que soit notre domaine d’activité –, ne soyons pas de ces spécialistes-là, si souvent déconnectés des réalités du terrain et des évolutions sociétales. Mais, de la nécessité d’éviter cet écueil, il va de soi que nous sommes déjà tous convaincus. Simple question de… bon sens !

Cet article est basé sur un texte de 2009, modifié et complété



20 réactions


  • gruni gruni 30 avril 2018 09:55

    Bonjour Fergus


    Le bon sens à l’école et dans tous les autres domaines également, c’est tellement évident qu’on se demande pourquoi il aura fallu attendre aussi longtemps pour revenir aux fondamentaux. Faut espérer que le prochain ministre de l’éducation aura le bon sens de ne pas changer encore une fois les règles. 

    • Fergus Fergus 30 avril 2018 10:08

      Bonjour, gruni

      Je partage évidemment ton avis. Par chance, il s’est trouvé au fil du temps des enseignants qui, sans être totalement réfractaires aux modes pédagogiques du temps, ne leur ont pas sacrifié non plus ces fameux « fondamentaux », et cela pour le plus grand profit de leurs élèves.


  • JC_Lavau JC_Lavau 30 avril 2018 10:38

    Le « bon sens », en toutes circonstances et dans toutes les bouches, c’est « Ben voyons ! Le mien à moi que j’ai ! Comment oseriez vous ne pas en être d’accord ? »


    • Fergus Fergus 30 avril 2018 11:50

      Bonjour, JC_Lavau

      J’avoue ne pas bien comprendre le sens de votre commentaire. Sauf à vouloir dire que le « bon sens » de l’un n’est pas forcément celui de l’autre. Ce que je ne conteste pas. Mais on parle là de bon sens appliqué à des règles par trop contraignantes et peu efficaces en termes d’enseignement. Dès lors, la solution de bon sens de l’un comme de l’autre peut-être bonne même si elles diffèrent dans l’application.


    • JC_Lavau JC_Lavau 30 avril 2018 12:12

      @Fergus. On attend encore le rhétoriqueur qui n’entourloupe pas en invoquant « le bon sens ».

      Joël Sternheimer qui vend des« protéodies » pour charmer les courgettes et les tomates, invoque « le bon sens ».
      Ma môman s’esclaffait bruyamment que ceux qui s’imaginent qu’un lave-linge de 5 kg et un lave-linge de 50 kg ont des consommations différentes, n’ont aucun « bon sens » et ne savent même pas faire un problème de certificat d’études.
      Jean Jouzel invoque lui aussi « le bon sens » : « Le réchauffement climatique est là, chacun le sent bien ! ».

      Le cureton aussi pratiquait bien le truc...
      Harun Hyahya aussi : « Ne trouvez vous pas merveilleux que la poussée de lait survienne dans les 24 h de l’accouchement, et pas 24 h avant ni huit jours après ? Donc dieu existe ! »

    • Fergus Fergus 30 avril 2018 12:50

      @ JC_Lavau

      Certes ! Mais restons hors de la caricature : lorsqu’un système ne fonctionne pas, ou fonctionne mal, le « bon sens » ne consiste-t-il pas à s’en démarquer peu ou prou pour faire appel aux acquis de l’expérience afin de pallier les insuffisances ou les errements dudit système ? Telle est la problématique qui est posée là !


    • JC_Lavau JC_Lavau 30 avril 2018 15:36

      @Fergus. « Bon sens » est de la logique unaire.
      Coluche t’interrogerait sur le mauvais sens.


      Je n’ai jamais vu un consultant intervenir (avec succès), ni autres interventions de redressement, argumenter au « bon sens ». On laisse cela aux escrocs comme Jean Jouzel ou Joël Sternheimer, ou autres catéchistes.
       
      J’ai vu rechercher des faits, confronter des faits, évaluer des hommes, énoncer des plans, des critères, des stratégies, interroger des gens, faire accoucher des idées, déléguer à qui est capable et honnête... 
       
      Trouver les hommes qu’il faut, Mohammed Boudiaf n’y est pas parvenu, il a été assassiné. 
       
