mercredi 17 mai 2006 - par Bernard Dugué

Du média-système à la République-nation

Sous titré : Du réel au rêve

Acte I. Café des actualités, critique des médias

 

 

Ces jours-ci, l’actualité semble se calmer, et l’affaire Clearstream s’estompe lentement faute de nouvelles pièces à livrer au public, alors que François Bayrou votera la censure contre un gouvernement de droite, fait inédit depuis la création de son parti en 1978. Cet événement était prévisible et ne surprend personne. Rien qu’un épisode de plus dans l’histoire de la crise politique du second mandat de Jacques Chirac. Quant à l’affaire, je n’ai rien à en dire, suivant de très loin ce vaudeville concernant les industriels de l’armement, l’espionnage économique, financier et politique sans oublier la presse et la Justice. En fin de compte, rien qu’un mauvais roman d’espionnage qui ne donne pas envie de le lire, parce que le scénario est inintelligible. Selon certains, Nicolas Sarkozy n’a pas joué le jeu en ne disant rien sur cette affaire en 2004, alors qu’il paraîtrait qu’il ait été au courant. Oui, certes, mais pourquoi aurait-il dû en faire part à ce moment ? Qui décide de la règle du jeu ? Personne et tout le monde à la fois.

 

Bref, si Durkheim évoquait l’anomie pour désigner la perte des règles et normes sociales, on devrait inventer la notion de polynomie pour désigner les tendances actuelles dans les milieux politiques où chacun décide des règles, y compris le chef de l’Etat qui, dans une célèbre allocution, décida de promulguer une loi en demandant qu’elle ne soit pas appliquée mais remplacée par un nouveau vote. Autant dire que le citoyen ne peut plus avoir confiance dans la politique ; envers la presse, les intellectuels, la Justice, cette même confiance subsiste, mais se délite lentement. Notre société à la dérive cherche des branches pour se raccrocher, l’une s’appelle Nicolas, l’autre Ségolène. Mais au PS, au lieu de nous servir un débat d’idées, les présidentiables se servent des idées pour se faire valoir dans un concours médiatique. Les journalistes ont décidé de n’inviter que les présidentiables ? Encore un effet de la polynomie. Chacun ses règles. Il n’y a plus de grands débats à la télévision, les règles ont changé.

 

 

De jour en jour, le discrédit des élites politiques, médiatiques, administratives, intellectuelles s’accroît. En certaines occasions, l’aura du système est créditée. Une bonne émission, une décision courageuse, une œuvre, peu importe. Le crédit est soumis au flux permanent et la balance penche du côté du discrédit... et de la perte de confiance. C’est justement l’un des ressorts fondamentaux de nos sociétés, la confiance érigée en bien commun par Bernard Stiegler qui, dans son dernier livre, souligne les dangers inhérents à la perte de confiance. Cela vaut sur la route autant que dans la conduite comme sujet social. Tout le monde convient qu’il est angoissant d’être le passager d’un véhicule conduit par un pilote sous l’emprise d’alcool, agressif, ignorant autant les règles de prudence que le Code de la route. Sans aller parler d’angoisse, on doit avouer le sentiment désagréable suscité par la manière dont nous sommes gouvernés. L’espérance d’un monde meilleur s’est estompée. La lucidité advient avec l’âge. En plus, un sentiment nouveau se dessine à propos des médias. On connaît les volontés d’Hervé Bourges, ancien PDG de France Télévision puis président du CSA, louant la télévision comme miroir de la France. L’évolution des chaînes publiques s’est faite contre ces vœux pieux. Une vision phénoménologique, et donc lucide, constate que la télévision « montre » un monde différent du vécu des Français, et ce n’est pas le quart d’heure de proximité du JT de Pernaud qui changera la donne.

