mercredi 2 janvier 2008 - par Georges Yang

Elles tâtent du brie !

L’exception française existe-t-elle ? J’y ai cru bien longtemps, mais je commence à en douter ! Certains comportements attitudes se retrouvent bien sûr fréquemment chez nos compatriotes, mais d’autres peuples et nations les pratiquent conjointement. Je me référerai entre autres au fait de jeter des papiers gras dans la rue, de traverser en dehors des clous ou de klaxonner de façon intempestive en faisant ou non un bras d’honneur. Cela semble très français et très « bien de chez nous », mais nous sommes loin d’en avoir l’apanage et encore moins l’exclusivité. Il suffit d’aller à Rome, au Caire, à Port-au- Prince ou dans tant d’autres grandes métropoles pour s’en assurer. Seul, tâter les fromages me semble spécifique aux Français. Qui d’autre oserait ce geste, en dehors peut-être de quelques Belges à Liège ou à Namur ! Ce qui en fin de compte justifierait aisément le rattachement de la Wallonie à la France en cas d’éclatement possible de la Belgique, car c’est bien connu, les Flamands, ce n’est pas très tâtant !

Rien à première vue, mais aussi après une longue introspection, ne peut caractériser les Français de manière unique, exclusive et univoque. Rien de ce que nous faisons de façon majoritaire et exclusive, de ce dont nous sommes fiers (ou dont nous puissions avoir honte) rien de ce qui peut nous dépeindre et nous définir n’est la marque unique et consubstantielle de notre nation et de notre culture. J’ai abordé plus haut le cas des papiers gras, mais dans ce domaine nos voisins espagnols sont aussi très performants et pourraient fort nous damer le pion dans cette spécialité. Je pourrais aussi invoquer les grèves itératives paralysant le pays de façon récurrente ou le fameux french kiss qui ferait chavirer Anglaises et Américaines rien qu’à son évocation. Mais là aussi, même si les Français veulent faire croire qu’ils y excellent, ils ne sont pas les seuls à pratiquer ces deux arts nobles !

Palper ou tâter un fromage serait donc la seule exception française. J’en ai pris conscience il y a quelques mois en Somalie lors d’une conversation autour d’une table avec quelques expatriés, justement au moment du fromage. J’ai eu ensuite la confirmation de ce particularisme en en touchant mot à une Hollandaise et même à un Québécois de qui j’attendais pourtant de la solidarité francophone plus palpable dans la gestuelle de ses compatriotes.

Assistaient donc à ce repas une majorité de jeunes femmes dont une Italienne, une Danoise, une Allemande et une Italienne germanophone du Tyrol ; enfin deux Françaises dont une d’origine maghrébine participaient à la conversation sur le thème que j’avais lancé : pourquoi seules les Français et surtout les Françaises tâtent, palpent et hument les fromages. Il se confirma très vite que seules les deux Françaises avaient déjà mis leurs doigts sur un camembert, un brie ou un coulommiers ! Les Africaines présentes à ce dîner, n’ayant jamais voyagé hors du continent, avaient une excuse, car elles n’avaient à leur disposition sur le marché local que des pâtes cuites en portion. On ne pouvait décemment leur reprocher de ne pas avoir tâté de la Vache qui rit ou un ersatz similaire venu d’Egypte ou des Emirats. Quant aux individus mâles allemands, suédois et britanniques, ils ne pouvaient imaginer que l’on puisse s’adonner à ce genre d’activité. Certains et certaines, surtout les germano-scandinaves voyaient en cette pratique un manque évident d’hygiène. Dans un magasin, on ne met pas les doigts sur des aliments qui seront consommés par d’autres, c’en est presque une question de respect, voir d’éthique. Au prime abord, cela ne se fait pas et puis, d’ailleurs, quel intérêt y aurait-il à le faire ? En plus de la réprobation hygiéniste, le bien fondé du geste échappe à qui n’est pas Français ou n’a vécu en France depuis des années. Car vous l’avez déjà sûrement compris, tâter des fromages n’est pas génétique, mais culturel ! Cela ne tient pas de l’inné, mais de l’acquis ! Mon père s’y est mis par mimétisme après des années de vie commune avec son épouse, c’est-à-dire ma mère et, pourtant, rien initialement ne l’y prédestinait à ce comportement hautement français. Cela en soi justifierait qu’il ait finalement obtenu le droit de vote. J’irai jusqu’à dire qu’il s’agit là d’un geste citoyen qui pourrait avantageusement remplacer le test ADN en cas de risque d’expulsion ou de demande de regroupement familial. Tâter des fromages est un geste intégrateur, fédérateur et républicain. J’imagine des consulats de France assaillis par des Pakistanais, Russes, Paraguayens ou Soudanais, attendant fébrilement l’arrivée d’un référant-fromage pour préparer les demandeurs de visas lors de la session de formation organisée rien que pour eux.