      Dès l’instant où je te vois argumenter au « bon sens », tu es parmi les dernières personnes à qui je pourrais confier une tâche.

    • Fergus Fergus 30 avril 2018 16:06

      @ JC_Lavau

      Il ne faut pas voir le « bon sens » dans le cas qui nous occupe comme une sorte de règle non écrite à substituer à la règle écrite, mais comme une manière de nommer le cadre intellectuel dans lequel on agit pour corriger un référentiel qui ne convient manifestement pas ou qui engendre des effets pervers.

      L’enseignant qui se démarque des directives pour améliorer la compréhension de ses élèves ne fait évidemment pas référence aux « bon sens », il indique simplement qu’il a pris les décisions qui lui semblaient appropriées. Cela n’en relève pas moins du « bon sens » adapté à sa profession !


  •  C BARRATIER C BARRATIER 30 avril 2018 19:48

    Je suis d’accord. C’est le bon sens qui, devant les reformes incessantes permet aux enseignants de limiter les dégats. Blanquer essaie de revenir aux fondamentaux, mais sans doute ne peut il pas revenir au principal FONDAMENTAL : le temps. Un enfant à l’école primaire est saturé apres 4 h de cours dans la journée, on lui en inflige 6. C’est terrible comme sont terribles les heures matinales ou les soirs passés en garderie à l’ecole, l’enfant devrait être avec une aide à domicile, ne pas se lever si tôt, se coucher tôt...Hélas

    Voici mon point de vue critique sur la reforme BLANQUER

    il lui faut aussi organiser l’évaluation de la mise en oeuvre de ses sugestions par les innombrables inspecteurs qui aujourd’hui passent plus de temps à suivre et accompagner l’avancement des enseignants qu’à s’occuper des élèves.
    Ils doivent venir sans prévenir, car actuellement ils annoncent leur inspection, on leur prépare un beau cinéma.

    Mais le problème de la réforme BLANQUER déjà en marche ne porte pas sur l’essentiel, de mon point de vue d’homme d’expérience

    Ecole,projets reforme Blanquer examen critique

    http://chessy2008.free.fr/news/news.php?id=296


    • Fergus Fergus 30 avril 2018 20:41

      Bonsoir, C BARRATIER

      Merci pour vos observations.

      Réduire le temps passé à l’école engendrerait malheureusement des difficultés pour de nombreux parents. Mais vous avez raison, le temps d’attention n’est pas extensible, et c’est pourquoi une partie de ce temps d’école est consacré à des activités d’éveil de nature ludique.

      Revoir les évaluations est effectivement une mesure de... bon sens. Je ne sais pas si le système actuel relève d’une comédie dont tous les acteurs connaissent leur rôle, mais ce que je sais c’est que lesdites inspections ne reviennent en moyenne que tous les 5 à 6 ans, ce qui est insuffisant.


    • Aita Pea Pea Aita Pea Pea 30 avril 2018 22:31

      @Maitre Ratatouille

      Bises à Alinéa. Qu’elle revienne. Je la comprend mais sa présence me manque ici .


    • Fergus Fergus 30 avril 2018 23:10

      Bonsoir, Maitre Ratatouille

      Un grand merci pour ces nouvelles d’Alinéa.

      Comme Aita pea pea, je pense sincèrement qu’elle manque à AgoraVox. J’espère qu’elle surmontera ce coup de déprime et reviendra échanger sur le site avec la sincérité qui la caractérise. A l’auvergnate, je lui adresse trois gros poutous !


  • Jean Keim Jean Keim 1er mai 2018 08:49

    Ce qui ferait un bon enseignement serait donc non pas la méthode (ou plus exactement pas que) mais les qualités de l’enseignant.

    Seulement je me méfie du bons sens quand il s’appuie sur des convictions, je crois que ce que nous devrons apprendre toute notre vie et pas seulement à l’école est « apprendre à apprendre » et aussi curieux que cela puisse paraître, nous devons pour cela apprendre à désapprende ; par exemple en mathématique là résolutions des équations du deuxième degré (en x^2) peut se faire en apprenant les formules par cœur, mais il est préférable de comprendre le raisonnement qui même à la solution, seulement quand le prof de math fait sa démo lui aussi par cœur sans se soucier de savoir si tout le monde suit, alors il a oublié de désapprendre, chaque fois qu’il refait sa démo, il doit la développer au tableau comme si c’était la première fois... et faire participer ses élèves, en fait comme dans la majorité des problèmes humains, il s’agit de prendre conscience des mécanismes de la pensée et de ses aspects routiniers.