 

 

On se souvient de la fameuse formule du général de Gaulle, Vichy ne fut pas la France. On se demande alors si peu à peu ne s’est pas dessinée une situation analogue, avec le sentiment exprimé par les Français sur les élites qui nous gouvernent. Ne pourrait-on dire que « ces élites ne sont pas la France » ? Oui je sais, ce genre de discours est tendancieux, pouvant ouvrir la voie au populisme. Mais ces élites ne pratiquent-elles pas le « populisme industriel » ? Cette notion étrange a été formulée par Stiegler, qui dénonce la perte d’esprit. La société en état de misère spirituelle ne peut se projeter en un avenir pensé et partagé en commun, sur des valeurs héritées du passé. Finie la nation au sens de Renan. La République-nation n’a existé qu’à de rares époque, à la fin du XIXe siècle, et sans doute entre 1950 et 1970. Et encore, rien n’est moins sûr. Le surmoi, les valeurs, la production du un à partir du multiple, voilà, selon Stiegler, des questions majeures. Pour l’instant, c’est le multiple qui domine. La mixité sociale, pas plus que politique ou médiatique, ne fonctionne pas correctement. Les mondes se séparent. Les élites ne vivent pas dans le même monde, oligarchie, chacun son monde, individualisme. La télévision s’est montrée insidieuse, laissant croire à l’unité d’une nation alors qu’elle a engendré une scission. Ceux qui savent fréquenter les siècles, comme Régis Debray, ont bien vu cette transition conduisant de l’écriture à l’image. Qu’en penser ? En ce moment où j’écris, par 30 degrés centigrade, je n’en pense rien, mais...

 

 

 

 

Acte II. J’ai fait un rêve, la République-nation

 

 

Ce rêve part de l’idée d’une succession d’avènements de types de « sociétés occidentales » au cours des âges. Je me limiterai à la période contemporaine, qui a vu deux régimes dominer l’histoire, d’abord l’Etat-nation, puis la média-nation, ou si on veut la médiacratie-nation. Sommes-nous au terme d’un achèvement des sociétés occidentales, ou bien doit-on espérer une autre forme de civilisation ? Bernard Stiegler évoque la possibilité d’une nouvelle civilisation industrielle en partant du constat que le capitalisme actuel n’a plus d’esprit, et que c’est en produisant une nouvelle spiritualité, en concordance avec les moyens technologiques, que nos existences échapperont à la tyrannie des sociétés de contrôle balançant entre la répression sécuritaire policière et la fureur des indomptables marges du système paupérisées en moyens et en esprit. Dans un autre ordre d’idées, Philippe Descola imagine, en se fondant sur sa typologie des « visions du monde », une crise du naturalisme occidental, imposée notamment par la globalisation et la question fondamentale induite, comment tenir ensemble et créer de l’unité dans un monde diffracté à l’extrême, singularisé au possible ? Une solution envisageable, dit-il, résiderait dans un dépassement du naturalisme par l’analogisme (vision de la Grèce antique et de la Chine). Bref, place à l’invention synthétique, et aux idées nouvelles.

 

 

J’ai fait un rêve, éveillé, oh, même pas un rêve, plutôt une imprégnation de la pensée laissée en roue libre. Les rêves sont faits pour être notés, sinon ils se perdent dans l’oubli de l’inconscient. Descola, lors de sa conférence du 15 mai dans les salons Mollat, a rendu compte du rôle des rêves dans les sociétés animistes. Par ce biais, il devient possible de communiquer avec des plantes ou des animaux qui prennent une forme humaine pendant le rêve, et peuvent ainsi entrer en contact avec les humains. Les membres des sociétés animistes ne manquent pas de commenter leurs rêves le matin, afin d’y trouver quelques pistes à suivre pour la journée qui vient. Cet usage des rêves, bien que jugé archaïque, est pratiqué par quelques ésotéristes qui, le soir, se mettent en condition pour recevoir la réponse à une question précise et parfois, ça marche, paraît-il (il va sans dire que cela suppose une certaine intelligence dans la question posée). Mais pas de confusion, si le procédé semble similaire, la technique utilisée, le mode opératoire et la finalité sont distincts, inscrits dans l’existence moderne. Le rêve est une manière d’entretenir un dialogue, avec les plantes, ou alors avec l’avenir, pour ce qui nous concerne. Parfois, on y parvient en état de veille.

 

 

Un mot d’ordre, comme en Mai 68. Soyons réalistes, réalisons nos rêves ! Nos rêves, même partiellement réalisés, valent bien plus que les promesses des politiques intégralement tenues, émanant par exemple de Nicolas Sarkozy.