Vous allez me dire, que ce n’est pas évident de tâter de la feta grecque (ou même son imitation danoise, dénoncée régulièrement par les règlements européens) et qu’il n’y a guère d’intérêt à le faire avec un gouda, un cheddar ou un gorgonzola ! Vous avez raison de l’affirmer, mais avez-vous pensé que les Français ne tâtent ni roquefort ni tome de Savoie, avec du râpé cela serait encore plus incongru ! On ne met le doigt que sur un fromage au lait de vache et à pâte molle et sur rien d’autre ! Cela limite encore la zone d’intervention tactile, grossièrement le nord de la Loire. Si l’on tâte aujourd’hui des fromages à Marseille ou à Bayonne, c’est que désormais les produits laitiers voyagent et que les habitudes culinaires se sont vulgarisées sur toute l’étendue du territoire national. Il n’est pas du tout certain que les Marseillaises aient tâté des camemberts à Castellane ou sur le Vieux-Port au temps de Marie Harel, car à cette époque les camemberts déambulaient moins aisément que maintenant vers les étals et les Provençaux se contentaient alors de productions locales au lait de chèvre ou de brebis et ils ne les palpaient pas !

Mais en dehors de ces considérations géographiques, il est à noter qu’il n’existe pas de manière uniforme de tâter un fromage. Et d’ailleurs, on ne peut guère le faire de nos jours que dans les grandes surfaces alimentaires et les supermarchés et superettes. Oublions les fromagers et autres affineurs, car maintenant, pour oser mettre le doigt sur un coulommiers, il faut montrer patte blanche. Ces commerçants protègent leurs fromages par des vitrines inaccessibles côté client et s’arrogent le droit de choisir pour leurs acheteurs en leurs affirmant d’un ton docte, qu’ils savent et donc feront au mieux (sous-entendu, mieux qu’eux). Seuls quelques habitués, clients de longue date, ayant déjà dépensé au moins quelques centaines d’euros dans ces officines sont autorisés à mettre occasionnellement la main sur l’une de leurs productions, et encore, pas aux heures de grande fréquentation des boutiques, car cela pourrait donner de mauvaises habitudes à des chalands de passage. Ces commerçants rougeauds et néo-poujadistes ayant encore pour certains des relents de BOF s’adonnant aux joies du marché noir sous l’Occupation, se servent des nouvelles mesures drastiques d’hygiène dans l’alimentaire pour empêcher le client de toucher la marchandise. Ils jettent à juste titre l’opprobre sur la réglementation concernant le lait cru en conspuant la commission de Bruxelles ou le Parlement de Strasbourg, mais ne vous laissent pas approcher le doigt de leurs pâtes molles ! Ils seraient prêts à vous suspecter de transmettre la listériose si vous tentiez d’effleurer un maroilles ! Seuls de petits producteurs et commerçants en villes moyennes sur quelques rares marchés autorisent encore la clientèle à mette le doigt sans interférence.

Par contre, dans un supermarché, on peut palper à loisir, même si la qualité est moindre en dehors du rayon gourmet. Et là, il existe plusieurs attitudes, je n’ose dire écoles. On peut palper avec l’index, avec le pouce ou entre pouce et index ! On peut aussi enfoncer plus ou moins le doigt, certains effleurent d’autres laissent carrément une empreinte indélébile. Personne n’oserait l’annulaire, encore moins l’auriculaire et je ne parle pas de la paume !