    • Fergus Fergus 1er mai 2018 09:43

      Bonjour, Jean Keim

      Entre les méthodes, l’expérience, et le bon sens qui consiste, à mes yeux, à faire la part des deux pour adapter au mieux son enseignement au public concerné, il appartient à chacun de trouver sa voie.

      Pour ce qui est de la compréhension des processus de raisonnement, vous avez entièrement raison. Et cette démarche va devenir de plus en plus nécessaire dans une société qui s’appuie de toujours plus sur la technologie et l’intelligence artificielle. Ceux qui utilisent des robots ou des logiciels devront impérativement connaître la logique de leur programmation, ne serait-ce que pour déceler d’éventuels dysfonctionnements pouvant être à l’origine de résultats faussés (par exemple en ingénierie ou en médecine) potentiellement porteurs de dangers.


    • Jean Keim Jean Keim 1er mai 2018 17:59

      @Self con troll

      Bien entendu un prof a des prérequis qu’il ne peut effacer d’un coup de brosse...
      Avant de réapprendre, il FAUT désapprendre, dit autrement, devant le tableau ou face aux élèves il faut faire comme si tous ensemble on était en terrain inconnu, la progression et la découverte doivent être collectives sinon le cours est un exposé avec le sachant perché sur son piédestal (l’estrade) et en bas les ignorants qui captent ce qu’ils peuvent.
      Des élèves non motivés ne sont peut-être notamment pas dans le bon cours.

  • Ruut Ruut 2 mai 2018 10:25

    Sur 4 enfants 4 sont différents et apprennent différemment.
    Ils ont tous des sensibilités et des accroches différentes.
    L’instruction commence toujours par connaître son élève pour parler son langage et luis permettre d’évoluer et de comprendre les notions que nous voulons luis inculquer.
    Attention l’enfant croie comprendre car il confond la compréhension des instructions avec la compréhension de la logique.
    Lorsque sa logique est bonne ses notes suives.
    Si les notes sont mauvaises, c’est simplement que la logique lui échappe et que l’enseignement qu’il reçois est inadapté a ses besoins et a sa propre logique.

    Les bon pédagogues sont rares mais ils sont vitaux pour nos enfants.


    • Fergus Fergus 2 mai 2018 11:19

      Bonjour, Ruut

      Je partage très largement ces observations.

      A la qualité de la pédagogie exercée par chaque enseignant, j’ajoute toutefois le charisme. Les meilleurs profs sont à mes yeux ceux qui peuvent allier ces deux composantes de leur personnalité d’enseignant.


    • Ruut Ruut 2 mai 2018 15:15

      @Fergus
      En effet un enseignant en plus d’être instruit doit être pédagogue.
      C’est ce qui pèche dans les études après le Bac.
      Des chercheurs certes compétents mais non pédagogues. C’est une des grosses faiblesses de nos IUT.


  • eric 3 mai 2018 19:40

    Bonjour, je ne pourrai malheureusement pas répondre à votre réponse sur l’exit taxe ; Signalé pour manquement à la charte, je n’ai plus le droit d’y intervenir.... Mais bon des symboles qui rapporte 1§ millions d’euro, mais mettent des tas de fonctionnaires sur les dents, vu la technicité de cet impôt, c’est juste débile...


    • Fergus Fergus 3 mai 2018 20:12

      Bonsoir, eric

      « Signalé pour manquement à la charte, je n’ai plus le droit d’y intervenir »

      Ce type de pratique est insupportable. J’en suis sincèrement désolé pour vous.

      Pour ce qui est de la suppression de l’Exit Tax, je n’en connais pas suffisamment les arcanes pour débattre du bien-fondé ou pas de cette mesure. Mais je persiste à penser que le moment choisi pose question.


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