 

 

Juste quelques précisions sur l’Etat-nation, que l’on peut considérer comme étant le résultat de la Révolution politique de 1789, de la Révolution industrielle et de l’imprimerie. L’écrit est tout-puissant, avec les armements modernes, et la nation peut faire valoir ses moyens à enrôler ses membres dans des opérations d’envergure décidées unitairement, avec les conséquences que l’on sait, en 1914. L’écrit forme les esprits.

 

La médiacratie-nation n’a pas fait disparaître l’Etat, loin s’en faut, mais les images diffusées ont servi la domination de plusieurs instances, le marché en premier lieu, fixant l’attention des individus, captant leurs désirs, les rendant accros aux objets. Et puis, le système de la médiarchie, forme spéciale de la nouvelle oligarchie bêtement désignée comme élite. Le média-système donne une importance démesurée à ceux qui ne la méritent pas, (dixit Cazeneuve, en 1970 déjà !) leur livrant accès à la notoriété et aux profits qui s’ensuivent. Le média-système crétinise les gens. Le média-système confère un ersatz d’autorité à des opportunistes. Le média-système détruit la perception des valeurs. Le média-système corrompt. Le média-système pervertit le pouvoir. Mais le média-système n’est rien sans ses producteurs peu scrupuleux et ses spectateurs peu regardants, prêts à transformer leur cerveau en cuvette de WC pour ingurgiter les toxines médiatiques. Il se peut bien qu’on soit face à deux tares du système politique, la gouvernementalisation de la souveraineté (voir Foucault) et la médiatisation du pouvoir (voir Debray et L’Etat séducteur). Deux tares emblématiques de ce processus sont l’Europe, super Etat para-national et l’Italie, sous la domination du plus bête des média-systèmes.

 

La République-nation est fondée sur un contre-pouvoir effectif des citoyens, critiques face à tout ce qui peut leur être imposé (l’Etat) ou proposé (le marché). Instauration de la souveraineté partagée des valeurs. Que sera la République-nation ? Vous n’avez qu’à poser la question, les rêves sauront vous répondre !

 

 

 



5 réactions


  • Romain (---.---.10.200) 17 mai 2006 16:02

    Trés bon article.


  • Bernard Dugué Bernard Dugué 18 mai 2006 10:20

    Merci pour l’appréciation

    Complément d’info, la thèse de la gouvernementalisation de la souveraineté est tirée d’un texte peu connu mais très important de Foucault « la gouvernementalité » Dit et Ecrit, Tome 2, p. 635, Quarto

    à lire pour comprendre l’opposition entre l’Etat et les finalités édictées par des ordres de souveraineté (qui peuvent être la citoyenneté par exemple)


  • pingouin perplexe (---.---.8.159) 18 mai 2006 12:43

    Je ne suis pas toujours d’accord avec ce que vous dites, mais vos articles sont toujours intéressants et n’en donnent pas moins à réfléchir.

    J’aurais à coeur de retenir cette émergence de la polynomie, qui n’est certes pas neuve, mais invite à prendre le temps. D’où le coté « pépère » de la démarche.

    Est-ce en quète du ressouvenir d’un chaînon mythique manquant que l’on approfondit l’analyse du rêve ?

    Le pingouin


  • Bernard Dugué Bernard Dugué 19 mai 2006 13:18

    Rêves et mythes participent d’un même processus d’individuation, et de la route vers la liberté.

    Illustration récente de la polynomie, Gergorin livrant deux témoignages à la presse au lieu de passer chez le juge, à se demander si l’instruction n’est pas conduite par les journalistes.


  • www.jean-brice.fr (---.---.17.61) 2 juin 2006 19:24

    Ce média-système qui semble faire la loi est le véritable CANCER de nos sociétés : d’autant plus qu’il est aux mains de l’étranger, en l’occurrence les anglo-saxons qui se sont donnés LE POUVOIR EXORBITANT DE BATTRE MONNAIE POUR LE MONDE ENTIER. Il serait temps d’ouvrir les yeux : pour en savoir plus, lisez RUEFF (Jacques) ou cliquez ...


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