Le palpé bi digital est plus franc, presque prolétarien, celui avec l’index est plus délicat et bourgeois. Il s’accompagne souvent d’une moue significative et appuyée quand le camembert est pâteux ou trop fait, selon le goût de l’acheteuse. La moue est indispensable au tâter pour la femme, elle lui donne sa raison d’être. Fait-on encore des moues de nos jours, en dehors de la présence d’un fromage insatisfaisant ? Remarquez que j’ai dit l’acheteuse. J’aurais pu employer le masculin, mais il faut reconnaître que si un nombre non négligeable d’hommes tâtent le fromage, admettons aussi qu’il y a une majorité de femmes dans les supermarchés, même au rayon fromage. Et encore, la femme accompagnée d’enfants courant partout dans le magasin en braillant, n’a guère le temps de s’attarder, elle achète son fromage à la va-vite. C’est quand elle est seule ou à la rigueur avec un unique gamin en bas âge coincé dans le petit siège du caddie qu’elle peut s’adonner au choix des laitages avec sérénité si l’enfant ne couine pas trop. Elle le fera d’autant plus que le risque pour elle est mince de se faire aborder par un dragueur de superette aux accents dutroniens, ce genre d’individu sévissant rarement au rayon fromage. Aucune femme ne répondrait aux avances d’un isolé qui lui demanderait de lui choisir un brie ! L’amateur de fromage, quand il choisit son butin dans les rayons fait rarement une moue dubitative, il préfère attendre d’avoir enfin trouvé son camembert ou son pont-l’évêque pour avoir le sourire carnassier de rigueur, sorte d’eurêka archimédien quelquefois ponctué d’un petit hé hé gaulois qui en dit long.

Enfin, les gens qui font leurs courses en couple le samedi après une semaine qui les a exténués malgré des cadences qui n’ont plus rien d’infernal, ces époux ou concubins remplissent des chariots en stakhanovistes et doivent le charger pour 200 euros minimum en moins d’une heure et vingt-sept minutes, passage à la caisse inclus. Il va sans dire que dans ces conditions, le choix d’un livarot reste aléatoire.

Alors, qu’en est-il de la spécificité française ? Resteraient les cuisses de grenouilles, mais on en déguste à Luxembourg, en Suisse ou en Indonésie. On en mangeait à Kisangani et la dernière épouse de feu Mobutu en dégustait chez Lasserre lors de ses passages en France. Donc, pas d’exception française avec les grenouilles, j’ai beau chercher, je ne trouve que des pratiques anciennes et pas très répandues pour nous caractériser.

J’avais bien pensé au bourdalou, ce petit vase en porcelaine que les femmes de la bonne société utilisaient au XVIIe et XVIIIe siècles pour y uriner discrètement pendant la messe. J’en ai retrouvé des modèles en Sèvres, en Limoges dans différents musées, il doit y en avoir en Gien ou en faïence normande, mais je doute pour la majolique et l’azulejo portugais ! En tout cas, on ne pratiquait pas la miction durant les offices protestants, c’est sûr et de ce fait, je ne pense pas qu’il y ait eu des bourdalous en porcelaine de Saxe ou alors, uniquement pour l’exportation vers la rive Ouest du Rhin. Mais, même si pisser pendant la messe n’a eu lieu qu’en France il y a deux ou trois siècles, on ne peut affirmer cette pratique féminine comme exception française car bien trop élitiste.

J’avais aussi médité sur le chien de manchon, tout aussi élitiste, mais je viens d’apprendre avec effroi que les belles espagnoles y avaient recours et ce même dans leur lointaine colonie de Cuba bien avant qu’au XIXe siècle les élégantes et les demi-mondaines n’en relancent la mode à Paris.

C’est donc assurément difficile de trouver un comportement exclusivement français qui soit connu et pratiqué par une majorité de nos compatriotes. Les Italiens ont leur superstition du nombre 17 qu’ils partagent majoritairement et exclusivement depuis le temps des Romains, ils ont aussi cet attachement aux sous-vêtements rouge pour le Jour de l’An.

Il y a bien ces groupes de fanatiques japonais qui écoutent à s’en pâmer des récitants de décimales du chiffre pi et qui suffoquent quand leur champion cale à la 67 000e décimale. Mais comme pour le sumo, ces amateurs ont peut-être déjà essaimé à Hawaï et autres villes du pourtour du Pacifique. En cherchant bien, je trouverai d’autres spécificités nationales pour d’autres peuples, sans aller jusqu’à la consommation d’excréments de phoque, le « fameux » Ouronner des esquimaux. Chaque groupe ethnique aurait les siens ! Mais, malgré tout, trouver une exclusivité totale, pathognomonique d’une nation, est devenue très rare.

Pour la France, je vois encore les soupeurs, ces pervers qui ont longtemps déposé du pain dans les urinoirs pour le récupérer nuitamment, mais ils étaient très minoritaires, pour ne dire groupusculaires et Jacques Chirac, alors maire de Paris leur a définitivement et littéralement retiré le pain de la bouche en remplaçant les vespasiennes par des sanisettes. Même attendre assis sur un pliant, en short et maillot de corps en regardant passer des coureurs cyclistes, les Hollandais le font désormais et aussi bien que nous, si ce n’est mieux. Alors que nous reste-t-il de si remarquable, de si identifiant ? Ainsi, on pourrait penser au vin, nous avons de quoi faire et de quoi dire dans ce domaine, mais nous ne sommes pas les seuls à en produire et les vainqueurs des concours de sommelier et les meilleurs œnologues viennent de nos jours d’horizons divers et lointains. Nous reste-t-il le donjuanisme et notre sexualité débridée, j’en doute fort car d’abord Dom Juan n’était pas Français et s’intéressait surtout aux Italiennes et c’est tout de même Daniel Cohn-Bendit, initiant le Mouvement du 22 mars qui voulut nous autoriser l’accès au dortoir des étudiantes en cité U, qui fit que pour un moment nous devînmes « tous des juifs allemands et des obsédés sexuels » !

C’est donc inquiet et ému que je demande une participation massive à mes compatriotes pour savoir enfin pourquoi nous sommes si différents des autres, si nous le sommes réellement et pourquoi y tient-on tant. Alors, chers amis, à vos marques et à vos plumes...



4 réactions


  • Rosemarie Fanfan1204 2 janvier 2008 13:18

     smiley

    Rassurant de savoir que malgré l’Histoire et la culture, les hommes et les femmes du monde entier ne sont pas si différents.

    La mondialisation accentue les ressemblances et gomment les particularités locales. Pas étonnant qu’à NY, on trouve des amateurs de fromage français, de baguette et d’un bon bordeaux. Et ils n’ont rien à nous envier. Parfois plus calés que certains de nos compatriotes.

    Cela fait un peur peur cette mondialisation des comportements et cela explique peut-être un peu la recrudescence des attachements nationaux voire nationalistes. Cela rassure.

    Les deux doivent co exister et co existeront d’ailleurs.


  • jak2pad 3 janvier 2008 00:52

    Merci pour cet article vivant et sympathique, amusant et puis un peu embrouillé, et qui,peut-être par inadvertance, répond très bien à votre interrogation de départ : le trait probablement le plus distinctif du Français, c’est de pouvoir parler longuement des sujets les plus divers, de manière distrayante,légère et amusante, et de savoir parler avec la même aisance des sujets qu’il connaît le moins.

    Nous avons été jusqu’à inventer pour cela une Haute Ecole très performante, dénommée Sciences Po, ce grand fantasme national, et nous sommes convaincus que le monde entier nous jalouse ce monument de la tchatche creuse.

    La difficulté n’est pas d’avoir une idée un peu amusante ou paradoxale. Avec un peu d’habitude, on y arrive assez vite. Le problème, ce serait plutôt de ne pas en devenir prisonnier, et de ne plus pouvoir s’en dégager.

    Cette légèreté brillante, comme nous aimons à la nommer, ou cette fatigante recherche du trait d’esprit à tout prix, comme le disent souvent les étrangers, provoque chez nos interlocuteurs une propension à la migraine et,fréquemment, des réactions d’irritation dont nous sommes très étonnés.

    Avec ce comportement nous avons réussi à irriter durablement un nombre tout à fait élevé de gens dans le monde, et nous en percevons avec régularité les dividendes.

    Personnellement, je suis né français, je n’en éprouve plus depuis bien longtemps la moindre fierté, et je m’interroge sur l’avenir d’un pays en voie de balkanisation et de paupérisation accélérée. Que restera-t-il alors de ce brillant esprit ? L’avenir nous le dira.


  • jltisserand 3 janvier 2008 11:24

    A l’auteur

    Je suis Francais et ai pose votre question a mon epouse Australienne et sa reponse correpond parfaitement a l’esprit de votre article a savoir qu’eux seuls (les francais) peuvent ecrire tres serieusement quelque chose de tres leger mais d’essentiel au sujet de la « bouffe ».


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